Elie SHEID - HISTOIRE DES JUIFS DE HAGUENAU II.5
II. Pendant la période française


VII. Accroissement du nombre des  Juifs  dans la seconde moitié du  18ème siècle

Le chapitre de l'admission des Juifs à Haguenau, est un des plus intéressants de l'histoire de la communauté israélite de cette ville pendant la seconde moitie du 18ème siècle. On y voit la résistance de la municipalité aux idées nouvelles qui soufflaient alors persister jusqu'au bout, et il fallut la Révolution pour renverser un état de choses humiliant et vexatoire.

En 1753, le préposé de la communauté adressa à la municipalité la demande suivante :

A Messieurs les prêteur (sic) royal, Stettmeister et magistratsde Haguenau.
Supplie humblement Abraham Aron Moch, Juif de Haguenau, disant qu'il a une file nommée Güdel, recherchée en mariage par Moyses Koschel, juif de Mittelbronn, qui est un parfait honnête homme, et est issu de braves parents. Cette alliance ferait le bonheur de ladite Güdel, et comblerait de ses désirs, ses père et mère.
Dans la condition que les parents mettent, est que les époux obtiennent leur établissement en cette ville; que d'ailleurs ce serait une consolation au suppliant, s'il pouvait, dans sa vieillesse, voir sa fille sous ses yeux, et comme il a une maison en cette ville à lui donner, il a recours aux faveurs du magistrat, qui de tout temps a eu des bontés particulières pour la famille des Moch, en considération de la bonne conduite de ses membres et de son ancienneté.
Ce considéré, Messieurs, il vous plaise, en continuant de répandre vos bonnes grâces sur la famille du suppliant, agréer l'alliance de sa fille Güdel avec ledit. Moyses Koschel, et, qu'ils fixent leur établissement en cette ville, dans la maison que le suppliant y a au-dessus de la rue des Juifs, près des PP. Cordeliers.
En conséquence, accorder audit Koschel les permissions nécessaires pour jouir desdits établissements, aux mêmes droits que les autres juifs agréés et reçus, sous les promesses qu'il s'y comportera en honnête homme et supportera les charges et droits accoutumés avec exactitude et sera justice.
Haguenau ce 13 mai 1753.
Signé : ABRAHAM-ARON MOCH (128).

Là où beaucoup de ses coreligionnaires avaient échoué, Abraham Moch réussit, et, dès le lendemain, le magistrat de Haguenau transmit sa demande au procureur fiscal en l'appuyant chaleureusement. Celui-ci renvoya la supplique avec ces mots :

"Vu La présente requête, je n'empêche : A la charge par les époux de payer une somme de cent livres au profit des pauvres de la ville et de fournir un lit entier pour les besoins de ladite ville. Ce 14 may 1753. Signé : POT D'ARGENT (129)".

En 1754, un autre préposé de la communauté des Israélites, Jacob Alexandre, demanda la permission pour son fils Nathan de se marier à une Juive de Niederbronn et d'établir à Haguenau une savonnerie destinée à la vente en gros. Il fut fait droit à cette requête, moyennant paiement par Nathan de 50 livres à la caisse des pauvres. Quant à la fabrique qu'il voulait fonder, il ne le put qu'à  la condition de ne pas vendre moins d'un "huitième de cent", en outre, il n'était autorise à continuer son état que tout le temps qu'il n'y aurait pas de chrétiens pour lui faire concurrence (130).

En 1755, deux nouvelles admissions eurent lieu, celle de Borach Moch, fils de Gerson, qui dut verser 25 florins à La caisse de l'hôpital, et celle de Calmé Reims, qui dut en payer 50.

