Léopold ARON
Un manieur d'argent
par Jean-Claude Streicher
(25 août 2023)


Après Loewel Kahn, le négociant juif le plus actif à Soultz est Léopold Aron. Tour à tour ou simultanément, il est marchand de vin et/ou de textiles, fournisseur de vivres aux armées, commerçant, revendeur de fer et de fourneaux de Dietrich, marchand de bétail, propriétaire, prêteur, repreneur de dettes et partie prenante dans quelques grandes opérations foncières. Commissaire surveillant de sa communauté, il est également à l'initiative de la construction de la seconde synagogue.

Selon son acte de décès de 1844, il est né à Phalsbourg en décembre 1773 comme fils de Judas-Isaac Aron, négociant, et de Rachel (1). Il se rattache donc aux Aron entrés dans la célébrité contemporaine.

Les Aron de Phalsbourg, nous apprend Anne Sabouret, étaient colporteurs. "Ils vendent des fournitures aux militaires et habillent les soldats de la garnison". Ils se distinguent également par « leur éto-nante fécondité (12 ou 13 enfants à chaque génération)».
Outre la branche soultzoise, une branche s'est également établie à Rambervilliers (Vosges), dont descendra l'essayiste Raymond Aron. Une autre a fait souche à Marmoutier et à Bouxwiller, dont est issu l'historien Robert Aron.
Mais les Aron restés à Phalsbourg ont également leur célébrité. Esther, l'une des filles de Jonas Aron a ainsi attiré l'attention d'Elie, l'un des fils d'Abraham Lazard, venu de Prague s'installer comme maraîcher à Frauenberg à 6 km au nord-est de Sarreguemines, sur la Blies, après l'émancipation des Juifs par la Révolution. Ils se marièrent et leur fils Simon, né à Frauenberg en 1820, sera le fondateur de la banque d'affaires Lazard Frères (1).

Le prénom initial de Léopold était est Lion ou Löw, ce qui dans la tradition juive signifie "le lutteur, fils du Lumineux". Il s'est fixé à Soultz dès avant fin 1798. Pour y prolonger la tradition familiale de fourniture aux armées ? A une date que nous ignorons, il y épousa Zirle, la fille unique née à Marmoutier de Kaïm Alexander (futur Alexandre Heymann), commerçant déjà présent dans le bourg en 1784. Le couple s'est domicilié dans la Hundsgass (l'actuelle rue des Echevins), qui bien entendu n'a pas pris ce nom en raison des Juifs qui y demeuraient, mais de l'ancien chenil seigneurial (Hundshaus).

Onze enfants, dont deux futurs rabbins

Arnaud Aron, grand rabbin de Strasbourg (1806-1890)

Le 18 octobre 1808, lors de la déclaration des patronymes définitifs, Lion, 35 ans, ne changea que son prénom pour Léopold, pendant que son épouse Zirle optait pour Charlotte Heymann. Ils avaient alors déjà 7 enfants (5 garçons et 2 filles). Alexandre, Michael et Israël gardèrent leur prénom. Esias, par contre, a été changé en Charles ; Aron en Arnold ; Hinderle en Henriette ; et Feiele

Ce jour-là, Léopold était le neuvième chef de famille juif de la localité à déclarer le patronyme définitif des personnes vivant sous son toit. Mais il était au nombre des six qui signèrent leur déclaration en français, contre 17 en allemand et 36 en hébraïque (2). Jusqu'en novembre 1816 au moins, les actes rappelleront qu'il était auparavant connu sous le nom de Lion Aron.

L'ordre de naissance de ses sept enfants était en réalité le suivant : Hindele/Henriette, née en 1792 ; Alexandre, en 1797 ; Feiele/Fanny, en 1801 ; Esias/Charles, le 30 juin 1805 ; Israël, en 1805 ; Aron/Arnold, en 1806 ; Lion, le 21 mai 1807 ; et Michael, en 1808. Mais Charlotte Heymann donnera encore naissance à trois autres enfants : Samuel, né le 20 août 1809 ; Rosette, en 1811 ; et Henry, le 19 mai 1813 (3).

Deux des sept fils seront rabbins. Le premier est l'aîné, Alexandre. Dès l'âge de 18 ans, il s'était marié civilement à Soultz, le 15 novembre 1815, avec une fille de grand rabbin, en l'occurrence Charlotte Löw, née à Wallerstein près d'Augsbourg le 23 décembre 1792 (le jour de son mariage, elle était donc âgée de 33 ans ?) et qui était une fille d'Ascher ou Achard Löw, rabbin à Karlsruhe, et de son épouse Güttel ou Gittel Samuel (2). Leur contrat de mariage a été enregistré le même jour chez le notaire Hemberger de Soultz.

