Bien que je n'aie adhéré
au Sionisme qu'à la fin de 1917, j'avais eu, pendant les années
qui ont précédé la déclaration de guerre en 1914,
d'excellentes relations avec les sionistes résidant à Paris. Il
y avait, entre leur espoir de créer un Etat juif en Palestine et les
efforts tentés par la Jewish Territorial Organisation dont je
faisais partie, l'I.T.O. créée par Zangwill, après l'affaire
de l'Ouganda, pour trouver, même ailleurs qu'en Palestine, un territoire
autonome pour les Juifs persécutés - assez de points communs pour
que je puisse collaborer avec eux et les aider dans leur propagande. J'avais
même assisté à un ou deux Congrès sionistes, en particulier
celui de Vienne en 1913. Et c'est dans le train de Constance à Vienne
que j'avais fait la connaissance de Max Nordau et de madame Nordau. Je rencontrais
souvent Alexandre Marmoreck, qui avait son laboratoire de sérums contre
la tuberculose et les chevaux qui servaient à ses expériences,
dans j'ancienne maison d'un entraîneur, rue de Longchamp, à Neuilly,
où j'habitai entre 1909 et 1917. Mais je n'avais fait aucun effort pour
faire la connaissance de Weizmann et de Sokolow, ni des principaux dirigeants
de l'Organisation sioniste de Londres, dont les relations avec mon ami Israël
Zangwill, président de l'I.T.O, étaient plutôt tendues.
A la déclaration de guerre, je fus obligé de me rendre à
Nancy, où habitait ma vieille maman, et j'y résidai presque continuellement
de 1914 à octobre 1916.
Je n'avais là, pour me tenir au courant des événements
qui se passaient en dehors de cette ville assiégée, que l'Est
Républicain, journal officieux et continuellement caviardé.
Je m'abonnai alors à des journaux et périodiques suisses, italiens,
anglais, américains, etc., qui m'apportèrent toutes sortes d'informations
sur ce qui se passait en dehors des frontières, et en particulier sur
le sort tragique des populations juives du Centre et de l'Est de l'Europe. Je
pensai que beaucoup de ces documents éclaireraient l'opinion française
sur des événements qu'elle ne connaissait que déformés
par des feuilles censurées, tendancieuses ou de propagande, et j'eus
la chance de trouver en l'éditeur Payot un homme assez audacieux pour
se risquer à faire passer à travers les ciseaux des censeurs un
choix de textes précédés d'une sorte de résumé.
Il le publia sous le titre : Les Juifs et la guerre, dans les premiers
jours de 1917.
Dans un chapitre V, après avoir exposé ce que je connaissais
des efforts faits par les neutres et les puissances libérales de l'Entente,
pour soulager les populations juives de l'Est et du Centre de l'Europe broyées
entre la violence russe, l'ostracisme roumain, le scientisme raciste de l'Allemagne,
j'essayais de prévoir par quels procédés il serait possible
de présenter la question juive aux futurs négociateurs de la paix.
Je disais:
" La guerre pourrait avoir comme résultat le démembrement
de certaines contrées, des échanges volontaires ou involontaires
de territoires. Le Congrès... aura à décider quel sera
le statut des Juifs des territoires échangés ou cédés,
dans le cas où l'Etat dont ils vont faire partie traite moins bien les
Juifs que l'Etat dont ils étaient auparavant les citoyens ou les sujets.
On a vu que la question a été déjà envisagée
par diverses chancelleries de l'Entente, et que Sir Edward Grey a déclaré
à Israël Zangwill qu'aucune population "transférée"
ne perdrait son statut.