Les Israélites devenant ainsi plus nombreux, la municipalité eut intérêt à connaître exactement la fortune de ses protégés, et, en 1753, elle chargea le préposé d'en dresser le rôle conformément au modèle suivant :

  1. 1° Aron Moch, âgé de 47 ans, né à Haguenau, marié depuis 25 ans.
    A trois enfants admis à la manance, ici, dans les années…         
    Demeure dans sa propre maison, sise rue…     
    Possède celle-ci depuis…        
    A acheté cette même maison de…       
    Sa fortune consiste  en…         
    Ses facultés consiste (sic) en    
    A… domestique…      
  2. 2° Meyer-Feistel Moch, etc., etc.
    Ensuite il faudra mettre les veuves.
    Exemple : Treidel, veuve Abraham-Aron Moch, etc., etc.
    Puis on devra nommer les Juifs étrangers résidant à Haguenau, mais qui n'ont pas encore été admis à la manance.
    Par ex. Hirsch, le bedeau, etc., etc. (131).
Haguenau, le 1er septembre 1763.
De Colommé, régent.

Au fur et à mesure que les demandes d'admission croissaient, les droits étaient augmentés.

En 1761, la veuve de Nathan Alexandre, dont nous avons parlé tout à l'heure, pour pouvoir élever ses quatre enfants, demanda la permission de se marier avec Abraham Samuel d'Offenbach, afin de continuer l'état de son premier mari. L'autorisation lui fut accordée, mais il lui en coûta six cents livres, versées à la caisse des pauvres.

La communauté, effrayée des prétentions toujours croissantes de la municipalité, demanda à être mise au même rang que certaines communautés israélites d'Alsace et de payer non plus à la ville, mais an roi, les droits de protection. Pareille pétition avait été présentée par d'autres communautés, et lecture en fut donnée à l'Université de Saint-Thomas, à Strasbourg, par les préposés des Juifs. Les villes intéressées furent consultées et voici quelle fut la réponse de celle de Haguenau (31 octobre 1767) :

Il n'est pas nécessaire de recourir à la thèse soutenue à l'université de Saint-Thomas pour sçavoir l'état des Juifs. Les annales du monde l'ont rendu tellement notoire que personae ne l'ignore. Cette thèse leur a été si peu favorable que la ville de Strasbourg, au seing de laquelle elle a été soutenue, a maintenu son arrêt de bannissement et son droit corporel, le plus fort de la province, de telle sorte que chaque juif est obligé de lui payer pour chaque entrée momentanée dans la ville, nonobstant les règlements et les ordonnances citées en leur faveur. C'est assez dire que le droit et le fait de cette ville sont appuyés sur un principe auquel ces villes n'ont pu déroger. Ce principe se développe par l'histoire même des proscriptions de ce peuple vagabond. L'on sait que dans la dispersion générale des Juifs, plusieurs d'entre eux pénétrèrent jusque dans les Gaules et s'y établirent.
Ils en furent chassés par un édit de Childebert on 533. - Rentrés sous différends (sic) prétextes, ils en furent rechassés par un édit de Dagobert en 633. - Rétablis sous le règne de Charles le Chauve aux conditions d'un édit de 877, ils y restèrent jusqu'en 1096, époque à laquelle ils furent généralement proscrits par tous les princes et états de l'Europe. - Reçus néanmoins peu après encore en France, sous des conditions qui aggravent de beaucoup le poids de leur servitude, ils y restèrent comme esclaves, jusqu'à ce que Philippe-Auguste persuadé de leur malignité, comme dit l'histoire, les chassa à son tour de tous ses Etats en 1182.
Et quoique le Pape Innocent III ait démontré par sa lettre de 1212 que cette nation qui avait mérité, par sa propre faute, d'être soumise à une perpétuelle servitude, et que la piété chrétienne avait néanmoins supporté avec bonté, ne rendait pour reconnaissance aux bienfaiteurs que des crimes et des injures, cependant une ordonnance de saint Louis de 1269, une autre de Philippe le Hardi en 1271 et un arrêt du parlement de 1290, font voir qu'ils furent encore tolérés dans ce royaume, sous les conditions de servitude qui leur avaient été imposées par Philippe-Auguste.
Philippe le Bel les chassa encore en 1306, Philippe de Valois en 1346, le roi Jean en 1377, et enfin Charles VI, les bannit à perpétuité de tous ses Etats, et leur fit défenses d'y revenir sous peine de la vie.
C'est pour lors qu'ils se sont retirés dans les pays voisins et principalement en la ville de Metz, et les autres villes impériales d'Alsace et d'Allemagne, où ils ne furent reçus que sons des conditions dures et onéreuses. Ils n'y demeurèrent pas longtemps, sans faire jouer les ressorts de leur malignité. De là plusieurs règlements de la part des souverains et des magistrats de ces villes (l'édit de l'empereur Ferdinand rendu à l'égard des Juifs de notre préfecture en est un échantillon), les unes les chassèrent, les autres les souffrirent sous les conditions imposées ; et lorsque plusieurs de ces villes passèrent sous la domination de la France, les roys les tolérèrent avec les mêmes charges, - et nulle part ailleurs dans les Etats où ils furent proscrits en dernier lieu à perpétuité par la déclaration du 23 avril 1615.
C'est dans ces conjonctures et pour empêcher la multiplication et le trop grand concours que le magistrat de Haguenau leur avait imposé le droit corporel dont ils se plaignent. - La ville a été pour lors une ville libre et état immédiat de l'empire, qualité qui, selon les constitutions de l'empire, lui donne le pouvoir d'imposer et de lever ces sortes de droits dans son territoire. La ville a passé avec la possession de ces droits sous la domination du roy, qui, en vertu du  traité de Westphalie l'y a maintenu de même qu'il y a maintenu la ville de Strasbourg en vertu de la capitulation. - L'article audit traité y est formel. Par toutes ces raisons et autres à suppléer, le magistrat supplie Monsieur l'intendant de laisser Haguenau dans ses anciens droits, et dans l'espoir, etc. (132).
Force fut donc aux Juifs de Haguenau de rester dans le même état.