Mariage religieux à Karlsruhe ou Rastatt

Mais les parents de la future ne purent alors faire le voyage de Soultz. Ils s'y firent représenter par Me Streule, avocat près le tribunal civil de première instance de Karlsruhe. Le contrat a placé le couple sous le régime de la communauté d'acquêts. Léopold fit alors donation à son fils d'une somme de 3.600 francs en numéraire, dont 600 francs en "vases d'argent et joyaux", qui devaient être mis en dépôt quatre semaines avant la cérémonie religieuse prévue à Karlsruhe ou Rastatt pour août 1816.
Il lui fit également donation de 800 francs en habillements et linges. Non content, il promit en outre de lui verser après la cérémonie religieuse et pendant deux ans le quart des gains de son commerce et de lui fournir pendant les six premiers mois de son union "la table et la nourriture gratuitement", ce qui ensemble était estimé à une somme de 600 francs annuellement. Et en garantie de l'exactitude de ces versements, il s'engageait à présenter à la fin de chacune de ces deux années son registre de commerce.
De son côté, le rabbin Ascher faisait don à sa fille de 5.200 francs, dont 400 francs en valeur de montres. Cette somme devait pareillement être mise en dépôt quatre semaines avant le mariage religieux. Il lui donnait en outre des habillements et linges d'une valeur de 800 francs. Sa dot s'établissait donc à 6 000 francs au total, dépassant de 1 000 francs celle apportée par Léopold Aron (4).

Après avoir d'abord été marchand-commerçant jusqu'en 1824 au moins, Alexandre Aron devint rabbin à Fegersheim à une douzaine de km au sud de Strasbourg, où il exerça une quarantaine d'années et où il décéda le 2 septembre 1874 à l'âge de 78 ans (5). Il est l'arrière-grand-père de l'historien Marc Bloch (1886-1944), cofondateur en 1929 à l'université de Strasbourg des Annales d'histoire économique et sociale et martyr de la Résistance (3).

Quant à Arnold/Arnaud, le quatrième fils de Léopold, il sera la grande célébrité israélite soultzoise. Son père lui fit faire des études rabbiniques à Haguenau, puis à Francfort-sur-le-Main. Également diplômé de l'école de théologie de Mannheim, il est élu rabbin de Hégenheim, en face de Bâle, à 22 ans, le 4 octobre 1829. L'année suivante, il épouse Caroline Franck, fille d'un marchand de bestiaux de Wissembourg. En 1834, le Consistoire le nomme à Strasbourg, avec dispense d'âge, en remplacement du grand rabbin démissionnaire. Il prend également la présidence du Consistoire, alors le plus important de France (6).
A la fois traditionaliste et moderniste, il démarre en 1842 les toutes premières inspections consistoriales des 120 communautés israélites que comptait alors le département du Bas-Rhin. En septembre, il avait déjà visité le quart d'entre elles (7). Il s'oppose au projet visant à faire du grand rabbin du Consistoire central une autorité aussi infaillible que le pape, ainsi qu'à tous les projets tendant à calquer la fonction rabbinique sur celle des prêtres catholiques.
Et cependant, en 1845, il autorise l'introduction de l'orgue à la synagogue de Strasbourg. Il trouve le serment more judaïco, que les Juifs pouvaient alors être appelés à prêter à la synagogue ou dans les tribunaux, contraire aux préceptes talmudiques. Il impulse également la refondation de l'Ecole israélite des arts et métiers, dite Ecole de travail de Strasbourg, qui devait permettre aux jeunes Israélites d'apprendre d'autres métiers, plus honorables, que ceux de leurs parents. Lors de la révolution de 1848, il a ainsi appelé les Israélites habitant la campagne à renoncer "à un mercantilisme stérile" et à embrasser les professions libérales et industrielles. Pensait-il à son père Léopold en prenant cette position ?
A la déclaration de guerre à la Prusse, Arnaud Aron donne 20 francs au comité de secours aux blessés qui venait de se constituer à Strasbourg (8). Mais en 1871, à la différence de ses collègues de Colmar et de Metz, il ne quitte pas l'Alsace. Le 29 août 1881, il assiste donc à l'inauguration du carré juif du cimetière de Soultz-sous-Forêts. Décédé à Strasbourg le 3 avril 1890 à minuit, à l'âge de 83 ans, toute la ville lui fit dès le lendemain d'impressionnantes funérailles (6).

Fanny, la seconde fille de Léopold, s'est pour sa part mariée à Soultz le 20 juin 1822 avec Martin Moch, commerçant à Brumath, et neveu de Théodore Cerf, le grand négociant juif de cette bourgade, qui le 19 octobre 1809 avait fait l'acquisition pour 20.000 francs de l'ancienne prairie seigneuriale séquestrée du Brühl de Soultz avant de la revendre le 17 juin 1810 pour le même prix à Nicolas-Marie Tirant de Bury, fermier de la saline et futur maire de Soultz. Aussi, Théodore Cerf a-t-il été le premier témoin du mariage de Fanny (2).

Léopold-Emile Aron (1847-1905), le dernier des sept fils de Henry, dernier fils de Léopold, sera, par contre, le "chéquard" du scandale de Panama et mettra fin à ses jours pour échapper à ses créanciers (3 - 7).

Léopold avait également un frère cadet, Michel, né vers 1780, qui habita chez lui à Soultz à partir de fin 1798, bien que faisant toujours élection de domicile à Phalsbourg. Le 22 janvier 1799, de Soultz, Michel prend ainsi une inscription hypothécaire contre Bernard Kirchhoffer, capitaine retiré à Weiterswiller, pour une créance de 1620 francs (9). Ensuite passé marchand de draps, il a été l'époux de la turbulente Mada Kahn, fille de Loewel Kahn, déjà évoquée et dont nous aurons à reparler.

