Depuis onze ans, le site internet du judaïsme d'Alsace et de Lorraine abrite des montagnes d'archives. Derrière ce travail considérable, un homme Michel Rothé, fait aujourd'hui figure de gardien de la mémoire d'une communauté en voie de disparition
S'il existait un État juif d'Alsace, son ambassade se trouverait certainement au rez-de-chaussée de cet immeuble de Jérusalem dans le joli quartier de la Mochava haguermanith. Et pour drapeau, on pourrait par exemple utiliser la nappe recouvrant la table du salon de cet appartement : elle est en effet imprimée des blasons régionaux. Bienvenue, donc, chez Michel Rothé, chirurgien-dentiste de profession et chasseur insatiable de témoignages de la vie juive en Alsace par vocation ! Avec le fruit de ses recherches, il alimente le site internet du judaïsme d'Alsace et de Lorraine (http://judaisme.sdv.fr/) qu'il a créé voilà onze ans et qui fait office d'archives quasi officielles d'un monde "en voie de disparition", comme il le reconnaît lui même sans nostalgie apparente. Des documents en attente d'archivage, il en a des pleins rayonnages - au grand regret de son épouse qui voit l'Alsace envahir toujours un peu plus l'appartement familial...
Et dans le bureau, une voix sort soudain des haut-parleurs de son ordinateur : c'est celle du professeur André Neher, figure du judaïsme alsacien d'après-guerre dont il est en train de numériser la totalité des conférences et qui se retrouveront ensuite sur internet. "J'ai plus de 300 heures de bandes magnétiques !", confie Michel Rothé, ravi.
Ce judaïsme alsacien, Michel Rothé n'en a pourtant connu que le déclin puisqu'il est né à Mulhouse après la guerre, avant de s'installer à Strasbourg pour ses études, et de monter en Israël en 1983.
Mais un jour, à la fin des années 60, la conférence d'un vieux professeur goy sur les sites juifs du Haut-Rhin éveille son intérêt. Depuis, la flamme ne s'est jamais éteinte. Adolescent puis étudiant, il profite ainsi des vacances pour parcourir la région sur sa mobylette et photographier ces vestiges souvent en ruine de la vie juive des campagnes. Il ne le sait pas encore, mais son travail d'archives systématique vient de commencer...
Et ce n'est pas son beau-père, l'ancien grand rabbin de Strasbourg, Max Warschawski za"l, lui aussi féru d'histoire locale, qui va freiner ses ardeurs. Au contraire, puisque les deux hommes rédigent ensemble en 1992 un ouvrage sur le patrimoine juif alsacien.
"Ce livre a constitué un vrai catalyseur", reconnaît-il aujourd'hui. De partout, on commence en effet à lui envoyer des documents. Certains sont des témoignages tout à fait uniques, comme celui de ce survivant de la Shoah qui a côtoyé Primo Lévi à Auschwitz, ou bien encore les archives du grand rabbin Deutsch za"l. "Mais même quelque chose d'aussi insignifiant en apparence que le compte-rendu de la cérémonie du 25e anniversaire de la synagogue de Haguenau a en fait une très grande importance pour moi. Car tout cela permet de recréer un contexte".
C'est en fait l'arrivée puis le développement en flèche d'Internet qui lui permet ensuite de vraiment systématiser sa démarche. Le réseau mondial n'en était encore qu'à ses balbutiements quand l'une de ses patientes lui proposa - pourquoi pas ! - de créer une "ébauche de site"... Depuis, la formule ne cesse de s'agrandir et de se développer : chaque jour, ce sont désormais plus de 3 000 visiteurs qui se rendent - et souvent se perdent... - dans le labyrinthe sans fin de toutes ces photos d'époque, ces témoignages et ces documents officiels. Mais après tout quoi de mieux qu'Internet pouvait continuer à faire vivre la mémoire d'une communauté juive dispersée loin de son Alsace natale ?
Un travail considérable salué par la Bibliothèque nationale de France qui a proposé à Michel Rothé d'abriter ses archives. Des sociétés d'Histoire l'appellent également régulièrement. Le Conseil régional le soutient. Et il n'y a pas jusqu'au grand quotidien régional, les Dernières Nouvelles d'Alsace qui n'ait sauté sur l'occasion pour lui proposer un partenariat... "Je n'aurais jamais imaginé que ce site prendrait une telle importance, souffle-t-il. Sans doute que ma volonté de perpétuer le souvenir de ces communautés juives répondait à un énorme besoin qu'éprouvaient beaucoup de gens originaires de la région...".
Pas question pourtant que cette vocation d'historien apparue sur le tas - "en bon dentiste, je suis habitué à toujours aller.. à la racine des choses !", plaisante-t-il - ne le ramène en Alsace. Ce qui n'empêche pas Michel Rothé d'y retourner de temps en temps en explorateur touriste pour ses vacances - l'occasion aussi de voir les membres de sa famille qui y sont restés. "Et puis j'adore m'y promener. Aller faire des photos d'un vieux cimetière juif, ça a toujours quelque chose de magique !". On ne se refait pas...