Rosch haschonnah et Kippour
La semaine de Sélichoth : traits caractéristiques ; un fantôme. - Le Rosch haschonnah (nouvel an) ; diverses cérémonies ; le schophar et le sonneur de schophar ;
une prière composée par un martyr agonisant. - Le Kippour ; la kopora ; un autre usage curieux ; la veille du Kippour; épisode ; la fête des morts; deux antiques prières. - La bénédiction des Ahronides. — La Néhila.
La semaine de Sélichoth : traits caractéristiques
On a pu voir quel est le caractère particulier de la pâque juive. C'est une fête de famille autant qu'une fête religieuse. Une des principales cérémonies de la pâque, le séder, a le foyer pour théâtre. Les préparatifs mêmes de la solennité entraînent mille soins domestiques. A peu de chose près, on peut en dire autant de la Pentecôte. L'élément domestique y domine également. On se réjouit dans l'intérieur des maisons, on y fête les amis et les parents. C'est aussi l'époque consacrée aux visites des fiancés.
Tout autre est la physionomie des journées de prières qui ouvrent, en septembre ou octobre, l'année juive sous le nom de rosch haschonnah, (commencement de l'an) et de kippour (expiation). Veut-on voir Israël au temple ? veut-on savoir ce qu'il y a de grandeur austère dans les exercices religieux que ramènent chaque année à cette époque d'invariables traditions ? c'est encore dans un de ces curieux villages israélites de l'Alsace qu'il faut se placer. Qu'on nous suive, par exemple, au sein de l'honnête et pieuse population de Wintzenheim. C'est là que nous assistâmes à toutes les scènes caractéristiques de ce temps de pénitence, et que nous passâmes même la mystérieuse semaine de selichoth (1) qui précède le rosch haschonnah, et qui est marquée, assurent les vrais croyants, par une intervention toute particulière des puissances surnaturelles dans les choses humaines.
Quiconque arriverait à Wintzenheim à trois heuresdu matin pendant le selichoth trouverait déjà la population debout et se rendant à la synagogue, docile à l'appel du schamess (bedeau), qui vient de traverser le village silencieux en frappant trois coups secs avec son marteau de bois, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte cochère. Les prières durent jusqu'à l'aube. Qui peut dire à quelles redoutables rencontres s'exposent dans leur ronde nocturne le schamess et le hazan (ministre officiant) forcés de se rendre chaque nuit à la maison de Dieu ? Le selichoth est l'époque des apparitions, des revenants. Que de fois le schamess n'entend-il pas des voix sépulcrales se mêler au bruit du vent qui agite les saules pleureurs du cimetière ! que de fois le hazan ne voit-il pas des langues de feu éclairer devant lui les ténèbres, ou des fantômes effrayants lui barrer le passage !
Un fantôme
Tout Wintzenheim s'entretient encore, dans les veillées, de l'apparition nocturne qui vint à pareille époque épouvanter, il y a quelque trente ans, le grand-rabbin Hirsch, de sainte et vénérable mémoire. Le rabbin demeurait tout près de la synagogue. Dans la maison du rabbin, et sous sa garde en quelque sorte, se trouvait le réservoir d'eau servant, selon le rite, aux ablutions des femmes. C'était la nuit. Le rabbin, sa Guémara (2) devant lui, était profondément absorbé dans le saint livre. Au dehors, tout était calme et silencieux. Soudain le rabbin entend du côté de la cour et sous sa fenêtre une voix lamentable. Il ouvre la fenêtre et voit un fantôme blanc qui tend vers lui des mains suppliantes. "Que veux-tu ?" demanda le rabbin. "Je suis, répondit le fantôme, la femme de Faïsel Gaïsmar, et c'est hier qu'ils m'ont enterrée. Malade pendant six semaines, je n'ai pu le mois dernier me baigner dans le mikva (réservoir) ; je suis donc obligée de revenir. Rabbi, soyez assez bon pour me donner les clés du mikva." Le rabbin, sans tarder davantage, jette à la suppliante le lourd trousseau de clés. Quelques instants après, il entendit le clapotement des eaux ; il distinguait très clairement le moment où la suppliante s'y plongeait et en sortait, secouant chaque fois ses cheveux imprégnés de l'humide élément. Puis le silence se rétablit. Le rabbin continua d'étudier sa Guémara, et vers les deux heures, il s'endormit sur le volume sacré. A trois heures, il fut réveillé par le marteau de bois du schamess qui l'appelait ainsi aux prières de selichoth. En sortant, il vit les clés du mikva suspendues comme d'habitude à sa porte.