Léopold s'installe à Strasbourg

Situation des onze enfants de Léopold Aron en juin 1845
  1. Alexandre, né en 1796, rabbin à Fegersheim de 1834 à son décès en 1874
  2. Michel, propriétaire à Strasbourg
  3. Charles, agent de change à Nancy
  4. Israël, négociant demeurant au Frohnacker à Soultz-sous-Forêts, marié à
    Barbe Wolff et père de trois enfants
  5. Arnaud, grand rabbin et vice-président du Consistoire de la synagogue
    de Strasbourg
  6. Rosette, épouse d'Israël Lang, négociant à Strasbourg
  7. Samuel, percepteur, demeurant à Oberhoerg
  8. Julie, épouse de Joachim Eisenmann, négociant à Haguenau
  9. Henri, propriétaire à Strasbourg
  10. Fanny, décédée, épouse de Martin Moch, négociant et propriétaire à Brumath,
    mère de quatre enfants mineurs : Babette, Samuel, Elise et Charlotte (13).
En 1834, à l'âge de 61 ans, Léopold a été pour sa part frappé par un double décès. D'abord celui, le 30 mars, à 11 heures du matin, de son épouse Charlotte Heymann, 58 ans, décès qu'il déclara lui-même à l'état-civil en compagnie de son fils Henri, 21 ans, praticien. Puis celui, le 5 avril 1834, à 7 heures du matin, de Gertrude Weil, 89 ans, sa belle-mère, qui était une fille d'Essaias, commerçant à Marmoutier (2).

On peut supposer que cela suffit à le décider à s'installer fin 1834, début 1835 à Strasbourg, chez ou près de son fils Arnaud, nouveau grand rabbin de la ville. Il réside alors 22, rue des Hallebardes. Si le numéro n'a pas changé, c'est un immeuble Renaissance faisant l'angle avec la place de la Cathédrale et inscrit à l'inventaire depuis 1988. Là, il tâcha encore de faire rentrer ses derniers impayés de marchand de fer et de prêteur. Avec son fils Israël resté à Soultz, il entamera également le démembrement du Westerholtz de Surbourg.
Il est signalé un dernière fois à Soultz en janvier 1843. Le 24 de ce mois-là, en effet, par devant le notaire Petri, il vend encore pour 500 francs à Pierre Fath, laboureur, et à sa femme, de Bremmelbach, une maisonnette dans ce village qu'il avait acquise le 27 août 1835 (10).

Il décède à Strasbourg le 17 avril 1844,comme propriétaire, à 5 heures du matin, à l'âge de 70 ans et 4 mois. Son trépas est déclaré par deux "voisins " : Aron Haller, 54 ans, employé à la synagogue (installée depuis 1834 14, rue Ste-Hélène, dans le couvent désaffecté des Petits Capucins) et Moïse Nass, 51 ans, sacristain (2). Ce qui confirmerait sa proximité de domiciliation avec son fils Arnaud, le grand rabbin de Strasbourg.

Mais on est surpris de découvrir qu'à son décès Léopold Aron possédait encore quelques biens dans le Sulzerland : 5 lopins de terre à Surbourg faisant ensemble 47,3 ares, un lopin de terre de 18 ares à Hermerswiller, 4 sièges (2 d'hommes et 2 de femmes) à la synagogue de Soultz, 11 ares de vignes à Soultz, canton Trotthaus, une maison à un étage au Frohnacker de Soultz, côté nord, s'étendant avec ses dépendances sur 15,48 ares, ainsi qu'un 1/6e invendu faisant 1,6 ha en 4 lots de l'ancien domaine du château Geiger à Soultz, plus une pièce de terre de 18,43 ares à Bischheim.
Ne pouvant se les partager, ses onze enfants obtinrent par jugement du tribunal civil de Strasbourg du 17 avril 1845 de pouvoir les vendre par enchère le 30 juin 1845, à Surbourg d'abord à partir de 9 heures, puis à la mairie de Soultz à partir de 14 heures. Julie, sa troisième fille et épouse de Joachim Eisenmann, négociant à Haguenau, prit alors deux sièges de la synagogue pour 165 francs, alors qu'ils avaient été mis à prix 80 francs chacun. Son fils Israël se réserva l'ensemble des propriétés soultzoises, avec le sixième invendu de l'ancien domaine Geiger (11 - 12 - 13).


L'HOMME D'AFFAIRES

Selon les opportunités du moment, Léopold Aron semble avoir exercé toutes les variantes du métier de "trafiquant", qui est l'expression administrative de l'époque. Sous le couvert de sa patente de marchand de fer, il livra même des têtes de bétail, qu'il se faisait payer selon les usages du temps en numéraire et quelques boisseaux de froment. Comme il allait de village en village, tel un colporteur, il pouvait en effet proposer toutes sortes de marchandises et de services, jusqu'au prêt d'argent et transport de dettes.

Son nom apparaît pour la première fois avec la qualité de négociant, âgé de 29 ans environ, à la date du 12 pluviôse an VII (31 janvier 1799), dans le plus ancien registre qui nous soit conservé du Bureau des hypothèques de Wissembourg. Il enregistre alors des hypothèques contre trois débiteurs : Georges Spielmann, laboureur à Hohwiller, pour 2.631 francs ; Antoine Wolff, laboureur à Schoenenbourg, pour 80 francs ; et Georges Braconnier, laboureur à Hohwiller, pour une redevance de 50 rézeaux de navette et 15 rézeaux de froment évaluée à 1000 francs, et échue le 21 décembre précédent. Cette triple inscription entendait donc garantir une créance de 3.711 francs au total, ce qui n'était pas rien (9).

