Et pourtant, à mesure qu'il avançait dans son travail, il voyait se dessiner devant lui, de plus en plus nettes, de plus en plus impérieuses dans leur hallucinante réalité, les données d'un autre problème qui débordait celui dont il était venu s'occuper et le saisissait à la gorge comme s'il le concernait personnellement : le problème juif, le problème de l'immigration juive.
Quel dépaysement pour André Spire ! Il pouvait se croire à l'orient de l'Europe ou, trois siècles plus tôt, en Italie, en Hollande. Ce pittoresque bigarré, ces relents de friture, ce clair-obscur des boutiques basses où les marchands proposaient à la pratique les objets les plus disparates, ce grouillement chaleureux, tour à tour calme et agité, ces soubresauts de passion, ces sarcasmes, ces remous de spiritualité, ces chants venus du fond des âges, ces affiches et ces enseignes rédigées en un jargon qui n'était ni l'anglais ni l'hébreu ni le yiddish, mais amalgamait tant bien que mal ces trois idiomes : tout cela éveillait en lui des résonances mystérieuses, inattendues. Il s'apercevait que pour connaître les "Juifs vrais" il fallait vivre au milieu des "Juifs pauvres". Il découvrait le peuple juif, qu'il a défini depuis lors "une classe ouvrière sans résignation ni brutalité", "pleine de respect pour les choses de l'intelligence", et "à qui la plus humble vie laisse le souci de la plus haute pensée". Il comprenait qu'un tel peuple, solidaire en sa dispersion, "un coup de couteau donné à Petersbourg, un coup de pistolet tiré à Kiev, un pogrome déchaîné à Wilna" l'atteignait tout entier, et que c'était cela la question juive.
Rentré à Paris, Spire écrivit l'article que l'on sait sur le travail à domicile, mais ne cessa point pour autant de méditer sur le judaïsme et prépara un second article, Troubles juifs à Londres, que publia aussi Pages Libres en octobre 1901. Un secrétaire de la rédaction crut plaisant, pour railler les sympathies sionistes d'André Spire, de l'intituler : Irons-nous à Jérusalem ? L'article prouve surtout qu'il reportait sur le peuple juif, "si égalitaire", la confiance qu'il avait placée, à la légère croyait-il, dans la classe ouvrière en général.
Sur André Spire cette oeuvre produisit un véritable choc. Un
ébranlement de tout l'être. Il le dira plus tard, ce fut un "coup
de tonnerre" ! Révélation d'un poète, d'un grand écrivain,
mais par-dessus tout révélation du judaïsme. Révélation
de la nation juive et plutôt que de la religion, de la tradition. Tous
les souvenirs juifs de son enfance lui remontaient à l'esprit. Son hérédité
se réveillait. Extérieurement, une conversion : sanglots, crises
de larmes. Le Juif déjudaïsé, c'était lui. L'athée
affamé de Dieu, c'était lui. Le dilemme qui déchirait le
personnage de Zangwill, il le déchirait lui-même.
Il l'a souvent raconté. Novembre 1904. Son appartement de la rue de Beaune,
la salamandre allumée. Le livre posé, la sensation de se retrouver
un autre homme, après des années d'erreur, de tâtonnements.
Désormais, tout allait changer. Enfin sa vie allait avoir un sens. Impossible
de rebrousser r chemin. Une joie inconnue le portait, une joie sévère.
Une certitude non pas philosophique, organique. Pour lui, pas question de suicide,
mais d'action. Et à la fois de poésie.
Dans l'Avant-Propos de ses Quelques Juifs et demi-Juifs (Grasset,
1928), il écrivit que pour lui et certains autres Chad Gadya
avait joué "le rôle d'un cristal dans un liquide sursaturé".
Bien qu'il fût de ceux qui connurent enfants "les derniers vestiges
du culte domestique" dans les foyers juifs de France, il répétait
volontiers qu'il avait été élevé "dans un milieu
libre penseur". Jusqu'à l'illumination de novembre 1904, il n'avait
"jamais fait acte de judaïsme que pour riposter à coups de
poings, de gueule et même d'épée". Encore s'agissait-il
seulement de "ne pas laisser injurier le nom de Juif sans intervenir"
: simple réflexe de dignité personnelle.
Pendant toute l'affaire Dreyfus, en
dehors même de son duel, cet état d'esprit lui valut, "toutes
sortes d'histoires". Jeune auditeur, il donna sa démission d'officier
de réserve " avec une telle rudesse" que le ministre de la
Guerre Freyeinet demanda sa révocation d'auditeur au président
du Conseil d'Etat, Georges Coulon, qui refusa.