En 1771, Abraham Aron Moch reçut encore une fois la permission de marier une de ses filles, Sara, à un Juif des environs, Benjamin Lazarus Bernheim de Rixheim. Cinq ans après, il adressa de nouveau aux autorités de la ville une demande tendant à faire bénéficier un de ses coreligionnaires des droits de protection. Voici la lettre qu'il écrivit à ce sujet :

Messieurs, Messieurs le prêteur royal, Stettmeister et magistrat de la ville de Haguenau.
Suplie (sic) très humblement Abraham-Aron Moch, Juif, négociant en cette ville disant : que la grâce qu'il sollicite est une suite de la confiance qu'il a aux bontés du magistrat, bontés  qu'il a déjà souvent ressenti (sic) ainsy que les siens, et desquelles il tâchera toujours se rendre plus digne.
Il possède une maison scise (sic) en cette ville (133) à côté  de la maison Canonicale qu'occupent les sieurs Lempfried et Montfleury (134). Cette maison lui devient totalement à charge, parce qu'il ne peut la louer à chrétien, et ceux de sa nation un peu à l'aise en possèdent pareillement en propriété, les pauvres sont hors d'état d'acquitter le moindre loyer, il a trouvé le moment favorable de s'en débarrasser.
Nochem Weyl, juif de Bazendorf, homme aisé, désirerait d'en faire l'acquisition, si toutes fois le magistrat voulut luy accorder et à sa famille le droit d'habitation, en cette dite ville ; le suppliant animé de confiance ose se flatter, Messieurs que vous voulussiez bien y donner les mains, c'est le sujet de la présente requête.
Tendante, à ce qu'il plaise au magistrat faire la grâce au suppliant, et audit Nochem Wey1 d'accorder a ce dernier le droit d'habitation en ladite ville. Ils ne cesseront avec les leurs de se rendre tous les jours plus attachés et ardents aux intérêts de la ville, et d'addresser (sic) leurs voeux au Tout-Puissant pour la conservation du magistrat.
16 juin 1776.
Signé : ABRAHAM-ARON MOCH (135).