Dans un certain nombre d'affaires, il est l'associé de son beau-père, Kaïm Alexander, négociant patenté comme lui. Deux exemples peuvent en être donnés. Le 20 brumaire an IX (11 novembre 1800), tous deux sont ainsi payés de leur co-créance de 589,53 francs avec les intérêts par les conjoints Schmitt, suite à leur adjudication du 1er thermidor précédent et leur en font quittance (14). En mai 1803, ils prêtent 640 francs à Jacques Glor, tisserand à Keffenach. Avec les intérêts, cette créance avait fini par se monter fin 1807 à 1688 francs, dont il restait à payer 1.250 francs. Le 31 décembre 1807, ils consentent à un règlement en quatre termes annuels, à prendre sur les biens que Clor venait de vendre "à terme pour se libérer de ses dettes" (15).

Marchand de vin et usurier

Mais au printemps 1808, à 35 ans, Lion [Léopold] Aron est mentionné comme marchand de vin, état qu'il ne partageait alors à Soultz qu'avec Moses Weissenburger, futur Moyses Dreyfus. Il est alors dénoncé pour affairisme excessif. Le 27 juin 1808, en effet, il est au nombre des 25 commerçants juifs de Soultz, avec ledit Moses Weissenburger, auxquels le conseil municipal refuse le certificat de non-usure, indispensable à la délivrance par la préfecture de la nouvelle patente de commerçant instaurée par Napoléon Ier.

Sommée de s'expliquer par la préfecture, la municipalité répondra le 31 juillet suivant, que Léopold Aron, témoignages de ses victimes à l'appui, avait "par suite de ses manœuvres" ruiné pas moins de sept bourgeois du canton : Jean-Adam Scheid, maire de Schoenenbourg ; Georges Niess, maréchal-ferrant à Hoffen ; N. Knab, ancien aubergiste A la Charrue à Rittershoffen ; Michel Goetzmann, cultivateur à Rittershoffen ; Antoine Schmitt, ancien aubergiste A la Couronne à Surbourg ; le boucher Pierre Kammerer, ainsi que les cultivateurs Martin Rott et Georges Landenberger, tous trois de Hunspach. Mais Joseph Higi, charpentier et président du conseil de fabrique catholique de Soultz, l'accusait également de l'avoir ruiné "pour cause d'usure".
Aussi, la municipalité persista-t-elle ce 31 juillet à lui refuser le certificat de non-usure, de même qu'à cinq autres de ses coreligionnaires. Le sous-préfet de Wissembourg en prit bonne note, mais estima que les 19 autres recalés du 27 juin précédent, n'étant plus dénoncés, pouvaient par contre recevoir leur patente, à l'exception d'un seul, le marchand de draps Michel Aron (le frère de Léopold), dont le cas devait être réexaminé à la lumière d'éléments complémentaires (16).
Léopold Aron finira quand même par obtenir sa patente, puisque le 1er mai 1819 il est cité comme "marchand de fer patenté par la commune de Soultz" (17).

Pour autant, les anciennes rancœurs n'étaient pas toutes éteintes. Courant 1812, Léopold est ainsi maltraité à plusieurs reprises par Jacques Glorr, cultivateur et tissier à Keffenach, jusque dans l'étude du notaire Müntz de Soultz. Il menaça de le poursuivre devant le tribunal de Wissembourg. Pour l'éviter, le tissier finit le 17 mars 1813 par reconnaître devant ledit notaire "tous ses torts" et par "s'en repentir bien sincèrement" en priant son créancier de retirer sa plainte, puisqu'il promettait d'en payer les frais (44,50 francs). Léopold voulut bien y consentir, sauf en cas de récidive. Glorr régla donc ces frais comptant (18).

Fournisseur de vivres aux armées

Léopold Aron revient au commerce des fournitures militaires à l'occasion de l'occupation de l'arrondissement de Wissembourg par le Corps wurtembergeois, en janvier 1816. Avec Louis Besson, négociant à Soultz, il fonde alors à hauteur de 60/40 une Société en participation pour la fourniture de vivres aux troupes d'occupation wurtembergeoises, société que rejoindront ensuite cinq autres commerçants ou propriétaires soultzois (Georges Hoffer, Chrétien Müller et Georges Fürstenhäuser, ainsi que Moyse Dreyfus, commis marchand, et Léopold Heymann, marchand de bestiaux).
Mais l'affaire tourna à la confusion. Après la dissolution de la société fin 1816, trois de ses "associés" assignèrent Louis Besson en justice pour qu'il leur en rende les comptes, mais celui-ci exigea que Léopold Aron les rende avec lui. Convoqué à la barre à son tour, ce dernier dira qu'il n'avait en réalité jamais traité avec les cinq autres prétendus associés, que Louis Besson avait seul recrutés (19).

Au cours de cette même année 1816, Léopold Aron traita également avec un certain Thomas, agent principal des vivres, pains et liquides à Strasbourg. Là encore, ce fut une relation embrouillée, au point que le 8 novembre 1816 Léopold Aron dut charger Michel Weil, commerçant à Brumath, de démêler avec ce Thomas leurs différends relatifs aux fournitures qu'il lui avait lui faites. Il le chargea également de fixer, soit par acte notarié, soit sous signature privée, les paiements encore dus à lui Léopold Aron, d'en obtenir le règlement et d'en délivrer bonne et valable quittance (20). Ces déconvenues semblent avoir détourné à jamais Léopold Aron de la fourniture aux armées.