Indigné par "l'attitude antijuive du ministère Méline",
il exhorta, d'ailleurs en vain, ses "camarades juifs" entrés
depuis peu au Conseil d'Etat, à tous ensemble avec lui "une démission
retentissante". Tout cela "n'était que la révolte d'un
citoyen français fidèle aux principes de 1789, froissé
dans ses sentiments de justice, d'égalité politique". "Il
n'y avait pas là le moindre grain de sentiment national juif." Avec
cette nuance cependant que ses parents et ses grands-parents lui avaient toujours
"donné l'exemple de la fierté juive"
Jamais la question juive ne s'était posée à l'Europe avec plus d'acuité qu'en cette année 1905. Les Juifs de Russie, accusés d'avoir pris part à la révolution, étaient pourchassé, jetés en prison, massacrés. Les chefs du mouvement sioniste recevaient des nouvelles terrifiantes. Spire en donna plus tard des extraits dans le premier volume de Quelques Juifs et demi-Juifs :
"Les rues de Kiev sont pleines de lamentations. Les cosaques, les hooligants abattent, égorgent nos frères et personne n'est là pour nous défendre...L'émigration de Kiev et de ses environs est telle qu'en quatre jours seulement le gouverneur a délivré huit mille passeports : cela signifie huit mille familles, et vous pouvez imaginer que le nombre de ceux qui passent la frontière sans passeport est sept fois plus grand."Un an après la mort du docteur Herzl, qui avait publié, en 1895, le retentissant ouvrage L'Etat juif et lutté ensuite toute sa vie pour un sionisme politique enfin efficace, le septième congrès du mouvement, ne voulant pas entendre parler pour les émigrés d'une autre patrie que la Palestine (qu'on ne leur offrait pas), venait de refuser à l'Angleterre l'attribution d'un territoire est-africain, l'Ouganda. Consternation chez les Juifs russes !
Il était bien dans le caractère d'André Spire d'engager au service d'une telle cause toute son énergie, tout son potentiel d'action. Malheureusement tous les Juifs de France ne partageaient pas son enthousiasme. La "bourgeoisie juive", en particulier, dont Spire écrivit qu'elle "se croit une élite parce qu'elle a réussi il faire son trou au milieu de la bourgeoisie catholique et protestante", la "bourgeoisie juive", en dépit des avertissements réitérés d'un Bernard Lazare, ne haïssait les persécutions et les pogromes "que dans la mesure où ils provoquaient l'émigration de ces Polaks dont l'arrivée faisait sans cesse renaître la question juive et retardait l'absorption des Juifs français dans la nation française". Sans doute, en 1905, souffla-t-il un vent de solidarité sur les communautés de Paris et des provinces. Mais on y répondait plus volontiers aux paisibles collectes du rabbinat qu'aux invitations de la Self-Défense ou aux sollicitations de l'émigration. Jusqu'à certains Juifs socialistes qui se contentaient de vouer aux persécutés, aux opprimés, aux exploités quels qu'ils fussent "une pitié générale".
Gardons-nous donc de nous méprendre sur ce titre: Poèmes juifs. Il ne signifie pas pour son auteur poèmes bibliques. André Spire n'a jamais songé à refaire le Moïse de Vigny ni à s'inscrire dans la tradition biblique de Lecomte de Lisle ou de Hugo. Ses poèmes sont d'un Juif moderne. L'individu qu'il voulait peindre, c'était lui. Un individu qui s'identifiait d'instinct ou par volonté, en tout cas avec passion, aux masses juives de son temps et qui vivait leurs problèmes. Sa poésie était action. Spire a souvent déclaré que les poèmes ont une toute autre force de persuasion que les articles ou les discours. Son but était d'impressionner, de faire comprendre et surtout sentir, de fustiger ceux qu'il aimait, pour mieux les défendre, pour les sauver, et d'abord d'eux-mêmes.
Et vous riez, on s'en souvient, avait paru aux Cahiers de la Quinzaine le 25 décembre 1905. Péguy avait alors promis à Spire de consacrer, l'année suivante, un autre Cahier à ses Poèmes Juifs qui n'étaient pas encore achevés. Pourtant, quand le manuscrit fut prêt et que Spire le lui eut remis, Péguy, sans explication, refusa de le publier. Il resta inédit jusqu'en 1908 et parut au Mercure de France, joints à la réédition de Et vous riez, sous le litre d'ensemble Versets.