Le Rosch haschonnah (nouvel an)
Mais la dernière nuit du selichoth est passée. Alors commencent toute une série de fêtes d'un caractère profondément austère, et on me permettra de les décrire sans quitter la synagogue plutôt que d'insister sur les incidents assez ordinaires de mon séjour au sein d'une des familles les plus rigoristes de Wintzenheim. Le matin du rosch haschonnah est venu, et nous voilà dans le modeste temple du village. L'assistance est nombreuse et recueillie. On prie depuis l'aube du jour jusque vers dix heures du matin. Alors, au milieu d'un profond silence, le ministre officiant ouvre les portes de l'arche sainte et il en tire la thora (rouleau sacré de la loi). Après avoir fait entendre le chant accoutumé de glorification, il porte le rouleau sacré sur l'estrade placée au milieu de la synagogue, et déroule la thora. Le peuple écoute, et le chantre, sur une antique et mélancolique mélopée, se met à réciter, dans le texte hébreu, l'histoire de la vocation d'Abraham et du sacrifice d'Isaac, qui eut lieu à pareil jour. Israël rappelle à Dieu que par ce sacrifice il conclut avec lui une éternelle alliance, et c'est cet impérissable souvenir qui l'encourage à implorer de lui grâce et secours.
Le schophar et le sonneur de schophar
La lecture terminée, commence la cérémonie de la sonnerie du schophar.
Or, qu'est-ce que le schophar ?
C'est une trompette courbe, longue d'un pied et demi, faite expressément de la corne d'un bélier, en mémoire du bélier immolé à la place d'Isaac. Les Israélites se servaient du schophar dans toutes leurs cérémonies religieuses et militaires. C'est au son du schophar que s'écroulèrent les murailles de Jéricho ; c'est au son du schophar qu'on proclamait jadis dans le temple les néoménies et les grandes fêtes ; c'est encore au son du schophar que Dieu, après la consommation des siècles, doit rappeler les fidèles du fond de leurs tombeaux et les ramener à Jérusalem. Enfin aujourd'hui, en ce jour de souvenirs, le schophar doit porter dans les âmes une terreur salutaire.
Sonnerie du schophar à la synagogue
(carte postale ancienne)
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N'est pas autorisé qui veut, dans nos synagogues, à sonner du schophar. Il faut être pour cela un homme pieux et de mœurs pures. C'est le talmudiste rebb (3) Koschel qui remplit ces fonctions à Wintzenheim depuis quarante ans. Donc, à un moment donné, rebb Koschel, s'avance gravement sur l'estrade où l'attendait le rabbin. Tous les deux s'enveloppent maintenant la tête du voile de soie en usage dans les prières, et qu'on nomme thaleth. Après une courte prière, rebb Koschel tire le schophar de son étui de toile blanche. "Sois loué, Seigneur notre Dieu ! dit-il. Sois loué, roi de l'univers qui nous as sanctifiés par tes commandements et qui nous a ordonné de sonner du schophar !" Ces mots annoncent que la trompette sacrée va retentir, et tous les regards se baissent aussitôt, car nul ne doit voir celui qui sonne du schophar. Rebb Koschel porte à sa bouche la corne de bélier, attendant les ordres du rabbin. - Téquiô (son de trompette) ! crie celui-ci, et un son tout métallique répond à cet ordre.- Schevorim (brisements), et il sort du schophar comme une plainte entrecoupée, - Terouo (retentissement), et le son tremble, et se précipite.