Commissaire surveillant

A cette époque, Léopold s'était également impliqué dans la vie de sa communauté. Fin 1816, il siège ainsi au Conseil de la communauté de culte israélite de Soultz. A ce titre, il co-signe donc le 29 décembre 1816 la vente au dit conseil par Moyse Heymann (son beau-frère) d'une parcelle de terrain devant permettre d'y construire une synagogue plus grande (20).

En 1822, il porte le titre de "commissaire surveillant près le temple israélite de la communauté de Soultz". Jacques Lévy, marchand dans le bourg, le jalouse jusqu'à dire "que ce coquin crève !". N'étant pas d'humeur à plaisanter, Léopold Aron le fera condamner le 20 juin par la justice de paix à une amende de 3 francs (21).
Mais comme les travaux de la synagogue tardaient à démarrer, Léopold Aron finit par prendre lui-même les choses en mains, comme "commissaire surveillant de la synagogue", et organisa l'attribution le 4 avril 1827 de la démolition de l'ancien temple à un maçon du cru (22).

Prêteur

Comme manieur d'argent, Léopold Aron a d'abord été un prêteur. Mais seulement sept de ses prêts nous sont connus. A partir de 1802, il dépanna ainsi Antoine Geiger, le dernier fils du bailli, lorsque celui-ci connut de graves embarras d'argent. Mais cela ne suffit pas, semble-t-il, à le tirer d'affaire, car deux autres Juifs de Soultz (Loewel Caïm et Isaac Weyl) durent également venir à sa rescousse ainsi qu'Abraham Marx de Kutzenhausen.
Léopold Aron a ensuite été le premier de ces quatre prêteurs à obtenir le 24 octobre 1802 du tribunal de commerce de Strasbourg une condamnation à le régler (23). Mais Antoine Geiger ne put le rembourser, ni d'ailleurs aucun de ses trois autres créanciers, qu'après avoir vendu le 21 décembre 1807 le château paternel pour 30.000 francs à Nicolas-Marie Tirant de Bury, le nouveau fermier de la saline de Soultz et futur maire de la localité (23).

Le 24 août 1804, par devant le notaire Anthing, Léopold Aron prête également 2.600 francs à Michel Weimer, laboureur à Leiterswiller. Et le 2 avril 1805, il avance 900 francs à Michel Sauer, laboureur à Schoenenbourg (24).

Déjà débiteur depuis le 10 août 1812 de 467,75 francs envers Léopold Aron, Ignace Schintzius, maire de Hermerswiller, lui emprunte encore 301,65 francs supplémentaires le 25 octobre 1814. S'il les obtint, c'est parce qu'il était créancier par ailleurs de 600 francs d'une adjudication du 12 janvier 1813 (24).

Le 20 mars 1815, Jacques Haussmann, tourneur, et Jacques Jauzy, militaire retiré et chevalier de la Légion d'honneur, tous deux de Cleebourg, déclarent devoir 180 francs à Léopold Aron pour prêt sous l'hypothèque d'un champ chacun (26).

Le 24 juin 1816, Léopold Aron avance encore 200 francs à Charles Adam, instituteur à Hunspach, contre l'hypothèque de deux lopins de terre de 25 ares chacun (27). Le 27 décembre 1817, enfin, il prête 1.400 francs à Jean Jung, cabaretier, ainsi qu'à Georges Rott, meunier, tous deux de Hoffen. En garantie, ceux-ci ont très classiquement hypothéqué six lopins de terre à Oberroedern et Leiterswiller (28)...

Transporteur de dettes

Mais bien plus souvent et bien plus régulièrement, Léopold Aron a accepté des transports de dettes, de canons, de produits de ventes et d'adjudications, voire même du prix à payer pour un remplacement militaire, comme ce fut le cas le 8 octobre 1829.
Pour ces transports, il se rémunérait bien entendu sur leurs intérêts au taux de 5 %. Il en conclut en grand nombre en liaison avec le deuxième notaire de Soultz, Me Hemberger, installé dans le bourg à partir de novembre 1809, puis avec Me Petri, son successeur.

Ces transports devaient être fort appréciés des contractants. Car le plus souvent les vendeurs souhaitaient être réglés dans les meilleurs délais alors que leurs acheteurs n'avaient que des capacités de règlement étalées dans le temps. Léopold Aron intervient alors en sauveur. Il pouvait apporter les liquidités attendues, en l'étude même, aussitôt la vente conclue, permettant ainsi d'inclure l'acte de transport à l'acte de vente. On relève même que le 15 mars 1820, il consentit un transport de 1.421,14 francs en faveur de son frère Michel (29).