"De cette question fait partie, sans aucun doute, la question de la colonisation
de la Palestine, et le rôle du Congrès sera de déterminer
le statut de ces Juifs originaires de tous les pays du monde qui, dès
que le néfaste régime de la précarité ottomane aura
disparu, vont se diriger vers la Palestine pour la coloniser. Il lui faudra
régler les rapports juridiques entre ces Juifs et l'Etat protecteur ou
souverain de la Palestine, et les rapports qu'ils garderont avec les pays dont
ils sont originaires. Si le Congrès voulait ignorer qu'il y a une question
juive de Palestine, un Sionisme, cette guerre dont on prétend qu'elle
est une guerre de nationalités, une guerre pour la défense des
petites nationalités outragées, pour la reconstitution des nationalités
démembrées, aurait ce résultat ironique de détruire
une nationalité en voie de se recréer. Il y a indéniablement
des manières, des mœurs, des traditions, une pensée, un idéal
juifs. Et si cela mourait, le monde perdrait quelque chose. Les grandes nations
qui combattent pour sauver les nationalités, c'est-à-dire des
personnalités, des originalités collectives, ont donc le devoir
de sauver la plus antique des personnalités historiques qui soit encore
sous le soleil. Elles doivent permettre à Israël le retour vers
la terre où ses aspirations l'ont toujours attiré."
Plus tard, répondant à un article prétentieusement antisioniste
publié par Joseph Reinach dans le Figaro du 8 avril 1917, à
l'occasion de l'entrée des troupes alliées à Gaza, j'écrivis
dans mon Introduction au discours prononcé en juin 1917 par
le docteur Tchlenoff, chef des sionistes de Russie:
"Notre élite juive se dit française, se croit française,
et elle a prouvé vraiment qu'elle l'était devenue en donnant à
la France le meilleur de son sang: celui de ses fils. Mais en combattant le
Sionisme, elle ne s'aperçoit guère que son égoïsme
et son incompréhension la font manquer à son plus clair devoir
de Français.
"Qu'elle s'informe donc de l'immense agitation sioniste développée
depuis trois ans tant en Angleterre qu'en Amérique, où... Juifs
et non Juifs, bourgeois et ouvriers, demandent qu'en [plus] des libertés
individuelles, le Congrès de la Paix accorde aux Juifs des pays à
nationalités des droits nationaux, et que toutes facilités soient
accordées aux Juifs pour la colonisation de la Palestine. Qu'ils s'informent
des pourparlers engagés par les missions envoyées auprès
des gouvernements français et russe par le Président Wilson ;
qu'ils s'informent des promesses faites aux Sionistes par l'Angleterre et par
l'Amérique.. . Veulent-ils, nos Juifs français, que, lorsque le
sort de la Palestine se règlera autour de la table du Congrès
de la Paix, notre gouvernement, qui semble actuellement bien disposé
envers le Sionisme, se désintéresse, trompé par eux, du
sort des Juifs de Palestine?.. Quel que soit le futur possesseur de la Terre
Sainte, la France doit garder le désir de conserver une influence en
Orient. Le meilleur moyen d'influence en Orient est la reconnaissance... Veulent-ils,
nos Juifs français, que lorsque les Juifs auront reçu du Congrès
de la Paix l'instrument complet de leur régénération :
un sol, un territoire, la France soit absente du concert de leurs bénédictions
?".
C'était une position assez nouvelle pour un Juif français, près d'un an avant la Déclaration Balfour, lorsque le Judaïsme officiel, Consistoire, Rabbinat presque tout entier, Alliance Israélite, leurs revues, leurs journaux, leurs orateurs combattaient l'idée de la création d'une Terre de Refuge pour les Juifs persécutés, soit dans un Territoire autonome, soit en Palestine. Mais elle était en accord avec l'opinion d'un grand nombre de Juifs anglais, de l'American Jewish Congress, présidé par Louis-D. Brandeis, juge à la Cour Suprême des Etats-Unis. Elle correspondait au désir passionné de la plupart des Juifs immigrés en France ou dans l'Empire français. Elle s'accordait aussi avec l'opinion de ces intellectuels qui, au cours de l'Affaire Dreyfus, avaient combattu pour l'innocence du capitaine Dreyfus. Aussi, les uns et les autres me firent-ils l'honneur de me considérer comme une sorte d'avocat du Sionisme devant l'opinion française. Et pendant cette année 1917 où l'Organisation sioniste, appuyée par une partie des Sionistes anglais et américains, entamait avec les puissances de l'Entente des négociations qui devaient aboutir, le 2 novembre 1917, à la Déclaration Balfour, je fus entraîné à la soutenir par l'écrit et la parole, bref, moi, Juif français de vieille date, blâmé par tout mon entourage de Juifs français, à me comporter en champion des Juifs immigrés.