Chacun de ces ordres est exécuté plusieurs fois jusqu'à ce que vingt-neuf sons soient sortis du schophar. Quand le dernier son a retenti, on reporte en chantant le rouleau sacré dans l'arche sainte. Un nouveau service commence. Le chantre, tantôt seul, tantôt accompagné de la voix de tous les assistants, rappelle l'origine et le but de "cette sainte journée de convocation". Aujourd'hui donc l'univers entier comparait devant Dieu ; aujourd'hui il sera décidé "qui sera heureux, qui ne le sera point, qui aura la guerre, qui
aura la paix". Dieu sera bon et clément pour son peuple en souvenir des patriarches, en souvenir de lui-même et de tout ce qu'il a fait pour son peuple depuis sa sortie d'Égypte jusqu'à son arrivée dans la terre de Chanaan ! Et à un moment donné, on se prosterne la
face contre terre pour implorer la clémence du Très‑Haut. Viennent ensuite le triple Sanctus et l'Hosannah traditionnel dit la Kedouscha (sanctification), précédés d'un admirable et célèbre morceau composé, dit-on, par le martyr rabbi Amnon de Mayence.
Une prière composée par un martyr agonisant
Un mot d'abord sur rabbi Amnon.
Le rabbi Amnon vivait dans le XVIe siècle, à Mayence. Il est le héros d'une des plus touchantes légendes du martyrologe juif, si riche en douloureuses histoires. Le savant Amnon était reçu à la cour du prince-électeur de Mayence, qui le tenait en grande estime. Cette faveur, disent les chroniqueurs, lui devint funeste, car le prince lui offrit un jour de le nommer son premier conseiller à la condition qu'il abjurerait sa religion. Après avoir résisté pendant plusieurs mois aux instances les plus pressantes, Amnon finit par demander trois jours pour réfléchir ; mais aussitôt il se reprocha cette faiblesse, et, les trois jours passés, amené de force après de nouveaux refus devant le prince : "J'ai demandé, lui dit Amnon, un délai de trois jours ; c'est comme si j'avais renié mon Dieu. Je demande qu'on m'arrache la langue qui a proféré ces imprudentes paroles. Ainsi j'aurai moi-même prononcé mon jugement." Le prince n'accepta point ce jugement ; la langue avait bien parlé, mais les pieds qui avaient refusé de marcher à sen ordre devaient être coupés, et par un raffinement de cruauté, le prince voulut qu'Amnon perdît aussi les bras. Cet affreux supplice laissa le rabbi presque mourant. Quelques jours après, à la fête du rosch haschonnah, il se fit porter à la synagogue dans sa bière, ayant à côté de lui ses membres mutilés. Il arrêta le ministre au moment où il allait réciter le Sanctus, et improvisa cette éloquente prière qu'on répète encore aujourd'hui dans tous les temples israélites :
"Je proclame la grande sainteté de ce jour, jour redoutable, terrible, solennel. Ton autorité, Seigneur, s'affermira en ce jour ; c'est que tu es juge et en même temps accusateur et témoin. Tu prends acte de nos actions, tu les enregistres et tu y apposes ton sceau. Tu te souviens de toutes nos actions, et quand la grande trompette du jugement retentit, les anges eux-mêmes frémissent d'une indicible terreur, car devant ta pureté suprême eux-mêmes ne seront pas trouvés innocents. L'univers entier passe sous ton regard, comme les troupeaux sous les regards du berger. Au jour du rosch haschonnah tu décides, et au jour du kippour tu arrêtes irrévocablement les destinées d'un chacun ; mais la pénitence, la prière et la charité effacent l'arrêt fatal. Ta colère est lente à s'allumer et prompte à s'adoucir. Tu ne veux pas la mort de ta créature; tu connais la force de ses passions, et tu sais que l'homme est fait de chair et de sang. L'homme périssable, dont l'origine est poussière, ressemble à un vase fragile, à l'herbe desséchée, à une fleur flétrie, à l'ombre fugitive, au nuage qui disparaît, au vent qui souffle ; il se dissipe comme la poussière et s'évanouit comme un songe. Mais toi, roi de l'univers, tu es tout-puissant et éternel. Tes années sont innombrables, la durée de tes jours est » infinie ; le mystère de ton nom est impénétrable. Ton nom est digne de toi, et toi tu es digne de ton nom. Agis donc en faveur de ton nom, et glorifie-le d'accord avec ceux qui le glorifient."