On imagine que cette pratique devait exiger une comptabilité des plus rigoureuses et qu'elle n'est guère compatible avec le prêt sur gages, car le risque financier aurait alors été trop grand. Par contre, elle devait bien se combiner avec une activité de vendeur-livreur de marchandises en tous genres, puisque celle-ci faisait rencontrer du monde et procurait des liquidités. Ces opérations se circonscrivaient au Sulzerland. Pour les 74 transports connus et conclus entre le 27 novembre 1808 et le 28 avril 1833, leurs bénéficiaires étaient domiciliés comme suit :

Domiciliation des bénéficiaires des 74 transports connus
Soultz, Surbourg 14
Schoenenbourg 8
Hunspach 5
Hohwiller 4
Bremmelbach 3
Ingolsheim, Leiterswiller, Lobsann, Nieder et Oberkutzenhausen,
Schwabwiller
2 chacun
Birlenbach, Bischwiller, Goersdorf, Haguenau, Hoelschloch, Kuhlendorf,
Marmoutier, Niederbetschdorf, Reimerswiller, Rittershoffen, Steinseltz,
Wissembourg
1 chacun
Objet des 74 créances transportées
Ventes d'immeubles (champs et/ou maisons) 45
Adjudications d'immeubles 15
Prêts, billets et promesses sous seing privé ou non 7
Loyers, canons ou fermages 5
Compte de tutelle, remplacement militaire 1 chacun
Sauf erreur, les années les plus actives pour ces transports vont de 1816 à 1819.
Le plus faible d'entre eux a été consenti le 11 novembre 1823 à 140 francs.
Et le plus élevé, le 20 février 1833, à 3347,50 francs. Deux fois, en 1816 et 1819,
la capacité annuelle de transport s'est approchée des 8000 francs.

Les transports de dettes par année de 1816 à 1819
Années NombreMontant totalFourchetteMoyenne/ transp.
1816127853 Fde 175 à 1281 F654,41 F
181795769,94 Fde 303 à 1180 F641,10 F
181863403 Fde 214 à 1225 F567,16 F
181877830 Fde 200 à 2200 F1168,57 F

Impayés et conciliations

Léopold Aron avait le droit pour lui. Il consignait toutes ses créances dans des livres de comptes et les fondaient sur des titres authentiques (actes notariés, obligations, contrats sous seing privé, inscriptions hypothécaires...). Il pouvait donc les réclamer en justice. Certes, nous n'avons pas vu qu'il consentait à effacer tout ou partie des créances restantes ou même seulement des intérêts. Mais il était disposé à la conciliation.

Le plus souvent, c'était pour éviter à ses débiteurs des frais judiciaires supplémentaires. Il accordait alors par devant notaire des délais de paiement supplémentaires, en acceptant de répartir le reste dû jusque sur six annuités, tout en maintenant bien entendu l'inscription hypothécaire. Dès qu'il pressentait le défaut de paiement, il prenait lui-même l'initiative de la conciliation, en proposant de mettre tous les comptes à plat par devant un expert neutre (un notaire), pour trouver avec ce dernier la solution la plus réaliste, combinant au mieux allongement des délais de paiement et mises en vente de biens subsistants.

Outre celle déjà évoquée du 17 mars 1813 avec Jacques Glorr, de Keffenach, nous pouvons détailler neuf autres conciliations.

Dans le Sulzerland, Léopold Aron n'était bien sûr pas le seul à accorder prêts et transports. Pour les transports, son principal concurrent pourrait bien être le maire de Soultz, Tirant de Bury, qui en a consenti 35 entre avril 1810 et janvier 1819 pour plus de 50.000 francs au total.

Quatre serments mosaïques

Léopold Aron faisait également crédit sur les marchandises qu'il vendait et livrait. Au point qu'avec certains clients, ces crédits pouvaient atteindre des montants équivalents à ses prêts et transferts de dettes. Et leur répétition, imbriquée avec des remboursements partiels, pouvait donner lieu à des contestations si inextricables, qu'il n'y avait que le serment mosaïque (more judaïco) pour les démêler.

Léopold Aron en prononça quatre au moins, le premier au tribunal de Wissembourg même, les trois autres à la synagogue de la ville :

Les serments "more judaïco" (à la manière juive) ont cessé d'être pratiqués en France à la suite d'un jugement de la Cour de cassation du 3 mars 1846. Le rabbin de Phalsbourg Lazare Isidore avait en effet refusé de les recueillir, estimant que les Juifs n'avaient pas à prêter devant les juges un serment différent de celui des catholiques ou des protestants, allant jusqu'à encourager publiquement ses confrères à suivre son exemple. Poursuivi en justice, il choisit comme avocat le jeune Adolphe Crémieux, qui lui obtint gain de cause (40).

Mainlevées d'hypothèques et expropriations

Sept fois au moins, Léopold Aron a fait lever les hypothèques qu'il avait fait enregistrer contre des débiteurs :
- le 29 avril 1808, pour Antoine Geiger, dernier fils du bailli (23) ;
- le 9 juin 1813, pour Jean Ott, cabaretier à Hoffen (41) ;
- le 12 juillet 1813, pour Pierre Kammer, boucher à Hunspach (32) ;
- le 12 août 1813, pour Antoine Eisenzaemer, journalier à Leiterswiller (32) ;
- le 9 avril 1823, pour Jean Ott, maréchal-ferrant à Oberkutzenhausen (42) ;
- le 21 avril 1838, pour Jean Schintzius, laboureur à Soultz (43) ;
- le 3 mai 1838, pour Chrétien Neuhard, cordonnier à Soultz (43)...

Mais ses litiges d'impayés pouvaient également aller jusqu'à l'expropriation et l'adjudication forcée. Deux d'entre elles nous sont connues :

Le marchand de fer

Après avoir pratiqué le négoce du vin, Léopold Aron est cité comme marchand non seulement de textiles, mais également de fer, d'acier, de poêles, de fourneaux et autres "marchandises de fer". Dès 1814, il a ainsi vendu pour 18 francs de fer à Michel Schuler, laboureur à Bremmelbach (46). En 1825, la municipalité de Soultz lui accorda même explicitement une patente de marchand de fer portant le n° 1 (47).

