UN VENDREDI SOIR EN ALSACE
Le village de Bollwiller, habité par une nombreuse population israélite, est situé à peu de distance de Mulhouse. Là, vit le père Salomon, beau vieillard de soixante-dix ans, à la figure pleine de finesse et de bonhomie. C'est le père Salomon qui devait être mon hôte, et c'est un vendredi que j'ai quitté Mulhouse pour me rendre à Bollwiller. J'eus soin de ne me mettre en route qu'assez tard dans l'après-midi, afin de n'arriver que vers quatre heures à Bollwiller (1).
J'évitais ainsi de tomber d'une façon incongrue au milieu des préparatifs du Sabbat, car le vendredi il y a double besogne pour la population féminine d'un village israélite; la loi mosaïque ne permettant pas de toucher au feu le samedi, il faut apprêter non seulement les mets du soir, mais ceux du lendemain. Je savais encore que, si la matinée du vendredi est laborieuse, la soirée est un de ces rares moments de trêve, où une population israélite révèle avec une complète franchise l'esprit qui l'anime. Avec les derniers rayons du soleil de vendredi s'évanouissent chez ces bonnes gens toutes les préoccupations, tous les chagrins, toutes les misères de la semaine. Le char des soucis, qui, disent-ils, traverse chaque nuit les hameaux pour laisser sur, le seuil des pauvres humains la ration des peines du lendemain, ce char douloureux, symbole de la vie rustique, s'arrête le vendredi à l'entrée de chaque village et one s'ébranle de nouveau que le lendemain soir. Le vendredi soir, c'est le soir de la joie et du bien-être pour tout le monde. C'est le vendredi soir que ces malheureux colporteurs qu'on voit la semaine entière, un bâton à la main et le dos courbé sous quelque ballot de marchandise - toute leur fortune - courir par monts et par vaux, vivant d'eau et de pain noir, c'est ce soir, soyez-en bien - sûr, qu'ils auront leur barchès (pain blanc) (2), leur vin, leur boeuf et leur poisson, et assis, après leur repas, au seuil de leur demeure en manches de chemises et en pantoufles, si c'est l'été ; derrière un poêle bien chaud, en veste ronde et coiffés d'un bonnet de coton, si c'est l'hiver, ces déshérités de la veille ne changeraient pas leur sort contre celui d'un roi.
J'arrivai à Bolwiller justement à l'heure du Sabbat, on appelle ainsi l'heure qui précède la réunion à la synagogue. C'est encore l'heure où les jeunes filles réparent leur toilette un peu dérangée par les travaux extraordinaires de la journée. A cette heure aussi, les pères de familles attendent tout habillés, moins la redingote, le signal qui les appelle à la synagogue. Ils emploient leurs loisirs à préparer, en les brûlant par le bout, les mèches de cette lampe à sept branches, qui se retrouve inévitablement dans toutes les familles israélites des villages de l'Alsace et qu'on fabrique exprès pour elles. A mesure que je montais la grande rue, je voyais dans plusieurs maisons s'allumer des lampes de ce genre.
Soudain, trois coups secs frappés, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte cochère, par le Schulé klopfer (3) en grande tenue, firent autant d'effet que la plus bruyante des cloches sonnant à toute volée. Aussitôt sortirent pour se rendre à la synagogue des groupes d'hommes et de femmes vêtus de leur costume du samedi. Ce costume est particulier aux villageois israélites. Celui des hommes se compose d'un large pantalon de drap noir, qui, recouvre presque entièrement de grosses bottes huilées, d'une énorme redingote bleue à taille très courte, au collet et aux revers démesurément enveloppés, d'un chapeau étroit à la base s'élargissant vers le haut et d'une chemise de toile grossière mais blanche; cette chemise se termine par deux cols tellement formidables qu'ils cachent entièrement la figure, tellement empesés, que, pour regarder de côté ou d'autre, ces braves gens décrivent des demi-tours à droite ou à gauche. Les femmes portent une robe de couleur foncée, un grand châle rouge orné de palmes vertes, un bonnet de tulle chargé de rubans rouges. Un bandeau de velours tient la place des cheveux qui sont depuis le jour du mariage rigoureusement refoulés. La parure se complète par un beau rituel, édition Roedelheim (4), magnifiquement relié en maroquin vert, et que chaque fidèle étale majestueusement sur son abdomen.
Bientôt je me trouvais seul dans la rue. Aller directement chez mon hôte, je l'eusse fait volontiers, mais de quel front entrer, un vendredi soir, dans une maison israélite de village sans avoir passé par la synagogue ? J'y courus, un, peu honteux, je l'avoue, de mon retard. Mon hôte, que je rencontrai au seuil du temple, parut s'apercevoir de mon embarras. S'avançant vers moi et me tendant la main accompagnée du cordial Solem Aléchem (5) d'usage. - Rassurez-vous, mon cher Parisien, me dit-il, vous n'êtes pas en retard. Vous sachant en route, j'ai prié le chantre de patienter quelques instants et de ne pas entamer le Boï Besolem (6) avant votre arrivée dont je ne doutais pas. Je ne fus pas insensible à ce trait de courtoisie religieuse et j'en remerciai mon hôte.