Cette faveur coûta à l'impétrant 3,000 livres. A partir de 1778, les admissions se multiplient. En cette année, c'est Koschel Moyses qui obtient l'autorisation d'établir son fils Nathan, marié avec une jeune fille  de Neuviller ; coût 300 livres ; en 1779, c'est son beau-frère, Abraham Aron Moch, qui obtient la même faveur pour son fils Jacob (Koppel), marié à une fille de Koschel Moyses, mais cette fois gratuitement ; en 1781, c'est David Rheins, moyennant 300 livres, c'est encore Nochem Weyl, pour son fils Jonas. Ce dernier eut même un sursis pour le paiement de ce droit, il est vrai, de 400 livres. En 1782, le tarif diminue. Samuel fils de Bezall et petit-fils de Samuel Halberstad, rabbin de Haguenau, ne verse que 200 livres (136).

L'ordonnance bien connue de Louis XVI en 1784 parut apporter des changements dans le régime des Juifs ; mais ce ne fut qu'une illusion, et Nochem Weyl, ayant voulu en bénéficier pour faire admettre à Haguenau son fils Caïm qui demeurait encore à Batzendorf, voici ce que la municipalité lui répondit :

Le conseil, après s'être réuni le 1er septembre, conclut : vu par le magistrat la requête présentée par Nochem Weyl, juif de cette ville expositive, que se trouvant avance en âge, il désirerait se faire soulager par Caïm Weyl son fils, qui a occasion de se marier avec la fine d'Isaïas Hirtzel, vivant juif de cette ville, qui a été élevé chez Leiser Levy son grand-père. Il ne demande pas de nouvel établissement ny une seconde habitation. Son fils vivera (sic) et logera avec lui dans sa maison, et le remplacera après son décès, et pour être agréé, il  présentait sa requête tendante à ce qu'il plaise au magistrat faire la grâce au suppliant de permettre a son fils Caïm de se marier et établir en cette ville avec la fille de feu Isaïas Hirtzel, vivant aussi juif de cette ville, ce faisant de demeurer dans la maison du suppliant, et le remplacer après son décès, aux offres qu'il fait de se comporter honnêtement, et de se conformer aux ordonnances, règlements et saluts, ladite requête signée Nochem Weyl, juif de Haguenau.
Le décret de soit communiqué au procureur fiscal, appose au bas de la requête, conclusions d'iceluy et tout considéré.
Le magistrat a reçu ledit Caïm fils du suppliant à la manance des Juifs de cette ville, à la charge par lui de se comporter honnêtement de se conformer aux règlements de police, d'acquitter exactement le Schirmgeld, de payer une somme de deux cents livres à la caisse des pauvres, dont cent livres au premier octobre et les cent autres au premier décembre prochain, et en outre celle de huit cents livres, payables d'hier à un an, pour être employée à la réparation de la poste rouge de cette ville.
Signé à la fin de l'audience, Antoine de Cointoux avec paraphe, fait à Haguenau les jours, mois et an que dessus (137).

En 1785, Calme Rheins est obligé de verser mille livres pour l'admission de son fils David à la manance de la ville, et autant l'année suivante pour son fils Israël.

En 1785, Abraham, fils du rabbin de Haguenau, adressa la demande suivante aux magistrats :

A Messieurs, Messieurs les prêteur royal, Stettmteister et magistrat de la ville de Haguenau.
Supplie très humblement Abraham Gougenheim fils de Jacob Gougenheim, rabin juré des Juifs de cette ville,
Disant que trouvant une partie sortable pour se marier, on n'exige de lui que d'obtenir de la grâce du magistrat, la réception sous sa protection et d'y demeurer, grâce qu'il est conseillé de demander. Il dérive d'une honnête famille, il fait lui-même profession d'honnête homme, son père a élevé neuf enfants, desquels sept sont établis. Il n'y a plus que le suppliant et un autre à établir, sujet de la très humble requête.
Ce considéré, Messieurs, il vous plaise faire la grâce au suppliant de le recevoir sous votre protection, ce faisant lui permettre d'habiter et fixer son domicile et sa demeure en cette ville ; aux offres qu'il fait de continuer à faire profession d'honnête homme, de payer le droit de protection et autres charges et de se conformer aux statuts, arrêts et règlements de police. Pour cette grâce, il ne cessera d'adresser ses voeux au tout-puissant pour la conservation du magistrat.
ABERAHAM (sic) GOUGENHEIM (138).

