Voici du reste une histoire intéressante à ce sujet (59) : à la séance du 31 janvier 1628, le conseil prit la résolution suivante : comme dans la synagogue on entend continuellement des cris, aussi bien la nuit que le jour, elle sera fermée. Simon, le président, vint alors annoncer que cette maison lui appartenait, et qu'il devait être autorisé à y laisser faire des prières. On lui demanda de montrer ses privilèges. Il repartit qu'il n'y avait pas de liberté spéciale concernant la synagogue, mais qu'il se rapportait aux promesses que le magistrat avait faites en 1519 à la communauté. Bonus et Mayer vinrent au nom de leurs autres coreligionnaires dire que, depuis un temps immémorial, ils avaient toujours pu exercer librement leur culte partout ou les Juifs s'étaient trouvés. Le secrétaire du conseil, après avoir compulsé les traités faits avec les Juifs, rapporta qu'il n'y était pas explicitement dit qu'ils étaient libres d'avoir une synagogue, et encore moins qu'ils pouvaient se réunir en communauté ; que cette permission était, et avait toujours été une simple tolérance de la part du magistrat. Le conseil maintint donc sa première décision : le temple devait être fermé. Mais Simon en sa qualité de propriétaire, et parce que les quittances de la rente foncière étaient en son nom, pouvait venir à la synagogue, y faire ses prières.
Le 28 février, Bonus et Mayer revinrent demander, au nom de leurs coreligionnaires, l'autorisation de prier dans le temple. Ils furent remis à quinzaine. Enfin le 10 mars le contrat suivant fut élaboré et lu aux Israélites :
Les Israélites naturellement répondirent qu'ils voulaient de tout coeur, obéir ponctuellement à tous les articles qu'on venait de leur lire (60).
Néanmoins, après être rentrés de nouveau en possession de cette liberté qui leur était si chère, ils s'adressèrent derechef quelques jours après au Conseil, pour lui soumettre une grave question.
Au mois de septembre de l'année suivante (1629), Bonus maria sa fille à un jeune homme des environs de Cologne nommé Isaac, et obtint, pour son gendre, l'autorisation de venir demeurer Haguenau, aux conditions qui lui avaient été faites à lui-même en 1610, avec cette différence qu'on ne demanda au jeune marié qu'un cheval dans son écurie à la disposition de la bourgeoisie. Un mois après, en octobre, Mayer put aussi établir son fils Löwel, aux mêmes conditions (62). Les voilà donc à neuf ménages pour supporter toutes les charges dont la ville les imposait continuellement. En 1630, en plus de leurs impôts ordinaires, ils furent forcés de verser 400 florins de contributions de guerre. Ils durent s'imposer des sacrifices pour s'acquitter, mais ils furent obligés de s'exécuter (63). En outre, ils eurent à supporter la plus grande partie des impositions qui pesaient sur leurs compatriotes de Haguenau.
La guerre continuait toujours. La ville avait une sorte de garde civique pour maintenir l'ordre dans ses murs. Toutefois aucun Juif n'était admis dans ses rangs, quoiqu'on eut vu par l'exemple de Jacob, qu'alors déjà, un Juif savait être brave. Par contre, il était obligé de se faire remplacer. Une autre anomalie, qu'on a peine à comprendre, était qu'on ne leur confiait pas de garnisaires ; et si l'idée en était venue à l'autorité civile, les commandants militaires s'y fussent refusés. Pour compenser toutes ces exemptions de corvées, logements de gens de guerre et gardes à monter, ils eurent à payer vingt florins (à 3 fr. 81= 11 fr. 40) par semaine, qu'ils devaient répartir entre eux. Pour éviter tout retard, ils étaient obligés de faire les versements tous les mardis (64) entre les mains du receveur (65).