Le rosch haschonnah dure deux jours. Pendant les deux jours, ce sont les mêmes prières, les mêmes cérémonies. Chaque après-midi aussi, sur les deux heures, les jeunes gens du village se réunissent de nouveau à la synagogue pour y réciter en commun et à haute voix les plus beaux psaumes de David. Il est des années où cet acte de piété s'exerce avec un redoublement de ferveur : c'est lorsque le matin même le schophar, malgré l'habileté du pieux sonneur, n'a pas rendu tous les sons avec la netteté et la clarté accoutumées ; car c'est là un mauvais augure pour l'année qui va s'ouvrir, et alors, quelque ferventes que soient les prières qu'on adresse à Dieu dans l'après-midi du même jour, on ne parvient pas toujours à détourner le sinistre présage : C'était en 1807; le pieux rebb Auscher sonnait alors le schophar à Wintzenheim. Le rabbin en vain avait dit à haute et intelligible voix, comme à l'ordinaire : Téquiô, schevorim, teroua ! Rebb Auscher, de toute la vigueur de ses poumons, soufflait dans la corne de bélier ; il n'en sortait que des sons faux, tronqués, étranges. L'après-midi, la kéhila (communauté) tout entière, priait le ciel de détourner le présage. Le ciel souvent dans ses décrets est incompréhensible. Six mois après, en expiation sans doute de quelques péchés inconnus, les deux tiers de la communauté étaient emportés par une épidémie dont Wintzenheina conserve encore le lamentable souvenir.
Après avoir assisté à la célébration du rosch haschonnah, je ne pouvais songer à quitter Wintzenheim avant la solennité du kippour, que dix jours seulement séparent des cérémonies du nouvel an. Dans l'ancienne Judée, quand Israël était une nation, le kippour était célébré à Jérusalem avec une solennité sans égale. Le grand-prêtre, devant le peuple réuni sur le parvis du temple, immolait d'abord les victimes ordinaires, puis on lui amenait les deux boucs expiatoires. L'un était destiné à Jehovah, et avec son sang on arrosait les autels du temple ; l'autre, dont le nom est resté proverbial, était le bouc émissaire. Le grand-prêtre lui imposait les mains ; puis, confessant les péchés d'Israël, il le chargeait symboliquement des iniquités de tous et l'envoyait au désert. Le grand-prêtre rentrait ensuite dans le saint des saints et implorait le pardon de Dieu pour le peuple agenouillé dans l'enceinte du temple.
Tel était l'ancien kippour. La cérémonie qui garde ce nom dans l'Israël moderne n'a rien perdu de sa majesté primitive ; ce jour est resté, pour les populations juives, austère, religieux, solennel entre tous (4). Dans cet humble village de Wintzenheim, il n'était pas de maison où l'on ne s'y préparât pieusement. Les villageois que leurs affaires retenaient d'ordinaire dans les montagnes ou dans la vallée voisine de Munster, étaient revenus pour unir leurs prières à celles de leur famille. Étrange spectacle que celui de cette influence persistante des vieilles traditions sur une race que l'on croit vouée exclusivement au culte des intérêts matériels !
La kopora
Dès la veille du kippour a lieu dans chaque ménage la cérémonie de la kapora. Une table sans nappe ni tapis est dressée au milieu de la pièce principale du logis. Sur cette table est un Rituel, ouvert à un certain passage marqué d'avance. Des coqs et des poules gisent garrottés sur le plancher. Le chef de la famille s'avance, il délie les pattes d'un des coqs, le prend à la main, et lit dans le Rituel la prière qui a trait à la cérémonie. Arrivé à un certain endroit de la prière, il soulève le coq, lui fait décrire trois cercles autour de sa tête et répète à haute voix : "Sois mon rachat pour ce qui doit venir sur moi. Ce coq pour racheter mes péchés va s'en aller à la mort." Tous les assistants en font autant à tour de rôle. Les poules sont réservées aux femmes ; les coqs représentent la rançon des hommes.