Ce n'est qu'en 1913 que Spire put entrevoir ce qui s'était passé. Une lettre de François Porché le remerciant de son livre Quelques Juifs, vantait son courage, sa sincérité, mais ajoutait : "Par la confidence de votre haine vivace, inapaisée, voulez-vous nous avertir que votre race et la nôtre demeurent irréconciliables? Ce serait, à la vérité, un argument en faveur de la thèse antisémite et Drumont, chaque jour, ne dit pas autre chose." Or, Porché, l' "un des premiers collaborateurs de Péguy" était aussi "l'ami intime, l'alter ego de Paul Alphandéry" qui, " comme tant d'autres intellectuels juifs", jugeait "indécente" et "à proscrire" l'attitude "pas comme il faut" du poète. Faut-il s'étonner que tels de ces intellectuels, dont Spire, après tout, représentait la "mauvaise conscience", se soient dressés "entre mon vaillant éditeur et sa promesse, et aient tenté de fermer à mes poèmes juifs les Cahiers de Péguy trop dépendants, hélas, de leurs chiches largesses et de leurs abonnements" ?
Des deux parties qui composent Versets, Et vous riez, la
première est de beaucoup la plus longue. Elle a doublé de volume
depuis 1905, mais elle n'a pas changé d'esprit.
Quant aux Poèmes Juifs, la seconde partie, ils sont l'essentiel
de Versets. Il n'y cn a que dix-sept, mais ce qu'ils apportent est
entièrement neuf. Ils recèlent une force explosive, une charge
de vie inconnues avant eux. Leur combativité, leur noblesse, leur absence
d'emphase et leur réalisme leur ont assuré une pénétration
quasi immédiate, un retentissement mondial, un pouvoir d'action qui a
survécu aux événements. S'ils ont décidé
de la carrière de leur auteur, ils ont aussi ouvert une voie. Leur parution
est une date dans l'histoire. Pour la première fois un poète français
s'exprimait dans sa langue en tant que Juif, s'adressait, sans parler hébreu
ni yiddish, à tous les Juifs de la terre en même temps qu'aux lecteurs
français. L'ambiance émotive est donnée par le poème
liminaire. L'Ancienne Loi, telle qu'on peut la voir à Strasbourg
"sur le pilier de sa cathédrale", prédit au poète
qu'en dépit de ses désirs il n'aura "l'oreille habile que
pour entendre les lamentations qui montent des quatre coins de l'univers".
Cette inaptitude au bonheur, Rêves juifs, le poème suivant,
la relie à la question juive, qui se trouve ainsi posée subjectivement
et objectivement :
- O mes frères, ô mes égaux, ô mes amis. Peuple sans droits, peuple sans terre; Nation, à qui les coups de toutes les nations Tinrent lieu de patrie, Nulle retraite ne peut me défendre de vous. |
Notre imbroyable espoir en ce Dieu infidèle Qui nous a tant trahis que nous n'y croyons plus. |
Les Poèmes Juifs ne sont pas tous, au plein sens du mot, des poèmes de combat. Ils ne le sont souvent qu'indirectement par leur résonance, du fait qu'ils soulignent tel ou tel trait de ce qu'on pourrait appeler le caractère juif. Les Vagues ne comprennent pas que "cet homme qui longe le rivage" ne les regarde avec un intérêt si passionné que parce qu'il espère qu'elles engloutiront "les vil1es trop injustes". A la "camarade", son "égale", venue travailler chastement avec lui, pour découvrir à leurs frères " qu'on tue" un pays " où reposer leur tête", le poète répète obstinément : "Femme, tu es nue". Il s'en prend à ses cheveux "lascifs comme un troupeau de chèvres", à ses mains qui vont toucher les siennes tout à l'heure, à sa voix qui le pénètre d'une chaleur de chair. En tentation aussi l'induirait l'art, s'il s'abandonnait à son attrait. L'art qui rend indulgent aux "rapines des riches", aux "bassesses des pauvres" et qui le détournerait, au nom du "fugace Présent, de son grand rêve messianique :
Ce Demain éternel qui marche devant moi. |
D'autres Poèmes Juifs sont des satires. André Spire plante ses flèches avec une précision qui semble en effiler encore la pointe. Le Juif et le chrétien sont pour lui des cibles qui se valent. Ou plutôt certain Juif, certain chrétien. Il nargue l'un en lui disant :
Tu es content, tu es content ! Ton nez est presque droit, ma foi ! Et Puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe ! |
Chrétien, tu me crois des amis Et, bien que tu ne m'aimes guère, Tu m'attires dans ta maison.... |
Son poème A la France est un hymne d'amour. L'humeur même qu'il y manifeste est un hommage. Qu'il se sente français est évident. Est-ce une raison pour qu'il ne se sente pas Juif ? Tout le conflit est là. Et ce conflit ne risque d'engendrer la haine que nié, méconnu ou incompris. Au surplus, comme tous les impulsifs, et comme de nombreux poètes, Spire est enclin aux contradictions. Elles lui permettent d'entrer quand il le veut et de bonne foi dans la peau de ses adversaires, de prendre dans Pogromes, par exemple, le contre-pied de sa propre thèse et de vilipender par la voix des "vieillards" les Juifs partisans de la lutte ouverte.