Les événements se précipitent. Nous sommes en 1631. On n'entend plus parler que de guerre. On fait dans la ville de grands préparatifs pour ne pas être pris au dépourvu. Dès le début, la communauté juive est obligée de verser deux mille florins (a 3 fr. 81=1140 francs), elle doit fournir quatre chevaux pour le service de la poste, tandis que le reste des habitants n'a à livrer que deux chevaux ou 90 florins (66). En septembre, les Juifs supplient le magistrat de les exonérer des vingt florins qu'ils payaient pour être exempts des corvées et autres charges, et offrent de se libérer en nature. Ainsi ils proposent de livrer, à partir de ce mois jusqu'a la Pâque suivante, cent voitures de bois et un quintal de chandelles. On accepte leur proposition ; seulement le terme est rapproché, et la quantité augmentée. Ainsi ils sont contraints d'amener de septembre 1631, au carnaval de 1632, cent cinquante kloffter (600 stères) de bois, trois quintaux de chandelles et deux sacs de sel. Quand ils voulurent se mettre à l'oeuvre pour s'acquitter envers la ville, ils ne trouvèrent pas d'ouvriers pour faire le bois. Aussi le Conseil les punit pour leur retard, en leur imposant l'obligation de fournir vingt kloffter de bois en plus, et demanda que la communauté en fournit dix par semaine, jusqu'à complète livraison (67).
Cependant les Suédois étaient annoncés d'un côté, et les Lorrains d'un autre. Tous les Juifs non seulement des environs de la Landvogtei de Haguenau, mais encore du comté de Hanau, du Landvogt de Strasbourg, vinrent se réfugier à Haguenau. Ils arrivèrent ainsi au mois de janvier 1632. Ils étaient au nombre de 268, dont 124 vieillards, 131 enfants, et 7 célibataires. On fixa leur imposition à 2 florins par tête soit 536 florins (à 3 fr. 87 = 2074.fr. 32), plus 24 florins par famille pour contributions de guerre, moyennant quoi, ils eurent l'autorisation de rester jusqu'à Pâques. Certains autres eurent à verser trente reichsthalers par mois (à 5 fr. 80=114 fr.) (68). Le préposé de ceux qui étaient dénommés de la Landvogtei, était Haym de Landau, avec qui nous avons déjà fait connaissance en 1611. Il remit à la mairie une liste de tous ceux qui l'avaient suivi, et qui s'élevaient au nombre de 43 personnes. Ils durent payer jusqu'à Pâques un reichsthaler par tête, et, de plus, 15 reichsthalers par famille, pour contributions de guerre. Ce même Haym, en sa qualité de savant, etait obligé de tenir un registre ou il inscrivait tous les Juifs qui entraient dans la ville ou en sortaient. Ce livre devait être constamment jour, afin que, si l'autorité voulait le vérifier, il fût toujours présentable. Si l'on y trouvait une irrégularité quelconque, Haym était prévenu qu'il serait cité en justice.
Les Juifs de Haguenau avaient aussi de lourdes impositions. A côté de tout ce qu'ils versaient, ils eurent encore, à partir du mois de janvier de cette année, trente reichsthalers à payer par mois, pour l'entretien de leurs soldats (69).
Le temps passait très vite, l'on voyait arriver la fête de Pâques et Haguenau était toujours dans la crainte de se voir prise par les Suédois. Les Juifs demandèrent une prolongation de séjour, on la leur accorda jusqu'à la Pentecôte, avec la même imposition que celle qu'ils avaient déjà payée. Comme supplément, ils durent encore contribuer pour 500 florins a l'entretien des officiers de guerre qui se trouvaient dans la ville. Ils se plaignirent de ces impositions trop élevées auprès du sous-bailli et du conseil de préfecture ; ceux de la Landvogtei adressèrent, en outre, la lettre suivante aux autorités locales :
A Messieurs du magistrat, très nobles, etc.,
Nous, pauvres Juifs, nous venons vous ennuyer de nouveau par notre pétition et vous en demander mille pardons. Pour la permission de notre séjour dans la ville, les louables magistrats de la chambre impériale et de la ville de Haguenau nous ont demandé derechef un nouveau Reichsthaler par tête. Il est vrai qu'on nous a accordé trois termes pour le payement, prolongé jusqu'à la Saint Jean. Mais avec la meilleure volonté, nous ne pouvons payer un droit de protection si élevé. Si vous comptez, Messieurs, que de la Noël à Pâques, nous avons été obligés de vous verser 430 florins, et si vous laissez subsister le thaler, cela nous ferait 207 thalers, qui, sur le pied de 46 florins, forment 330 florins. Nous aurions donc à payer 760 florins pour six mois. Si vous calculez encore qu'à côté des Juifs d'ici nous avons été obligés de contribuer pour 500 florins à l'entretien des officiers de guerre qui se trouvaient en nos murs (laquelle contribution ne nous a nullement protégés) vous arrivez à un chiffre beaucoup trop élevé pour nos moyens.