Une fois la kapora terminée (et on a pu y reconnaître un souvenir manifeste du bouc émissaire de l'ancienne Jérusalem), on envoie coqs et poules chez le sacrificateur (5), qui seul a qualité pour les tuer selon le rite, c'est-à-dire en leur coupant la trachée-artère.
Un autre usage curieux
On lit dans le Deutéronome : "Si le méchant a mérité d'être battu, le juge le fera jeter par terre et battre devant soi par un certain nombre de coups, selon l'exigence de son crime. Il le fera donc battre de quarante coups." La veille du kippour, cette prescription du Deutéronome reçoit une application symbolique. Les hommes seuls, sans habits de fête, se rendent à la synagogue vers une heure de l'après-midi. Après avoir récité une prière, les assistants se placent deux à deux; l'un se couche par terre, l'autre, debout et tenant à la main une lanière de cuir, l'en frappe légèrement. A chaque coup de lanière qu'il reçoit, l'homme couché se frappe la poitrine (6). Après que chaque couple a exécuté ainsi la sentence biblique, on se retire pour revenir le soir. La synagogue est alors magnifiquement illuminée. Les hommes ont apporté la tunique de lin qui leur servira de linceul, et que tout bon Israélite prépare longtemps à l'avance. Ils revêtent à l'office cette tunique, leur futur habit de mort, et cachent leur tête sous les plis du saint thaleth (7). Ainsi feront-ils le lendemain durant tout le jour. Pendant trois heures, les prières se succèdent, le chantre et les fidèles se répondent à haute voix. La nuit est complètement close quand on se sépare.
La fête des morts
Un mot encore sur cette nuit, veille du kippour, nuit mystérieuse entre toutes, où souvent on a vu s'accomplir d'étranges évènements. C'est durant cette nuit, longtemps après que les fidèles sont rentrés dans leurs demeures, que les morts viennent à leur tour processionnellement à la synagogue. Revêtus de leurs linceuls, les défunts habitants de la communauté adressent leurs prières au Dieu d'Israël. A un moment donné, vers minuit ordinairement, et sans qu'on les entende ni remuer ni marcher, ils s'avancent, à la lueur de la lampe perpétuelle, vers le tabernacle. Ils l'ouvrent, en retirent un rouleau de la thora, et le portent sur l'estrade sacrée. Alors l'un d'entre eux se met à lire dans la thora les différents paragraphes du chapitre que le lendemain même, jour du kippour, le hazan de la communauté lira aux fidèles. Avant la lecture de chaque paragraphe, le hazan des morts prononce le nom d'un des membres actuels de la communauté. Et malheur à celui des vivants dont le nom aura été prononcé cette nuit dans l'assemblée funèbre!
Les habitants de Fegersheim racontent encore que la veille du kippour de l'année 1780, rebb Salmé Beaumblatt, sonneur de schophar dans ce village, revenait de chez sa fille, récemment accouchée et malade ; il s'était attardé. Or, pour regagner sa maison, il lui fallut passer devant la synagogue. Il était près de minuit au moment où il tourna l'angle de l'édifice sacré. Soudain il entendit très distinctement ces mots : Salmé Baumblatt ! il frissonna, puis il ajouta avec calme : "Déjà ?"
- Sorlé, dit-il à sa femme quand il fut de retour chez lui, il est inutile que demain, après le kippour, tu serres mon kittel (linceul); car avant qu'il soit peu j'en aurai besoin. L'incrédule Sorlé se mit à rire.
- Ris tant que tu voudras, répliqua son mari, je sais ce que je dis.