Les produits ferreux qu'il revendait provenaient très certainement des Forges de Dietrich, puisque le jeudi 2 novembre 1826 il s'est rendu à Niederbronn chez Valentin Haas, le directeur des usines, "pour du fer", en compagnie d'un coreligionnaire, P. Auscher (48). Bien entendu, il n'était pas le seul revendeur de fer dans l'arrondissement.

Ses clients sont principalement des artisans et des laboureurs. Il dut en poursuivre quelques-uns pour impayés :
Abert Philippe Henri, maréchal-ferrant à Hermerswiller ;      Blattner Ignace, serrurier à Schoenenbourg ;      Buch Michel le vieux, laboureur à Oberbetschdorf, acquéreur de 30,5 kg de fer pour 23,55 francs ;     Buch Henri Schütz, maréchal-ferrant à Hermerswiller ;     Einhorn Etienne, de Schoenenbourg ;     Grussenmeyer Jean Georges, charron à Surbourg ;     May Louis, serrurier à Soultz ;     Schweickart Georges, maréchal-ferrant à Kutzenhausen ;     Westermann François Joseph, maréchal-ferrant à Rittershoffen;     Wolff Jacques, maréchal-ferrant à Oberbetschdorf ;     Würtz Jean, charpentier à Hoffen...

Le 1er mai 1818, il fait ainsi condamner Ignace Blattner, serrurier à Schoenenbourg, à lui payer 479,90 F pour marchandises en fer et acier à lui vendues et livrées "pour l'usage de sa fabrication", plus les intérêts et les dépens liquidés à 30,37 F (49).

Par chance, l'impayé de 90,10 francs qu'il réclame le 4 septembre 1826 à Georges Neubrand, maçon, à Soultz, nous énumère les sept catégories métalliques (fer en barre, gros et petit fer, tôle, fer blanc, acier et pelles), qu'il était en mesure de livrer, en fort petites quantités d'ailleurs (de 1 à 11 kg) :

  1. le 16 décembre 1822, 3 kg et 3/8es de fer en barre à raison de 75 cts le kg, faisant 2,55 F ;
  2. le 12 octobre 1823, 5 kg de gros fer et 1 kg de petit fer à 75 cts/kg, soit 4,50 F;
  3. le 3 novembre 1823, 11 kg 1 quart de petit fer à 8,45 F ;
  4. le 10 décembre 1823, 4 kg 1 quart de petit fer à 1,70 F ;
  5. le 14 janvier 1824, 2 pelles de qualité pour 4,60 F ;
  6. le 5 juin 1824, 3 kg de gros fer à 75 cts/kg, soit 2,25 F ;
  1. le 6 juin 1824, 2 kg et 1/8e d'acier à raison de 2,80 F/kg, soit 5,70 F ;
  2. le 20 août 1824, 4 kg et 7/8e de tôle à raison de 1,30 F/kg et 3 kg de fer à 75 cts/kg, soit 8,60 F ;
  3. le 10 septembre 1824, 7 kg et demi de fer blanc à 1,30 F faisant 9,75 F ;
  4. le 25 novembre 1824, Georges Neubrand avait en outre endossé une dette de 33 F due à Léopold Aron par Philippe Seger, serrurier, pour fourniture de fer ;
  5. le 14 janvier 1825, enfin, Léopold Aron avait vendu et livré à Neubrand 7 kg et 1 quart de fer + 7/8es de kg d'acier à raison de 2,80 F + 1 kg et 1 quart de petit fer à raison de 80 cts, soit 8,90 F (49).

Léopold Aron a également livré des fourneaux à Joseph Rambourg le jeune, journalier à Surbourg, d'une valeur de 45,55 F ; ainsi qu'à Etienne Huntzinger, tisserand à Rittershoffen (49)... Il a aussi livré pour 573,54 francs de "marchandises de fer" à la société Rosentritt, Daudrez et Cie, qui s'était remise à exploiter les mines de Lobsann. Impécunieuse, celle-ci dut à son tour être condamnée le 4 juin 1819, même par corps, à les lui régler (51).

Le marchand de bétail

Parallèlement au fer, Léopold Aron a aussi fait commerce de bétail de 1824 à 1826 au moins. Le 16 mars 1824, il a ainsi vendu et livré une vache pour 132 francs à Joseph Stoltz, laboureur à Leiterswiller, dont il lui faudra réclamer le paiement devant la justice de paix le 27 juin 1825 (52). Le 7 avril 1825, il en a fourni une autre à Georges-Jacques Holtzmann, laboureur à Oberbetschdorf, à régler en deux termes de 75 francs. Le 18 juin 1824, une troisième à Pierre Schaeffer le jeune, laboureur de Surbourg, pour 132 francs et 2 boisseaux (38 litres) de froment. Et le 4 août 1825, une quatrième à Philippe Fricker, laboureur à Hermerswiller, auquel il vendit également le 23 novembre suivant six tuyaux de poêle (53) !

Le 27 juin 1825, Alexandre Aron, mercier à Soultz, au nom de Léopold Aron, marchand de fer, fait condamner Joseph Stoltz, laboureur et sa femme à payer à Léopold 132 francs à la St-Barthélémy suivante pour prix d'une vache vendue et livrée suivant billet du 16 mars 1824 (54).