Nous ne nous rappelons pas que jamais la Juiverie réunie de la Landvogtei, dont les plus riches se sont refugiés cette fois-ci ailleurs, ait jamais été pressurée de pareille sorte. Le maximum de ce qu'on leur ait réclamé était de 200 florins, et même il y a quelques années, en 1610, on s'est contenté de les imposer à 70 florins.
Eu égard à toutes ces contributions, nous vous prions très respectueusement, par la présente, de vouloir bien nous accorder notre demande, en nous déchargeant de cette dernière imposition, qui serait notre ruine complète.
Vous nous feriez par là une grâce insigne que les soussignés n'oublieront jamais.
Dans l'attente, Messieurs, que vous voudrez bien nous écouter dans notre réclamation si juste, nous sommes vos très obéissants sujets et très dévoués serviteurs.
Les Juifs de la Landvogtei, réunis pour le moment à Haguenau (70).
Le Landvogt intercéda pour eux. Le Sénat répondit :
Ce rabais était un réel bonheur pour eux. Ces malheureux ne savaient pas que les Suédois n'entreraient dans la ville qu'en décembre, et qu'ils étaient même encore assez éloignés. Outre cela, les Lorrains qui étaient en garnison à Haguenau les harcelaient de toutes façons et leurs patrouilles volantes qu'on rencontrait sur toutes les routes les molestaient où elles pouvaient.
La population juive de Haguenau étant ainsi devenue plus dense, la mortalité augmenta et, vu l'état de siège, elle dut songer à s'approprier un cimetière dans l'intérieur de la ville. Déjà, lors d'un siège, les Juifs avaient enterré leurs morts dans le jardin du Stettmeister Capito. Ce cimetière finit bientôt par se remplir, lorsque les hostilités recommencèrent. Les Juifs désirant en avoir un comme les catholiques, près de leur maison de prières, profitèrent de la situation pour demander l'autorisation d'en établir un dans la ville. Cette autorisation leur fut accordée, et ils achetèrent à cet effet un jardin situé près de la tour de l'horloge (actuellement rue des Roses). En faisant cette demande, les Juifs avaient allégué qu'il venait de mourir un des leurs et qu'ils ne pouvaient transporter son corps hors de la ville, à cause du danger. Bientôt on apprit que les Juifs, outrepassant leurs droits, avaient inhumé dans le nouveau cimetière plusieurs corps sans nouvelle autorisation du Conseil. Aussitôt (28 avril 1632) le Stettmeister Bildstein réunit le Conseil et demanda une punition pour les délinquants. La décision suivante fut alors prise :
"Comme les Juifs ont commis ce délit à l'insu de l'honorable Conseil, ils devront déterrer leurs morts, les transporter hors de la ville, A leur lieu de repos habituel et payer en outre pour chaque inhumation ainsi faite dix reichstalers d'amende"(72).
Les Juifs répondirent par une supplique (73) dans laquelle ils exposaient qu'ils étaient victimes d'un malentendu, et demandaient la permission de laisser ces corps dans leur lieu d'inhumation, qu'il n'y avait aucun péril à les y conserver, qu'au contraire il serait dangereux de les exhumer.
Le Conseil ordonna une enquête et les Juifs durent obéir. Mais le cimetière ordinaire n'avait plus de place, ils durent donc acheter une propriété qui y attenait, que le Conseil leur permit de convertir en lieu de sépulture à la condition qu'aucun Juif étranger à la ville n'y fût enterre. Ils fondèrent alors une société chargée, sous le contrôle de l'administration de la communauté, de la gestion du cimetière. Cette société qui était composée de presque tous les Juifs de la ville et de ceux des environs, prit le nom de Hebrah de Gemilout Hasadim.