Hélas ! le rire de la pauvre femme se changea bien vite en pleurs, car trois jours après cet entretien, on porta Salmé Baumblatt au cimetière de Fegersheim.
Deux antiques prières
Mais le jour vient mettre un terme à cette fête des morts, et ramène au temple les vivants, qui ne le quitteront guère qu'après le coucher du soleil. Ce jour est le jour du kippour proprement dit. Tout le monde est déchaussé. Quelques fidèles poussent la dévotion jusqu'à ne pas s'asseoir pendant toute la durée de ce long office. Quatre fois le peuple se confesse et se prosterne. Chacune de ces confessions, que Dieu seul reçoit, est précédée de prières composées par des docteurs de la synagogue, et dont quelques-unes sont vraiment d'une rare éloquence, celle par exemple qui sert d'introduction à la grande prière du malin, et dont l'auteur est Rabbi Samtob, fils d'Adontiat (8).
"Maître de l'univers ! quand je vois que la vigueur et l'éclat de ma jeunesse sont évanouis, que tous mes membres ne sont plus qu'une ombre, et que je suis teint et infecté de crimes..., je désespère de trouver la guérison de mes rébellions et d'avoir la force de faire pénitence, car les jours sont courts, et l'ouvrage est immense... Combien le rachat de mes péchés est cher ! Comment pourrai-je m'en laver, moi qui suis pauvre et misérable ? Cette réflexion me fait courber la tête comme un jonc, me fait verser des larmes de sang et éparpille mes entrailles, comme lorsqu'on sème du cumin et de la nielle. Il est vrai que mes sentiments, en m'encourageant, me disent : Implore le pardon, car il y a du temps encore ; et quoique le juge soit terrible et sévère, ne désespère point des miséricordes, puisque le soleil est encore dans les hauteurs et qu'il ne presse point de finir sa carrière, jusqu'à ce que tu aies trouvé de la place pour tes cris et une porte ouverte pour tes prières..."
Non moins belle est la prière qui précède la grande confession de l'après-midi. Elle est l'œuvre du rabbin Isaac, fils d'Israël (9). Qu'elle répond bien au repentir et à la contrition de toute cette assemblée!
"Maître de l'univers ! quand j'ai fait réflexion, à l'heure de la prière de l'après-midi, à l'énormité de mes crimes, j'ai tremblé de peur, j'ai été saisi d'étonnement en m'apercevant que le Tout-Puissant va se lever pour me juger. Que lui dirai-je quand il me demandera raison de mes actions ? Que répondra cette chétive poussière de terre devant celui qui réside dans les lieux les plus élevés? J'ai désiré d'avoir un bon avocat pour me défendre, je l'ai cherché soigneusement dans moi-même, et je ne l'ai point trouvé. J'ai appelé ma tête, mon front et mon visage, afin qu'ils implorassent le Seigneur pour moi. La tête m'a répondu : Comment pourra lever la tête celui dont la vie n'a été que mépris et orgueil ? Le visage m'a fait réponse : Comment attirera la bienveillance de son maître cet homme qui est si effronté ? Et le front m'a dit : Comment, ô malheureux mortel, veux-tu te rendre innocent quand tes crimes sont encore gravés dans ton cœur, et que tu as un front d'airain ?"