Une telle sincérité donne tout leur prix aux tragiques évocations
de ce Juif français qui pouvait si bien se contenter de goûter
et de chanter la douceur de vivre et qui a préféré s'identifier
par le cœur et par l'esprit aux souffrances de ses frères lointains.
En particulier deux poèmes de combat proprement dits, soulevés
par un souffle épique et dispensateurs d'énergie, "poèmes
juifs" par excellence, portent l'œuvre au point extrême de sa
signification, aux confins du lyrisme et de l'acte, ceux qu'on a le plus souvent
traduits, reproduits, appris par cœur : Ecoute,
Israël et Exode.
Ecoute, Israël s'adresse à
tout un peuple, mais d'abord aux Juifs de Russie pendant la répression
tsariste. Le poète ne s'apitoie plus sur leur misère. Il ne craint
plus de leur paraître sacrilège. Il dénonce, en même
temps que la résignation, la dévotion aveugle qui la produit.
Il ose accuser l'Eternel, le "Dieu infidèle" de Rêves
juifs, qui au lieu de venger son peuple l'abandonne aux massacres, aux
injures. La conclusion est un appel "aux armes". Ne compte que sur
toi, suggère-t-elle, ne te laisse pas égorger sans te défendre
:
Tu trouveras des fours, des marteaux, des enclumes Pour reforger les socs de tes vieilles charrues En brownings élégants qui claquent d'un bruit sec. |
Après le poème de la Self-Defense, le poème du Territorialisme. C'est aux Juifs d'Europe orientale qu'est dédié Exode. Il les exhorte à s'arracher aux "sols de servitude" où ils sont traqués comme des loups. Il emprunte pour eux le ton prophétique afin d'éclairer par les prodiges du passé les efforts de leurs dirigeants et d'encourager leur propre marche vers l'avenir. Un avenir très moderne, de défrichement, de construction, de travail, dont l'accomplissement révélera, parmi les moissons et les troupeaux, la plus belle victoire qu'aux yeux de Spire ils auront remportée :
Tu verras se dresser, convalescente et jeune, Ta fierté, Israël. |
La plupart des écrivains qui accueillirent Versets dans la presse au moment de sa parution mirent l'accent sur les Poèmes Juifs. Georges Sorel, dans le Mouvement Socialiste du 15 avril l908, après avoir constaté, que ces poèmes "d'une admirable beauté" feraient "mieux connaître que beaucoup de longs ouvrages ce qu'a été l'âme juive à travers les temps", les vanta comme "un acte de courage". Dans L'Art Moderne de Bruxelles, le 3 mai 1908, Francis de Miomandre, saluant en lui "un poète de plus", écrivit : "Il habite en son âme un peu de l'âme féroce et grandiose des prophètes de l'Ancien Teslament, impatients du joug des asservisseurs, sauvagement amoureux de la patrie et des rites, traitant l'Eternel d'égal à égal." Daniel Halévy, dans sa chronique de Pages Libres du 7 novembre 1908, rappela qu'il suivait "depuis dix ans" le travail de Spire, et qualifia de "dangereux aveux" ses poèmes. "Personne, observa-t-il finement, "n'a marqué d'un trait plus subtil, tendre et triste, le sentiment de gratitude, d'affection, et pourtant de différence irréductible, qu'un homme de race persécutée, né en France et français éprouve au contact de cette patrie heureuse". La même année, au Salon des Indépendants, dans un "entretien" pour l'Après-midi des Poètes, Guillaume Apollinaire : "Quelle émotion nous secoue, André Spire, quand nous vous lisons. Il nous semble que vos vers si légers ont le pouvoir d'ébranler les fondements des empires et même ceux des républiques". Edmond Fleg, dans son Anthologie juive écrira qu'André Spire est le "promoteur de la jeune littérature juive en France".
Le poète ayant achevé en 1908 la lecture des œuvres de Zangwill, profita d'un voyage en Italie et en Sicile pour commencer à écrire l'étude qu'après la révélation de Chad Gadya il s'était promis de consacrer au grand écrivain, pèlerin et leader de la cause juive. A partir de janvier 1909, il publia dans diverses revues, notamment le Mercure de France et la Revue de Paris, sous forme d'articles séparés, les vibrants essais dont la réunion devait composer les six chapitres de l'ouvrage.
Page précédente | Page suivante |