Pendant ce temps les Suédois étaient partis et avaient été remplacés par les Impériaux sous le commandement de Metternich. Des Juifs refugiés, deux seuls purent continuer à y résider ; ce furent le médecin Haym et une veuve de Schweighausen, celle-ci à la demande du gouverneur, parce qu'elle savait parler le français (74). Ainsi la communauté israélite comptait en 1633 onze ménages. Les charges qui pesaient sur elle étaient très lourdes, et on s'explique difficilement qu'ils aient pu les supporter. En plus des impôts ordinaires, en 1634, ils durent, contrairement à la jurisprudence établie, recevoir des garnisaires, lesquels avaient droit au gîte, à un reichsthaler par semaine (5 fr. 80) par cavalier ; à trois par porte-étendard, quatre par lieutenant et dix par capitaine. En outre, ils furent contraints de verser toutes les semaines les cinquante reichsthalers que Metternich exigeait de la ville. Ils réclamèrent et on leur accorda seulement que les bourgeois logeraient chez eux les cavaliers (75). Pour le coup les Juifs ne purent se contenir. Le 25 décembre un sieur Greiff, membre du Conseil, étant venu signifier à Bonus, l'un des préposés de la communauté, l'arrêté qui leur imposait ces lourdes contributions, Bonus, indigné, lui dit, en présence d'une foule de bourgeois et de soldats :
Les soldats approuvèrent les paroles de Bonus et le louèrent de son courage, mais Greiff le cita devant le magistrat, le lendemain 26 décembre, réclamant mille thalers de dommages-intérêts et la peine de la prison contre lui. Bonus comparut ; il ne nia rien, dit simplement que c'était l'indignation qui l'avait forcé à parloir de la sorte, que chaque jour il devait essuyer les larmes et les supplications de ses coreligionnaires, qu'il ne nourrissait d'ailleurs aucun mauvais sentiment à l'égard de Greiff et des membres du Conseil.
Le magistrat renvoya le prononcé du jugement au 28 décembre et le fit conduire préventivement dans la cage aux sorciers, prison spéciale réservée aux sorciers condamnés à mort : on n'y pouvait tenir debout. Sa femme implora sa grâce auprès du colonel de Hartenberg qui obtint un allègement de la peine ; on mit le prévenu dans un autre cachot. Le 28, la sentence fut rendue, il était condamné à mille francs d'amende, à six mois de prison dans la tour appelée Armbruster Turm, pour avoir offensé non seulement le sieur Greiff, mais tous les magistrats.
L'année 1634 vit encore deux nouveaux pères de famille admis à s'établir à Haguenau. Le premier, nomme Hirtzel, avant demeuré jusqu'alors à Eschpach, le second était le gendre de Mayer (77). Peu à peu la communauté s'accroissait, bientôt après Haguenau compta une treizième famille israélite. Le docteur Ungar permit, en effet, à la veuve d'Isaac d'Ueberrach, de demeurer dans la ville pendant un certain temps, parce qu'elle pouvait y rendre des services par sa connaissance du français. Plus tard elle se maria et demeura définitivement à Haguenau.
La ville semblait donc se départir de sa rigueur, mais aussi augmentait les droits d'admission que devaient payer les Juifs. Jusqu'à la Révolution, ce fut cette méthode qui prévalut.
La guerre de Trente ans continuait à faire venir des troupes dans la ville ; une garnison partie, une autre la remplaçait. Les Juifs eurent de nouveau à loger des cavaliers, cette fois ils eurent le courage de demander au magistrat, pour pouvoir supporter cette nouvelle charge, la permission de vendre des chevaux les dimanches et jours de fête. Cette autorisation leur fut accordée, en tant que la religion n'en serait pas lésée. Ils La conservèrent pendant quatre-vingt ans, puis elle leur fut retirée.
Les hostilités continuant, les Juifs surchargés d'impôts déclarèrent qu'ils n'étaient plus en état de payer leurs droits de protection. La ville, étant elle-même devenue pauvre, ne put renoncer à cette ressource et consentit à réduire ces droits de moitié. La ville fut bientôt obligée même d'emprunter de l'argent à ses protégés ; le médecin Haym reçut du Conseil des remerciements pour avoir prêté vingt florins (78).
En 1637, nouveaux impôts, ils durent fournir le mobilier de la Landvogtei.
En 1648, ayant oublié d'offrir aux autorités de la ville le cadeau du jour de l'an qu'ils étaient accoutumés de faire, le Conseil les rappela à leur devoir, leur déclarant que, faute de quoi, ils seraient déchus de leurs droits de protection. Ces cadeaux furent plus tard convertis en un impôt spécial.
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