Le procureur fiscal apposa son veto ; puis, sur les instances du rabbin, le magistrat de Haguenau consentit à accueillir Abraham Gougenheim, à condition qu'il paierait 1,200 livres. Mais Abraham, ne pouvant accepter des conditions aussi léonines et même la réduction de 300 livres qui lui fut proposée en second lieu, se décida à se retirer à Lixheim.

En 1789 encore, Benjamin Bernheim dut verser 2,000 livres pour que son fils Raphaël put s'établir dans la ville avec sa jeune femme Sara, fille d'Aron Abraham Moch, mais à aucune condition il ne put obtenir semblable autorisation pour son gendre Samuel Lévy d'Ingwiller (139).

La Révolution vint renverser toutes ces barrières légales, et c'est en grand nombre que les Israélites des environs de Haguenau vinrent s'établir dans la ville, pour échapper en même temps aux scènes de pillages qui avaient suivi l'effondrement de l'ancien régime (140).

Pour obtenir droit de résidence, il suffisait aux Israélites de prêter serment de fidélité à l'Etat. Voici le procès-verbal d'une de ces déclarations :

"Par devant nous, président et membres de l'administration municipale de la commune de Haguenau, est comparu le citoyen Michel Samuel, habitant de cette commune, lequel a fait la déclaration dont la teneur suit : " Je reconnais que l'universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République". - Nous lui avons donné acte de la présente déclaration, laquelle il a signée avec nous, à la maison commune, le 5 fructidor an V. -  Signé VEINUM et Michel BAR ELIOQUUM (141).

VIII. Organisation de la communauté religieuse

Il nous reste à faire l'histoire des Juifs de Haguenau en tant que communauté religieuse.

Vers le milieu du 17ème siècle, les Israélites demandèrent l'autorisation d'appeler dans la ville un rabbin ; mais les autorités s'y opposèrent. Les Juifs alors usèrent d'un subterfuge ; l'un d'eux, nomme Löwel, se fit donner l'autorisation d'engager un comptable qui demeurerait chez lui, à condition, il est vrai, que tous les ans, il ferait renouveler cette licence (142). Ce comptable, c'était un rabbin nommé Meyer (1660).

Son premier soin fut de faire bâtir un nouveau temple en remplacement de l'ancien qui était devenu insuffisant et menaçait ruine. La municipalité le permit, mais il fallut que la Communauté lui abandonnât la cour située entre le temple et la maison d'un Israélite nomme Moyses. De là, la rue de la Synagogue, appelée ainsi encore aujourd'hui. Le convent des Franciscains fit valoir également ses droits, il exigea que la Communauté élevât la redevance qu'elle lui payait depuis 1358. Les Juifs durent accepter une imposition annuelle de trois schillings six deniers, à laquelle ils furent soumis jusqu'en 1790.

Le temple fut inauguré en 1665. Le rabbin parvint à faire reconnaître officieusement son autorité par la municipalité, et celle-ci, pour montrer l'estime qu'elle avait pour lui, prit l'habitude de faire juger par lui les Israélites qui avaient un différend.

Mais, en 1677, arriva le malheur que nous avons rapporté précédemment, la synagogue fut incendiée. Il fallut donc songer de nouveau aux moyens de la reconstruire. Au bout de cinq années d'efforts, les Israélites parvinrent à réunir la somme nécessaire à cette oeuvre pieuse. Ne jugeant pas utile de solliciter de nouveau une permission qui leur avait été  donnée quelques années auparavant, ils commencèrent les travaux le 17 septembre. Le lendemain le conseil se réunit à ce sujet. Le doyen des Schöffen, Franz, déclara qu'il avait donné l'ordre aux maçons de cesser leur ouvrage, car, l'emplacement de la synagogue ayant été autrefois celui d'une chapelle ; il fallait, pour y construire de nouveau, une autorisation. Le stettmeister fut d'avis que, vu l'ancienne destination de ce terrain, les Juifs n'y pouvaient élever leur synagogue. Tous les membres du Conseil partagèrent ce sentiment, et ils intimèrent aux Israélites l'ordre de cesser les travaux, quitte à se pourvoir devant le roi (143). Mais les Jésuites, les Dominicains et le clergé décidèrent de no pas s'opposer à cette construction. Les Juifs adressèrent alors, au gouverneur de l'Alsace, la requête suivante :