La maison du père Salomon, comme toutes les maisons de la localité, était composée d'un rez-de-chaussée, servant de magasin, et d'un premier étage habité par la famille. Un escalier étroit, presque perpendiculaire, parsemé de sable rouge, et éclairé par une sorte de girandole en fer-blanc fixée au mur, nous conduisit à la porte de face, ornée d'un large Mezouza (7). Mon hôte était père de famille, Sa femme vint à moi. précédant deux jolies filles à l'oeil et aux cheveux noirs, et trois vigoureux gars ; toute cette couvée m'accueillit en riant. Dans les villages d'Alsace, c'est toujours en riant qu'on reçoit les hôtes, surtout si l'on craint qu'ils ne vous parlent en français. De cette façon, tout en se montrant gracieux, on gagne du temps. La précaution était bien inutile avec moi, qui me pique autant que pas un de parler dans toute sa correction notre incorrect, mais fin et pittoresque jargon judéo-alsacien.
Pendant que le père Salomon chantait avec ses fils le Malké Solem (8), écouté par le reste de la famille avec un religieux silence, je promenais mes regards autour de moi. Je considérais avec bonheur tous ces objets qui sont à peu près les mêmes dans toute maison israélite aisée, objets que j'avais vus si souvent dans mon enfance et qui avaient gardé leur primitive simplicité; la lampe de rigueur suspendue au plafond, une table recouverte d'un tapis de Perse rouge dont une protubérance traduisait, près du gros fauteuil en cuir, la présence de deux barchès (pains blancs), commandés pour le vendredi soir.
Dans un coin, une fontaine avec bassin en cuivre rouge reposait sur un pied en bois de couleur verte, dont la partie inférieure, formant armoire, était exclusivement destinée à serrer le rituel et quelques livres talmudiques. Sur un côté du mur, le côté du levant, on remarquait une grande feuille de papier bleue, encadrée avec un soin particulier, et où se lisait le mot hébreu ; Mizrach, c'est-à-dire Orient. Le Mizrach indique aux étrangers, - c'est une prévenance comme une autre - le point cardinal où il est ordonné de se tourner pour prier l'Eternel. Deux gravures représentaient l'une Moïse au front surmonté de deux rayons lumineux, tenant dans sa main droite les tables de la loi, dans sa gauche, le bâton classique ; l'autre, le grand prêtre Aaron, la poitrine et les épaules couvertes du Choschen et de l'Ephod (9), la tête ceinte d'un turban pontifical. Au-dessus d'une petite glace, une énorme tête de cerf portait alternativement le chapeau et le bonnet de coton du maître, selon qu'il se trouvait au logis ou au dehors.
En ce moment, un pas lourd retentit dans l'escalier; la porte s'ouvrit sans
qu'on eût frappé.
- Bon samedi, la compagnie ! dit une grosse voix qui était celle de Samuel
en personne.
Samuel pouvait avoir cinquante ans. Une large paire de favoris encadrait sa
figure intelligente, quoique un peu grosse. Samuel est un de ces types de la
campagne comme il y en a tant en Alsace et qui sont propres aux rôles
les plus divers. Le digne voisin du père Salomon remplissait avec un
égal succès les fonctions si différentes et si délicates
de chantre suppléant à la synagogue, de garde-malade, de conteur,
de barbier, d'agent matrimonial et de commissionnaire.
Le nouveau venu, qui semblait avoir conscience de sa valeur,
s'établit carrément et familièrement à côté
du maître de la maison.
- Samuel, lui dit mon hôte, sans plus de préambule, tu arrives
à propos. Puisque tant est qu'on ne peut faire la partie (11)
ce soir, tu vas nous raconter quelque histoire, mais quelque chose de bien,
qui puisse plaire à monsieur, c'est un ami qui habite Paris.
Samuel me salua de la tête, sans toucher à son chapeau.
- Je n'ai pas l'habitude de me faire prier, répondit-il ; mais laissez-moi
chercher un peu. Voyons : qu'est-ce que je pourrais bien vous raconter ?
Ici, ce fut un véritable assaut livré par l'auditoire tout entier
au répertoire, à l'érudition de Samuel.
La maîtresse de la maison insista sur la légende de la Reine de
Saba, traversant à certaines époques le village de Bollwiler,
à une heure après minuit, assise, les cheveux flottants et vêtue
de blanc, sur un char d'or roulant sans attelage.
Les deux filles de Salomon prièrent Samuel de leur raconter l'histoire,
si tragique, de la petite Rébecca, qui, pour avoir jeté, un samedi
soir, un coup d'oeil indiscret, à travers la petite fenêtre de
sa cuisine, aperçut et entendit mugir le fameux Mohkabb, couché
sous la pierre de l'évier, et mourut de peur.
Le fils de mon hôte réclamait les aventures du vieux Jacob qui
s'égara en s'en allant à la foire de Saint-Dié. Après
avoir marché toute la nuit, il s'était trouvé, à
trois heures du matin, au même point d'où il était parti
la veille au soir et fut poursuivi dans sa maison par une troupe d'hommes de
feu qui laissèrent sur sa porte, comme une sinistre menace, l'empreinte
de leurs doigts enflammés.
Le père Salomon demanda l'histoire du trop célèbre Nathan,
dit Nathan le Diable, l'effroi et le scandale de la pieuse commune de Grussenheim;
Nathan qui, grâce à ses pactes avec l'enfer, avait, au vu et au
su de tout le monde, fait sonner des carillons dans son grenier, pleuvoir des
lettres mystérieuses de tous des plafonds, et sortir, des quatre murs
de la salle basse, des langues de feu brûlant sans se consumer.