Elie SHEID - HISTOIRE DES JUIFS DE HAGUENAU II.5
II. Pendant la période française


V. Les métiers permis aux Juifs (18ème siècle)

Chose étonnante, à mesure qu'on s'avance vers la fin du 18ème siècle, on ne voit pas que les sentiments de la population ni l'esprit de la loi deviennent plus libéraux ; quand les Israélites ne souffrent pas pour leur qualité religieuse, ils subissent le contrecoup de la concurrence gênante qu'ils font à leurs concitoyens.

Ainsi deux Juifs seuls étaient autorisés à avoir à Haguenau un cabaret spécialement réservé à leurs coreligionnaires ; défense, sous peine d'amende, leur était faite de donner à boire aux chrétiens. Cet état était assez lucratif, car le mardi, jour de marché, le nombre des Juifs de la banlieue était  grand dans la ville.
La prospérité de ces deux privilégiés excita la jalousie d'un Israélite nommé Jacob Alexandre qui demanda à la municipalité de déposséder les deux cabaretiers de leurs droits pour les lui conférer, alléguant que leur hôtellerie étant exigüe, les Juifs étrangers n'y pouvaient venir en grand nombre, au préjudice des intérêts de la ville, tandis que la sienne, au contraire, était vaste et confortable (117).
Le requérant avait touché juste en faisant appel aux intérêts de la municipalité, et il reçut le monopole d'hôtelier des Juifs (1743). Les deux anciens cabaretiers, en ayant en vain appelé à la tour de Colmar, furent forcés de quitter la ville, et l'un d'eux, nommé Isaac Senderlé, ayant pris l'état de brocanteur, fut arrêté quelques années après sous l'inculpation de recel de vases sacrés dérobés à la cathédrale de Strasbourg. Il fut condamné à mort, et, au dire des vieilles personnes qui entendirent parler de cet événement  en leur enfance, il fut brûlé vif ((116).
Les Juifs demandèrent avec instance à recueillir les cendres du supplicié et les enterrèrent dans le cimetière juif de Haguenau, dans un coin séparé. Sur sa tombe, ils firent graver l'inscription suivante :

"Ci gît un homme juste et saint, Alexandre, fils d'Isaac, de la sainte communauté de Haguenau, mort martyr de la foi, le vendredi, 3 kislew 5513 (décembre 1752). Que son âme repose en paix."
   Les Juifs furent persuadés de son innocence, et s'ils crurent qu'il avait été martyr, c'est que le bruit courait qu'on lui avait offert la vie sauve, à condition qu'il acceptât le baptême.

En 1754, quelques Juifs de la ville voulurent essayer de vendre du cuir, mais les tanneurs des environs de Haguenau se crurent lésés dans leurs droits et adressèrent à la municipalité la requête suivante, qui montre quel était alors l'état d'esprit des marchands :

Messieurs, Messieurs les prêteur royal (sic) Stettmeister et magistrats de la ville de Haguenau.
Supplient très humblement Philippe Strohl, bourgeois, chamoiseur de Werth, et Balthazar Müntzer, bourgeois, chamoiseur de Bischwiller, tant en leur nom qu'en celui des chamoiseurs de Bouxwiller, Ingwiller et autres lieux de la Basse-Alsace, disant qu'en tout temps, il a été défendu aux juifs d'exposer en vente, et vendre dans les principales villes de notre province, des cuirs, peaux et autres pelleteries, qu'il arrive cependant que depuis quelque temps, les Juifs s'avisent de vendre en notre ville, toutes sortes de pelleteries, contre l'usage et les droits des suppliants; c'est pour obvier aux inconvénients qu'ils ont l'honneur de vous présenter leur très humble requête, tendant à ce qu'il vous plaise, Messieurs, faire défense à tous les Juifs d'exposer en cette ville, en vente, aucune espèce de marchandises de chamoiserie, les jours de foire, à peine de confiscation desdites marchandises, et de demeurer responsables des dommages et intérêts des suppliants et sous telles autres peines que de droit conformément à l'usage des villes voisines de cette province, nommément Strasbourg et Wissembourg suivant les certificats cy-joints et ferez bien.
Ce 25 juin 1754 (117).

Comme on 1e pense bien, le procureur fiscal donna raison aux tanneurs.

Pour les fripiers, il leur était défendu de vendre des vêtements neufs, sauf aux jours de foire. Les marchands en devinrent bientôt jaloux et rappelèrent à la municipalité que les Juifs n'étaient autorisés qu'à vendre des chevaux, des bestiaux et de vieux vêtements et à prêter de l'argent, qu'en conséquence cette concurrence déloyale devait être arrêtée (1766) (118).