Monseigneur de la Grange, conseiller du Roy en ses conseils, intendant de justice, police et finances en Alsace et Brisgau.
Supplie très humblement la communauté des juifs d'Haguenau, disante (sic) que les couvents et les églises à lesquelles leur synagogue qui est bruslée il y a du temps, avec la pluspart des bastiments de ladite ville, paye annuellement des certaines censes, leurs ont permis avec sçavoir et consentement du magistrat de la ville, de la faire rebastir à la place où elle estait, mais ayants ainsi commencé sur ce pied et les vieux fondements et masures, on leur en a fait déffence huit jours après, pour désister jusques à votre permission ; la communauté suppliante, ayante (sic) dont (sic) possédé paisiblement ladite synagogue depuis plusieurs siècles, implorent (sic) vostre protection et justice, monseigneur, pour ce qu'il vous plaise maintenir les suppliants dans set ancien droict, et s'il est besoin d'en avoir la permission de la cour, de les y assister de votre puissant appuy, pour ce qu'ils peuvent sans empêchement dudit magistrat et quelconque, rebastir leur dite ancienne synagogue, et ce sera une gratieuse (sic) justice (144).

Ils purent enfin reconstruire leur temple, la date de cet événement nous a été conservée par l'inscription suivante gravée sur une pierre :

L'hébreu signifie : "Que ceci soit un souvenir, de cette synagogue, la nuit de..., l'année 1683."
L'allemand placé en regard complète cette inscription en pantie effacée : "En 1676, elle a été incendiée, en 1683 rebâtie (145)."

Le successeur de R. Meyer fut Wolf Hohenfelden qui se fit remarquer par son esprit de douceur et de conciliation. En 1720, il fut remplacé par Elie Schwab de Metz, qui, pour entrer en fonctions, demanda l'autorisation de Louis XV. Celui-ci, qui pensait à donner un rabbin général pour 1'Alsace, délivra à Elie Schwab des lettres patentes lui conférant le titre de rabbin de toute la Basse-Alsace. Ce n'était pas le compte des rabbins de Bouxwiller, de Mutzig et de Niedernay, qui, aidés de leurs seigneurs respectifs, intentèrent un procès à Schwab. Celui-ci déclara qu'il ne prétendait exercer son ministère qu'à Haguenau. De nouvelles lettres-patentes lui furent envoyées ainsi conçues :

Ledit Elie Schwabe exercera les fonctions de rabbin des Juifs dans la préfecture royale de Haguenau, et dans les baillages supérieurs et inferieurs de Lauterbourg et de Fiexbourg, dans les villes de Lan­dau, Fort-Louis, Wissembourg et généralement dans toutes les prévôtés, terres et lieux de la Basse-Alsace, qui ne dépendent point de l'évêque de Strasbourg, de la succession du feu comte de Hanau, et du directoire de la noblesse de la Basse-Alsace ; et pour l'exécution dudit arrêt, toutes lettres-patentes nécessaires seroient expédiées lesquelles ledit Elie Schwabe nous a très humblement fait supplier de lui vouloir accorder.
A ces causes, etc., etc., ledit Elie Schwabe pourra faire les fonctions de rabbin dans la préfecture royale de Haguenau, etc., etc. (146).
Quelque temps après, il reçut, non sans peine, la permission de la municipalité de venir s'établir dans la ville.