Avec l'infatigable collaboration d'un jeune attaché au Centre de Documentation de l'Histoire de la Guerre, Roger Lévy, parent de Bergson et cousin d'Henri Franck, le poète de La Danse devant l'Arche, sous la présidence du professeur Maurice Vernes, président de la Section des Sciences religieuses de l'Ecole des Hautes Etudes de la Sorbonne, une Ligue des Amis du Sionisme fut fondée dès la fin de 1917, comprenant des Français juifs et non-juifs, parmi lesquels d'anciens ministres, comme Albert Thomas, de grands universitaires, comme les professeurs Seignobos, Gabriel Séailles, Ferdinand Brunot, des sionistes ou prosionistes, comme les poètes Gustave Kahn, Henri Hertz, Edmond Fleg, le docteur Léon Zadoc-Kahn, le docteur Armand Bernard, le frère de Bernard Lazare, l'historien Jules Isaac, le fidèle compagnon de Péguy, des militants sionistes, mademoiselle Schah, professeur au lycée Molière, et Baruch Hagani, directeur de divers périodiques juifs.
Dès le début de 1918, la Ligue entreprit une intense campagne
de tracts, de réunions, de conférences.
C'est sans doute ma qualité de secrétaire général
de la Ligue des Amis du Sionisme qui me fit inviter à prendre part, les
17, 21, 28 janvier 1917 et le 11 février 1918, aux séances consacrées
à la Question Palestinienne par le Comité National d'Etudes sociales
et politiques, fondé par Albert
Kahn et composé d'une cinquantaine de "Français représentatifs
de toutes les opinions, de toutes les croyances et de tous les milieux, en vue
de l'étude positive des questions d'ordre social et politique d'intérêt
général ".
Devant ces hautes personnalités, membres du Sénat, de la Chambre
des Députés, de la Cour de Cassation, du Conseil d'Etat, de professeurs
de la Sorbonne, de la Faculté de Droit, de grands avocats, de représentants
des divers cultes, la Question Palestinienne fut exposée, et le point
de vue du judaïsme français officiel présenté par
le Grand Rabbin
de France, Israël Lévi. Je présentai le point de vue
sioniste. M. Denis Cochin, député, exposa le point de vue catholique.
Le point de vue syrien fut exposé par M. Magdeleine, appuyé, si
je me souviens bien, par le directeur de la Maison de Paris des Missions catholiques.
M. de Lapradelle, professeur de droit international public, présenta
le point de vue juridique. Il accepta l'idée d'un Sionisme fantôme,
protégé par la France. Mais dans un mouvement pathétique,
il s'écria : "Quels éléments prétendez-vous
réintégrer en Palestine ? Est-ce que ce sont les éléments
les meilleurs, les plus actifs ? Alors, vous priverez les peuples, qui ont pratiqué
la liberté, de la présence de ces éléments juifs
qui se trouvaient parmi eux. Vous voulez les priver de la continuité
de cette présence. Non, sur ce point nous ne pouvons vous suivre. Ainsi
compris, le Sionisme ne pourrait être qu'une forme de l'antisémitisme.
Nous ne considérons pas que l'antisémitisme soit une doctrine
française. Ceux que nous avons appelés à nos foyers, qui
ont été pour nous une source de culture et de richesse, nous entendons
les garder."
Dans le même sens, un libéral français, dont la femme était
juive, M. Boyer, directeur de l'Ecole des Langues orientales, ajouta: "Apercevez-vous
quelle arme terrible vous donnez aux antisémites lorsque vous dites aux
Juifs : "Vous n'êtes pas Français, vous n'êtes pas Russes,
vous n'êtes pas Allemands, vous êtes Juifs, et vous allez fonder
une nation qui sera une nation juive ?..
Je puis vous affirmer qu'un très grand nombre de Juifs, dont quelques-uns
peut-être même sont ici mais ne désireront pas prendre la
parole, considèrent le Sionisme comme une injure faite à leur
patriotisme."