Haguenau au 18ème siècle

VI. Etat de fortune des Juifs de Haguenau dans la première moitié du 18ème siècle

Les droits de protection et autres impôts auxquels étaient soumis les Juifs continuaient à varier, malgré les accords qui  intervenaient sans cesse entre eux et, la municipalité ou le grand bailli et qui avaient la prétention d'être définitifs. Ainsi, en 1714, les droits de protection s'élevaient à 10 livres ou 5 florins par famille ; en 1742, suivant une requête présentée au roi par le duc de Châtillon, grand bailli de Haguenau, et avec le consentement des intéressés, ils furent portés au double (119).

En 1740, pour être exempts des corvées et du logement des garnisaires, ils avaient consenti à payer un droit fixe de 700 livres, et, en cas de nécessité extrême, à fournir 20 lits. En 1744, le stettmeister dispensa les bourgeois de loger les soldats venus dans la ville et les envoya chez les Juifs. Ceux-ci s'étant plaints à l'intendant d'Alsace (120) reçurent satisfaction (121). Le maréchal deCoigny, gouverneur de l'Alsace, rendit même un arrêt défendant aux troupes et aux baillis, prévôts et bourguemestres, d'enfreindre ces conventions dans toutes les villes de l'Alsace où étaient domiciliés les Juifs, moyennant paiement par eux du montant et du quart en sus de leur capitation et du double en temps de guerre (122). En outre, l'intendant général, de Vanolles, fit avec les Juifs de Haguenau, un nouveau traité qui réglai leur capitation au taux de 1 livre pour cent de leur capital en temps de paix, et de 2 livres 10 sols en temps de guerre. Cet arrangement n'était pas du goût de la municipalité de Haguenau qui tenait à ses anciens privilèges de ville impériale et qui, en effet, les garda jusqu'en 1790.

L'établissement du rôle de capitation n'allait pas toujours sans difficultés. En 1749, après la paix d'Aix-la-Chapelle, le syndic greffier de la mairie reprit simplement la liste de 1748, en y ajoutant les impositions de trois nouveaux Israélites admis dans la ville, sans en retrancher celles des Juifs décédés. De là, comme on le comprend, des réclamations ; mais, cette fois, les Juifs s'adressèrent aussi aux préposés généraux des Juifs d'Alsace. Ils obtinrent pleine et entière satisfaction (123) et le stettmeister leur demanda de dresser eux-mêmes la liste des chefs de famille avec le montant de leur fortune. C'est à cette circonstance que nous devons de pouvoir donner la pièce intéressante qui suit :

  1° Feistel Moch a une fortune de  .....  7.500 florins
  2° Aron Abraham Moch -  .....  11.000 -
  3° Jacob Alexandre -  .....  2.400 -
  4° Lippmann Moch -  .....  7.000 -
  5° Meyer Feistel Moch -  .....  4.700 -
  6° Meyer Moch -  .....  5.200 -
  7° Aron Feistel Moch -  .....  3.200 -
  8° Leiser Lévi -  .....  2.800 -
  9° Seligman Lévi -  .....  2.600 -
10° Alexandre Lévi -  .....  2.250 -
11° Hirtzel Macholi -  .....  2.000 -
12° Samuel Moch -  .....  1.300 -
13° Jeckel Isaac -  .....  1.200 -
14° Abraham Coblentz (Hertz) -  .....  1.200 -
15° Borach Lévi -  .....  1.000 -
16° Bezalael -  .....  1.000 -
17° Jeckel Bickert -  .....  1.000 -
18° David Lévi -  .....  1.000 -
19° Samuel Lévi -  .....  950 -
20° Hirtzel Lévi -  .....  900 -
21° Hayem Landau -  .....  600 -
22° Moyse Reims -  .....  650 -
23° Aron Meyer Moch -  .....  450 -
24° Libermann Marx -  .....  400 -
25° Götschel Samuel -  .....  200 -
26° Judel Moyses -  .....  200 -
27° Bonef Aron -  .....  200 -
28° Moyses Koppel -  .....  200 -
29° Lehemann -  .....  150 -
30° Scheié Judel -  .....  150 -

Pauvres sans fortune et sans facultés : 1° Anschel ; 2° Jacob Lévy ; 3° Leiser ; 4° Lebel Abraham ; 5° veuve Leyé.
Exempts : Le rabbin, le substitut, deux chantres et un aide, Meyer Bonus le bedeau, et enfin trois veuves.
Certifié véritable, à Haguenau, le 40 avril 4750, par nous, les préposés Aron Abraham MOCH, Jacob ALEXANDRE et Lippman MOCH (124).