Comme dans toutes les communautés israélites de ce temps, il eut maille à partir avec les préposes, ses administrés. Ceux-ci, nommes Aaron Abraham Moch, Lipmann Moch et Jacob Alexandre avaient eu le tort grave, aux yeux du rabbin, de se faire nommer à leur charge non par la communauté et surtout par le rabbin, mais par le prêteur royal, le stettmeister et les magistrats de la ville (1738). Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet au gouverneur de l'Alsace pour faire annuler ces nominations, Schwab laisse percer le bout de l'oreille, et il déclare que ces préposés n'auraient point été élus par leurs coreligionnaires à cause des scandales qu'ils avaient provoqués par leur manque de respect à l'égard du rabbin (147).

Le gouverneur, après enquête, ordonna que de nouvelles élections fussent faites. Le rabbin triomphait donc. Mais son triomphe fut de courte durée, Aaron Abraham Moch et Lippman Moch obtinrent les suffrages de leurs coreligionnaires et leur élection fut sanctionnée par le gouvernement de 1'Alsace (5 février 1739). Ils se vengèrent joyeusement en faisant signifier au rabbin leur nomination par ministère d'huissier.

La synagogue de 1821 - dessin d'E. Scheid
Schwab, qui n'avait pas su se comporter avec ses administrés, non plus qu'avec les substituts qu'il s'était donnés, trouva le moyen de faire un procès avec le rabbin de la Basse-Alsace et de le perdre. Ces défaites répétées agirent sur son cerveau et il fut frappé  d'aliénation mentale.
La femme du rabbin et son frère qu'elle avait fait venir de Metz demandèrent au gouverneur que Schwab fût enferme en un lieu séparé, pour prévenir tout accident, et que, durant sa maladie, ses fonctions fussent confiées, par intérim, à un rabbin d'Alsace qu'ils désignèrent. Feydeau, le gouverneur, fit droit a leur requête et nomma, en remplacement de Schwab, Samuel Weyl, "rabbin des Juifs de la Haute-Alsace et de ceux des terres de l'évêché de Strasbourg et des terres dépendantes de la noblesse de la Basse-Alsace (148)."
Schwab put heureusement se guérir rapidement et le souvenir de cette triste maladie servit des deux côtés à rendre plus faciles les relations du rabbin avec sa communauté. A peine rétabli, il eut à faire rentrer dans le devoir les Juifs de Landau qui étaient dans sa juridiction et qui avaient voulu se dérober à son autorité (149). Il mourut en 1746, après avoir eu beaucoup de démêlés avec ses administrés, sur ses derniers jours.

La nomination de son successeur se fit sans encombre. En 1745, il était venu dans la ville  un rabbin nommé Samuel Halberstadt, ami d'Eibenschutz, le fameux rabbin de Metz. Il avait été chassé de Prague en compagnie de 20,000 de ses coreligionnaires. La municipalité se mantra aussi bienveillante à son égard, qu'elle l'avait été pour les exilés de Pologne en 1657, et elle lui permit de demeurer avec sa femme dans la ville, pendant un an, sans payer de droits de protection. Ce terme écoulé, elle lui continua la même tolérance pour une année. A la mort d'Elie Schwab, il était tout désigné pour le remplacer. Il obtint alors sur sa demande le droit de résidence permanente (150), mais il n'en jouit pas longtemps, car il mourut en 1753.

Il fut remplacé en 1755, après deux années d'intérim, par Lazarus Moyses précédemment rabbin à Bouxwiller, qui reçut l'autorisation de fixer sa résidence à Haguenau (151), et même put faire un traité avec le prévôt de Wissembourg, pour remplir les fonctions de rabbin dans cette ville. Il appartenait à une famille de rabbins très connus. Son père Moïse Était grand rabbin du pays d'Anspach, son aïeul Saul, de Pintschub en Pologne, et son bisaïeul Moïse de Helma dans la même contrée. Ce dernier avait pour père Meyer, grand rabbin de la Lithuanie, fils lui-même de Saül Wohl, nomme "Seigneur en Israël" qu'on prétend avoir été roi de Pologne pendant un jour. Saül Wohl était fils du grand rabbin Jehouda Padoua, fils du célèbre Moïse Padoua.