Sous le regard ironique du Grand Rabbin Israël Lévi, prudemment neutre, l'hostilité silencieuse de Mgr. Baudrillart, Recteur de l'Institut Catholique, courtoise et pincée du P. Lagrange, directeur de l'Ecole Biblique de Jérusalem, qui me lança directement : "Alors, vous allez rétablir le Temple et les sacrifices sanglants !" sous la menace des représentants des Syriens de s'opposer par la force à l'entrée des Juifs en Palestine, je me débattis comme je pus pendant ces quatre interminables séances. Et j'aurais senti passer le vent de la défaite, si je n'avais été soutenu par les fréquentes et courageuses sorties de Baruch Hagani, par les traits caustiques de la spirituelle mademoiselle Shach, par l'intervention inattendue de Paul Imbert, directeur du Cabinet de Paul Deschanel, président de la Chambre des Députés, et par la solidité des arguments historiques de mon ami Victor Bérard, le savant auteur des Phéniciens et l'Odyssée, qui rappela à l'assemblée que la Question Palestinienne était fonction d'une politique méditerranéenne et ne pouvait être résolue qu'en respectant les engagements pris par la France envers ses alliés, et en particulier ceux qui avaient servi de base à la Déclaration Balfour.
Cela était aussi l'opinion de notre gouvernement, prévenu par André Tardieu, Commissaire de la République aux Etats-Unis, de l'importance que jouait la carte sioniste dans la politique américaine. Il avait eu l'occasion de suivre, à Washington, l'activité des Sionistes américains, et avait eu de cordiales relations avec Louis-D. Brandeis, juge à la Cour Suprême des Etats-Unis, président du Comité exécutif de l'American Jewish Congress et conseiller du Président Wilson pour les affaires juives. Dès le 4 juin 1917, M. Jules Cambon, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, avait remis à Nahum Sokolow, représentant de l'Organisation sioniste, une lettre l'assurant que le Gouvernement français, qui poursuivait la lutte pour défendre un peuple injustement attaqué, ne pouvait éprouver que de la sympathie pour la renaissance de la nationalité juive sur la terre de Palestine d'où le peuple d'Israël a été chassé il y a tant de siècles. A plusieurs reprises, et en particulier lors de l'entrée des alliés à Jérusalem, M. Stéphen Pichon, ministre des Affaires étrangères, avait donné aux représentants de l'Organisation sioniste des assurances analogues. Enfin, lors du passage à Paris d'une mission médicale envoyée en Palestine par les Sionistes américains, André Tardieu, devenu Commissaire général des Affaires de guerre franco-américaines, membre du Gouvernement, prononça les paroles suivantes : "Vous savez avec quel intérêt sympathique le Gouvernement français a suivi les progrès de l'idéal sioniste. De cet intérêt, le Gouvernement français a donné des preuves dès le printemps 1917, aussitôt que l'amélioration de la situation en Palestine nous a permis de regarder du côté de l'avenir. J'ai à peine besoin, ensuite, de vous rappeler la déclaration publique et officielle que le ministre des Affaires étrangères, M. Pichon, publiait si heureusement l'année dernière. S'il existe une nation naturellement faite pour comprendre la cause des Juifs et l'idéal juif, cela a été assurément toujours la nation française... Vous approchez de la fin d'un long voyage ; nous vous souhaitons une heureuse traversée jusqu'en Palestine. Nous vous souhaitons une activité pleine de succès dans le pays où votre cœur vous porte, sur cette terre antique et sacrée où les volontaires juifs combattent en ce moment contre l'ennemi commun."
Après l'armistice (11 novembre 1918), les chefs de l'Organisation sioniste arrivent à Paris ; la Ligue des Amis du Sionisme les reçoit. Je me souviens d'un dîner que Roger Lévy, le capitaine René Franck, père d'Henri Franck, vice-président de la Ligue des Amis du Sionisme, et moi-même donnâmes chez Lapérouse à M. et Mme Weizmann, que je rencontrais pour la première fois. La Ligue aida l'Organisation sioniste, dirigée par Sokolow, à installer ses bureaux rue Edouard-VII,et, d'accord avec lui, fonda une revue, la Palestine nouvelle, qui, du 15 décembre 1918 au 15 août 1919, fut l'organe officiel à Paris de l'Organisation sioniste au cours des débats de la Conférence de la Paix.