Nous possédons encore une autre liste, de 1760, dressée à propos d'une contribution extraordinaire de 454 florins 9 schel. 3 deniers, quote-part des Juifs dans le paiement de 4145 florins imposés à la ville de Haguenau.
Voici quel fut le chiffre payé par chaque Juif suivant ses facultés (125) :

On voit que depuis l'année 1627, où la ville admit a grand'peine un septième père de famille, la communauté israélite s'était notablement accrue ; on devine pour quels motifs. Non contente des droits d'admission qu'elle faisait payer aux nouveaux arrivés, la municipalité voulut profiter de cet accroissement de population en élevant de 683 à 1063 livres le montant des impositions des Juifs. Mais depuis l'ordonnance de Vanolles, ceux-ci n'étaient plus soumis aux caprices du stettmeister, et les Juifs s'étant plaints au subdélégué général d'Alsace, Roullin, celui-ci, après avoir pris connaissance du rôle des impositions des Juifs dans les années antérieures, leur donna gain de cause (126).

La municipalité, pour se venger de cette défaite, fit citer devant elle les Juifs qui demeuraient dans la ville à titre de fils aînés de protégés, sous le bénéfice de la loi du 18 mars 1720. Voici l'arrêt qui fut rendu :

Entre le procureur fiscal de cette ville demandeur. Suivent son réquisitoire du 4 du present mois de may signifié, le même jour d'une part contre Hirtzel Mecholi, Samuel Moab, Jackel Weyl, Judel Mausché, Marx Libermenn, Göttschel Schmoulé, David Lévy, Aron Moch, Moyses Weyl, Bonef Meyer, Göttschel Lévy et Lehmann Salomon, tous juifs demeurant en cette, ville déffendeur (sic), par Me Bailer leur procureur d'autre.
Après que le demandeur a conclu suivant son réquisitoire à ce que les défendeurs soient condamnés à quitter cette ville dans les vingt-quatre heures à peine d'y être contraints par les voyes de droit, pour s'être établis et fixés leurs demeures en cette ville sans permission du magistrat, les condamnes (sic) chacun en (sic) cinquante livres d'amende et aux dépens, et que Me Büller pour les défendeurs, a dit pour défenses qu'ils sont établis en cette ville, et y ont fixé leur domicile sans la protection du seigneur Oberlandvogt et du magistrat, duquel, ils en ont obtenu tous la permission comme aînés de leurs familles, ce qui leur a été accorde par les statuts et encore par un décret du magistrat du 18 mars 1720, mais n'ont aucune permission, par écrit, puisque jusqu'ici on n'en a jamais donné, et qu'ayant toujours exactement payé les droits que l'on a reçus d'eux, ce qui devrait équivaller et valoir une permission par écrit, et qu'ils se conformeront avec la dernière soumission, ç ce que le magistrat voudra bien ordonner pour la suite, sous le mérite de laquelle déclaration ils osent espérer de la clémence et des bontés ordinaires du magistrat, qu'il aura compassion de ce pauvre peuple d'Israël, qu'il ne voudra pas le détruire, et qu'ils seront renvoyés de l'assignation avec dépens.
Le magistrat, continue l'écrit, par grâce, a accordé, aux défendeurs la tolérance en cette ville, a charge par eux de remettre dans les vingt-quatre heures à la caisse des pauvres, savoir :
Hirtzel Macholi............................................................................................................. 3 livres
Samuel Moch, Iackel Weyl, Judel Mausché, Lehmann. Salomon, chacun....................... 4 -
Libermann Marx, Göttschel Schmoulé, chacun la somme de........................................... 6 -
David Lévy................................................................................................................... 7 -
Enfin, Aron Moyses, Moyses Weyl, Bonef Meyer et Göttschel Lévy, chacun la somme de 9 -

dont ils seront tenus de justifier par quittance au sieur Stettmeister régent pour être ensuite compris dans le registre du marzahl, au payement desquelles sommes ils seront contraints à peine d'expulsion, a fait itératives déffenses (sic)  à tous juifs de s'établir en cette ville sans décret de permission du magistrat et les a condamnes solidairement aux dépens liquidés à 14 livres 4 sol (127).


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