Notre Lazarus Moyses fut également la souche de plusieurs rabbins, son fils Hirsch lui succéda à Haguenau, une de ses filler fut la mère de Wolf Roos rabbin de Saverne et une  autre la grand'mère du grand-rabbin actuel des Israélites de France, M. Isidor, qui porte le prénom de Lazare. Le nom patronymique de la famille etait Katzenellebogen (152).

Lazarus Moyses mourut en 1771 et eut pour successeur Jequel Gougenheim, ci-devant rabbin à Rixheim. Celui-ci eut pour destinée de dire d'abord des prières pour le rétablissement de la santé du roi bien aimé, Louis XV, et de voir fermer les portes de la synagogue, en 1794. Au mois de février de cette année, en effet, ordre fut donné de remettre les clefs de la synagogue aux autorités de la ville. Il fut défendu à Gougenheim de porter le nom de rabbin, et aux Israélites de se réunir pour prier. Gougenheim ne se laissa pas intimider par ces ordres :
"Dussé-je mourir sur la brèche, disait-il, je n'aurai de repos que lorsque j'aurai mon temple".  Et il multiplia ses démarches auprès de ses coreligionnaires, il leur communiqua si bien son ardeur qu'à la fête de Pâque les Israélites se réunissaient dans une usine appartenant à Samuel Ah et convertie en oratoire. C'est là qu'ils prièrent, ayant, pour plus de sûreté, des sentinelles postées dans les rues avoisinantes. Le samedi, ils se promenaient dans la ville, avec leurs vêtements de la semaine, et, le jour de Kippour, ils se relayaient pour circuler touts la journée, vêtus d'une blouse et le fouet à la main. Pour ne point cesser d'allumer le vendredi la lampe du sabbat, tout en échappant à la surveillance exercée par des rondes de la police, ils trouvèrent le moyen de placer ces lampes dans leurs poêles de fonte où ils avaient la satisfaction de les allumer.

Cette situation dura près d'un an et demi et cessa seulement avec le décret du 21 février 1795, qui permettait de célébrer le culte public. Les Juifs ne rouvrirent leur synagogue qu'au mois de juillet, ainsi qu'il résulte des mémoires du bedeau-fossoyeur de la communauté, Jonas Korb, et de la pièce suivante :

Vu la pétition présentée à la municipalité de Haguenau par le citoyen Jacques Moch, au nom des citoyens de la religion hébraïque dudit lieu, aux fins qu'il lui soit donné la clef de la ci-devant synagogue, ensemble l'avis de ladite municipalité.
Ouï le procureur syndic substitut, le directoire du district de Haguenau, délibérant en séance publique, et considérant que le bâtiment servant au ci-devant culte hébraïque appartient aux citoyens de la religion israelitique (sic) qui demeurent à Haguenau que la loi n'a pas déclaré de pareilles (sic) édifices domaines nationaux, que ce bâtiment a été destiné à un culte religieux, et qu'il n'a été fermé que par une mesure de sûreté générale.
Arrête d'accorder provisoirement au pétitionnaire le bâtiment dit la synagogue, servant ci-devant au culte hébraïque, à charge d'entretenir ledit bâtiment et de faire faire la soumission a la municipalité de Haguenau par le proposé dudit culte, de se soumettre aux lois de la république, et de se conformer en tous les autres points à la loi du 11 de ce mois.
Copie sera donnée à la municipalité de Haguenau pour en connaître.
Haguenau, le 24 du mois de prairial de la 3ème  année de la République française, une et indivisible.
Signé : VEINUM, HALLES (153).

Nous arrêterons ici l'histoire de la communauté des Juifs de Haguenau ; la pousser plus loin serait entré presque dans l'actualité et sortir du cadre des articles de cette Revue. Du jour où les Israélites devinrent citoyens français, leur histoire n'est plus que celle de leurs intérêts religieux. Plût à  Dieu qu'elle n'eût jamais eu que ce caractère.

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