Le Judaïsme français officiel n'avait pas cessé de combattre le Sionisme. Il avait réussi à obtenir qu'un service d'études et d'information, confié à deux antisionistes notoires (1) fût installé au Quai d'Orsay. Mais André Tardieu m'avait attaché aux Services d'Information et de Presse de son Commissariat général, dont le directeur, Gabriel Puaux, membre d'une grande famille protestante, alors consul, plus tard ambassadeur, puis résident de France en Syrie et au Maroc, était un grand ami du Sionisme. Nous entreprîmes de combattre dans la mesure du possible la campagne de couloirs menée au Quai d'Orsay par le Judaïsme officiel (2). Je fus aussi chargé de la réception et de l'installation à Paris des missions sionistes accourues des quatre coins de la Diaspora pour présenter les revendications sionistes au futur Congrès de la Paix. J'eus ainsi l'occasion de m'entretenir avec Louis Brandeis et, parmi l'entourage du Président Wilson, de recevoir Walter Lippmann déjà réputé comme spécialiste des questions internationales, mais qui alors, en uniforme d'officier de cavalerie, portait dans les salons des bottes et des éperons dont les robes des dames juives et non-juives étaient parfois égratignées.
Mais mes fonctions d'agent de liaison entre mon Gouvernement et les représentants
officiels du Sionisme ne semblaient pas me donner une autorité suffisante
pour que ma voix pût peser sur les décisions du Congrès
de la Paix. Cependant, le 27 février 1919, veille du jour où la
Réunion des ministres des puissances alliées et associées
(Conseil des Dix) délibéra sur la question de Palestine, je reçus,
à 9 heures du soir, un coup de téléphone du ministère
des Affaires étrangères, m'annonçant que le lendemain je
serais appelé à comparaître devant la Conférence
de la Paix.
Je devrais me présenter à 3 heures dans le cabinet de M. Gout,
sous-directeur d'Asie, chargé des affaires juives, qui me conduirait
à la Conférence.
Persuadé que je n'aurais qu'à jouer un rôle muet, puisque
les chefs du Sionisme, Sokolow et Weizmann, devaient prendre la parole, et que
je savais que Sylvain Lévi, professeur au Collège de France, représenterait
le point de vue du Judaïsme officiel, je me rends à l'heure convenue
aux Affaires étrangères.
M. Gout me dit :
- Nous avons tenu à ce qu'un Sioniste français fît une déclaration
favorable au Sionisme. Mais vous devriez tâcher de faire comprendre que
c'est la France qui doit avoir la Palestine.
- Je crois difficile de dire cela à la Conférence.
- On dit à la Conférence tout ce qu'on pense.
- Mais je pense qu'il y a partie liée entre l'Angleterre, l'Amérique
et l'Italie sur la question sioniste, et en particulier sur l'attribution du
mandat à l'Angleterre. Si depuis longtemps la France avait fait bon accueil
au Sionisme, si les Congrégations et leurs amis les Syriens n'avaient
pas, directement ou indirectement, fait savoir aux Sionistes qu'ils s'opposeraient
à l'immigration juive en Palestine, même par le massacre, les Sionistes
auraient sans doute demandé la France comme mandataire de la Société
des Nations. Mais ils craignent que si la France était désignée
comme mandataire, leurs aspirations ne soient comprimées et qu'ils ne
puissent jamais obtenir ce minimum de self-government indispensable à
la création d'une Palestine juive. Entre nous, vous voudrez bien reconnaitre
que l'Administration coloniale anglaise est plus capable de faire de la Palestine
une terre heureuse et prospère que l'Administration coloniale française.
- En êtes-vous sûr ? Moi, je ne le crois pas.
- Demandez leur avis à tous nos camarades de l'Ecole des Sciences Politiques.