La bénédiction des Ahronides
Entre la prière de Minha (après-midi) et celle de la Néhila (clôture) se place une antique et touchante cérémonie. C'est la bénédiction donnée au peuple par les descendants de la famille d'Aron. A peu de chose près, cette cérémonie se pratique comme elle se pratiquait autrefois, à pareil jour, dans le temple de Jérusalem. Dans chaque communauté juive, il est des familles qui ont conservé le nom de Cohen ou Cohanim (10) comme descendants d'Aron, d'autres celui de Lévi, comme descendants de la tribu du même nom. Les lévites, on le sait, étaient les serviteurs de la famille sacerdotale. Donc en ce jour de kippour, vers trois heures et demie, les Lévi présents dans l'assemblée s'avancèrent du côté de l'arche sainte. L'un d'eux tenait d'une main une aiguière pleine d'eau, de l'autre un bassin. Ensuite, et du même côté, s'avancèrent les Cohanim de la communauté. Chacun des Lévi versa alternativement de l'eau sur les deux mains de chacun des Cohanim. Ainsi jadis les lévites servaient les prêtres et les aidaient dans leurs pieuses fonctions. Les Lévi retournèrent à leur place. Les Cohanim, ainsi purifiés, montèrent lentement les degrés qui conduisent à l'arche sainte. Tout à coup le ministre officiant appela les Cohanim. Alors ceux-ci, après s'être couvert la tête du thaleth, se tournèrent du côté du peuple, qui baissa les yeux. Il n'est pas plus permis en effet de regarder en ce moment les Cohanim qu'il n'est permis, le jour du rosch haschonnah, de regarder l'homme qui sonne du schophar, car alors l'esprit divin plane sur la tête du sonneur de schophar, comme maintenant il rayonne sur le front des Ahronides. Ceux-ci, écartant les doigts de chaque main de façon qu'il y en eût trois d'un côté, et deux de l'autre, les étendirent vers les fidèles, et en chœur, sur un air traditionnel, prononcèrent la bénédiction, qui est celle-là même que Dieu dicta à Moïse pour être enseignée aux Ahronides. C'était la même bénédiction que donnaient jadis les prêtres au peuple alors que le temple était debout : "Que l'Éternel te bénisse et te prenne sous sa garde! Que l'Éternel fasse luire sa face sur toi t te fasse grâce! Que l'Éternel tourne sa face sur toi et te donne la paix !"
La Nehila
Le kippour se termine par la récitation d'une touchante prière, celle de la nehila, prière finale, comme l'indique le mot hébreu. A ce moment les cierges allumés depuis la veille, font entendre comme en signe de fatigue des crépitations particulières, et éclairent de leur pâle lueur toute cette assemblée vêtue de blanc, à jeun, contrite. Dans un instant Dieu va sceller irrévocablement ses jugements. Comme aussi on le supplie! N'a-t-il pas dit qu'il ne veut point la mort du pécheur ? "Le voilà ! le voilà, ce peuple, repentant et confessé. Dieu inscrira son peuple dans le livre de la vie."
Ainsi priait l'assemblée. Les premières ombres de la nuit envahissaient déjà le temple. Alors, comme dernier acte de cette grande journée, le ministre-officiant, au milieu du silence universel, proclame l'antique dogme de l'unité de Dieu, qui est comme la devise d'Israël : "Écoute, Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un (11)". Et le peuple répète sept fois ce verset avec un accent d'enthousiaste conviction. Le schophar retentit aussitôt annonçant la clôture de l'imposante cérémonie, et chacun s'éloigne en silence.
Notes :
- Mot hébreu signifiant indulgence, à cause des prières que l'on fait chaque matin pour invoquer l'indulgence de Dieu. Retour au texte
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Commentaire du code des lois traditionnelles (Mischna), formant avec ce code le Talmud proprement dit. Retour au texte
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3- Corruption de "rabbi". Retour au texte
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4- Même à Paris, cette fête est célébrée avec un recueillement particulier. Une famille juive qui occupe une des plus hautes positions financières de l'Europe est connue par son zèle à pratiquer dans toute leur austérité les exercices du kippour. Retour au texte
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5- C'est en général le hazan qui remplit ces fonctions. Retour au texte
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6- On frappe ordinairement trente-neuf coups : c'est le chiffre fixé aujourd'hui par les rabbins. Retour au texte
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7- Sorte de voile dont on se couvre pendant la prière. Retour au texte
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8- Rabbin de l'école espagnole, qui florissait à Léon dans la première moitié du 14ème siècle. Retour au texte
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9- Il vivait à Tolède vers la fin du 12ème siècle. Retour au texte
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10- Cohen en hébreu signifie pontife. Retour au texte
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Ce sont ces paroles qu'on fait répéter aux agonisants. La grande tragédienne Rachel mourut en les récitant.