Je suis frappé, chaque fois que je cause avec l'un d'eux, ou avec un
de mes anciens collègues du Conseil d'Etat, de voir que ses vœux
vont à une colonisation ou un mandat anglais; et puis, il y a eu des
promesses.Maintenant, il faut les tenir. Si nous ne les tenons pas, l'Amérique
et l'Angleterre nous y obligeront.
- Etes-vous sûr que l'Amérique tienne tant que cela à la
réalisation de ses promesses? L'Angleterre et l'Amérique oublient
volontiers quand elles ont intérêt à ne plus se souvenir.
Leur état d'esprit est effrayant. Voyez ce qu'on vient de faire pour
les engagements pris envers l'Italie en 1917, à Saint-Jean-de-Maurienne
!
(Je me souvins alors que M. Gout était l'un des auteurs, avec Sir Mark
Sykes, d'un des traités secrets - celui de 1916 relatif à l'internationalisation
de la Palestine - que la Conférence de la Paix a déclarés
caducs.) - Et puis, continua-t-il, le Sionisme !... Le Sionisme nous a donné
tout ce que nous pouvions en attendre.
- Et vous croyez que Brandeis et Wilson en jugeront ainsi ?
- Oh ! Brandeis n'y tient pas tant que cela, à la réalisation
du Sionisme !
(Moi, j'avais dans ma poche une lettre m'annonçant l'arrivée en
France de Frankfurter, ancien Secrétaire adjoint au ministère
de la Guerre des Etats-Unis, venant de la part de Brandeis pour suivre les affaires
sionistes près de la Conférence de la Paix. Je reconnaissais dans
les paroles de M. Gout un écho des insinuations malveillantes que Sylvain
Lévi colportait dans les ministères depuis son retour d'une malencontreuse
mission en Amérique.)
- Vos informateurs, lui dis-je, ne se rendent pas très bien compte de
la réalité. On ne connaît pas, en France, la force du Sionisme.
Il se réalisera, que vous le vouliez ou non.
Voulez-vous qu'il se réalise contre nous ? Je ne pense pas que nous devrions
aller à la Conférence pour nous y faire battre. Donnons en souriant
ce que nous ne pouvons garder, et sauvons ce que nous pouvons sauver, par exemple
la langue française, les prérogatives historiques de la France.
Vous savez que la question des Lieux Saints est réservée, que
le Pape a fait des déclarations favorables au Sionisme, mais qu'en échange
de ce que pourrait perdre la France, il demandera probablement que la France
ait la présidence de la Commission internationale qui administrera Jérusalem.
- Sans doute, le Pape a pu promettre. Dans son égoïsme, il n'a pensé
qu'à son autorité, à ses prérogatives. Mais il n'y
a pas que lui. Il y a un petit clergé, et d'innombrables catholiques
qui ont en France plus d'influence que vous ne croyez. Quand ils verront qu'on
va créer une Palestine protestante et juive, il y aura une grande émotion.
Et ce serait les Juifs qui pourraient bien en faire les frais. Vous n'avez pas
peur, pour les Juifs français, d'une pareille révolte de l'opinion
? En Angleterre même, on commence à se demander si on n'a pas été
un peu loin. Mon pauvre ami sir Mark Sykes qui vient de mourir si prématurément,
ne voyait pas sans inquiétude les ambitions sionistes et les dissensions
des chefs sionistes.
- Rien ne m'en donne l'impression. En tout cas, le temps presse, il faut descendre.
Voici ce que je vais dire: je ferai, au nom des Juifs français sionistes,
une déclaration favorable au Sionisme. Je parlerai des droits historiques
de la France. Je ne parlerai que quelques secondes. Vous m'avez pris de court,
et je ne sais pas improviser.
Nous descendons. Un peu avant d'entrer, il me dit : "Passez par là.
Il ne faut pas qu'on s'imagine que nous sommes d'accord." Il me montre
une grande porte et, lui, se, dirige vers un autre chemin. Il nous avait mis
en retard. Quand j'entrai dans la salle de la Conférence, Sokolow avait
déjà fini son exposé. Je le connaissais. Nous l'avions
rédigé la veille, lui, son secrétaire Tolkowsky et moi,
à l'hôtel Meurice, entre 10 heures et minuit.
Weizmann parla ensuite, très court et très bien. Puis Ussichkine
prit la parole en hébreu, et sa très courte allocution fut traduite
en français par Sokolow. Grand mouvement de sympathie et de curiosité.
Puis je parlai une demi-minute environ. Enfin, Sylvain Lévi prononça
un long et pâteux discours. Quand il eut agité "le spectre
du bolchevisme", la menace d'une "double nationalité",
il rougit, pâlit, sentant que l'atmosphère de la Conférence
ne lui était pas sympathique. Weizmann lui répondit par quelques
phrases fouettantes comme un fleuret. Puis Lensing posa une question à
Weizmann. Quelques mots de réponse. On sentait la Conférence gagnée.
Pendant ce temps, Sylvain Lévi, qui était revenu s'asseoir à
côté de moi, me demandait : "Y a-t-il eu, dans ce que j'ai
dit, quelque chose qui ait pu vous choquer ?" "Beaucoup", lui
répondis-je. On sortit. Et comme il s'approchait de Weizmann et lui tendait
la main, Weizmann mit la main derrière son dos, en disant : "Pas
à un traître! " Sylvain Lévi s'approcha de Sokolow
et lui demanda : "Et pour vous, je suis aussi un traître ?"
Je n'entendis pas la réponse, mais il paraît qu'elle fut la même
que celle de Weizmann.
On partit pour l'hôtel Meurice. On prit le thé. Vers 6 heures
et demie, je me rendis aux Affaires étrangères, où Tardieu
devait faire, comme tous les soirs, son communiqué à la presse.
Vers 7 heures, les journalistes sortent, tenant leurs notes à la main,
et passent dans l'antichambre où je suis assis avec Roger Lévy.
J'en vois un que je connais. Il m'apprend que Tardieu venait de leur déclarer
que la France ne faisait aucune objection à ce qu'il soit créé
en Palestine un Etat juif, dont le mandat serait accordé par la Ligue
des Nations à la Grande-Bretagne. Puis Tardieu sortit, vint à
moi. Je lui dis combien j'étais heureux qu'il ait vu si juste et si longtemps
d'avance. Il me répond : "Heureusement que nous avons été
aidés par quelques hommes comme vous." Roger Lévy et moi,
nous courons au Meurice, où je trouve quelques Sionistes dans le salon
de Sokolow. Peu après arrivent Marx, le secrétaire de Weizmann,
et Frankfurter, qui débarquent du train de Londres. Enfin entrent Weizmann
et Sokolow. Je leur rapporte les paroles de Tardieu. Weizmann me pose les deux
mains sur les épaules et me dit : "Mon cher ami !" Tolkowsky
arrive. Quand je lui répète la chose, ses paupières battent.
Il va vers la fenêtre. Je ne sais s'il pleure ou s'il va avoir une syncope.
Je le prends dans mes bras et lui dis: "Vous êtes un brave garçon
!" Sokolow donne la main à Ussichkine. Ussichkine tend la main à
un autre, qui la prend. Celui~là à un autre. Alors, sans s'inquiéter
des portes ouvertes et du porteur de l 'hôtel qui apporte les malles,
ils commencent à tourner une ronde autour du guéridon Louis XVI
doré, faubourg Saint-Antoine, qui est au milieu du riche et banal salon
n° 152. Et au fur et à mesure que des Sionistes arrivent, ils entrent
dans la l'onde. A un moment, nous étions dix-huit et nous avions renversé
des chaises, que nous repoussions à coups de pied pour qu'elles ne nous
empêchent pas de tourner. Je penserai toujours au sourire jeune de Frankfurter.
Peu à peu, de la ronde s'éleva un chant. C'était la Hatikvah,
le chant national juif :
Frères, écoutez l'appel de nos prophètes,
Partout, sur tous les sols où vous tâtonnez dans la nuit.
Seulement quand on aura tué le dernier des fils d'Israël,
On aura tué notre espoir.Jusque-là vivra notre espoir
Qui nous crie, à travers les âges :
" Retourne au pays de tes pères,
Chez toi, sur la montagne où habita David. "