Sa boutique de la Hundsgass

Léopold Aron tenait sa boutique à son domicile, Hundsgass à Soultz, où il exigeait généralement que ses débiteurs viennent le régler en mains propres et en bonnes espèces métalliques. Sur son comptoir, toutefois, il avait gardé, pour le débit de ses tissus, huit anciennes demies aunes prohibées, ce qui, à la suite d'une inspection, lui valut le 5 octobre 1820 d'être condamné à 11 francs d'amende.

Pour sa défense, il expliqua que ces aunes n'étaient point précisément posées sur le comptoir, mais sur un banc sous le comptoir, où elles avaient été laissées par oubli et par insouciance. Et qu'il ne s'en était plus servi depuis leur prohibition. Mais il n'était pas le seul dans ce cas. Le boucher Michel Schneider, le maréchal-ferrant Jacques Lauterbach, la marchande Marie-Eve Klein et le commerçant Jacques Lévy ont alors également été condamnés pour emploi de mesures n'ayant plus cours (55).


QUATRE GRANDES VENTES A LA DÉCOUPE

En sus de ces différents négoces, Léopold Aron s'est aussi impliqué dans quelques opérations foncières d'envergure, consistant à vendre à la découpe des biens-fonds plus consistants. Mais jamais seul, toujours en association avec des coreligionnaires de confiance. Aussi, peut-il être intéressant de détailler les modes opératoires alors suivis.

1. La cession des forêts de M. Tirant de Bury (1826 - ...)

Le premier exemple connu est l'adjudication du 6 juillet 1826 des forêts de feu le maire Tirant de Bury, où il reprend environ 8 ha dans le Niederwald de Birlenbach pour 15<000 francs, en association avec Léon Heymann et Samuel Gugenheim, négociants à Haguenau (56). C'était évidemment pour les revendre à la première occasion, mais nous en ignorons la date.

2. L'adjudication de la saline de Soultz (1837-1839)


L'allotissement de l'enclos de la saline de 1835

Les opérations Westerholtz de Léopold et Israël ARON
Léopold ARONIsraël ARON
  11840, 5 janvier vente de 4 lots en prairies à 1.440 F 
  21840, 6 janvier vente de 9 lots à 1.650 F 
  31840, 6 janvier vente d'environ 6 ha à 11.038 F 
  41840, 7 janvier vente de 4,13 ha à 7.000 F 
  51840, 20 janvier vente de 4 lots de 80 ares à 1.800 F 
  61840, 15 février vente d'une parcelle de terre pour 300 F
  71840, 24 juin encan de 26 lots d'herbes et regains pour 802,45 F
  81840, 11 octobrevente d'une parcelle de terre pour 240 F 
  91840, 18 octobrevente de 5 lopins de terre de 60 a à 660 F bail de 6 ans pour 30 lots à 1.033 F
10 1840, 25 nov.  vente de 10 lots faisant 2 ha à 5.000 F
111840, 28 juin encan de 17 lots d'herbe et regain à 463 F
121841, 17 octobre  bail de 4 ans pour 60 lopins de 20 ares chacun
à 1.029 F
131842, 15 février vente d'un lot à 300 F
141842, 19 février vente d'un lot de 20 ares en terre à 300 F
151842, 9 mai bail de 4 ans pour 10 lots à 253 F
16
1842, 21 août
  vente d'environ 6 ha à 11.038 F
171843, 10 mai vente de 11 lots faisant 212,65 a. à 2.400 F 
181843, 23 juin  encan du foin sur 97 parcelles d'une 20e d'ares
chacune, pour 2.075 F
19 1843, 25 juin  vente d'une parcelle de 113,33 ares à 1.500 F
201843, 9 juillet vente de 3 lots faisant 60 ares à 900 F
21 1843, 23 juillet  vente de 2 séries de lots faisant 2,8 ha ensemble
pour 3.520 F
22 1843, 24 juillet vente de 6 lots en terre et prairie de 2,4 ha pour  500 F
23 1843, 30 juillet vente de 3 parcelles en terres, prés et pâturages
faisant 569,58 ares à 9 000 F
241843, 8 aoûtapprouve les 5 ventes faites par Israël 
25 1843, 27 aoûtvente de 11 parcelles faisant 477,53
ares à  6 020 F
 
26 1843, 1 sept. vente d'une prairie de 12,3 ha à Jacques
Nicolas Pfohl, brasseur, pour 20.000 F
 
271843, 19 octobre vente de 4 parcelles faisant 2,0412 ha
pour 3.560 F
 
28 1843, 15 nov.  vente de 5 lots faisant 1 ha pour 1.250 F
28 1843, 23 nov.   vente d'une parcelle de 20 a. de pré pour 250 F
29 1844, 29 octobre  vente de 4 parcelles faisant 4,721 ha à 5.400 F
301851, 27 mars  vente de 40 a. de terre pour 600 F
TOTAL 11 ventes pour 55.808 F13 ventes à 22 770 F + 4 baux de 4 ans à 2 914 F
+ 3 encans d'herbes à 3 340,45 F = 28.524,45 F
Léopold s'est ensuite intéressé à la saline de Soultz. Le 10 avril 1837, en effet, celle-ci avait été saisie sur Clément de Bode, le fils aîné du baron, puis mise en adjudication forcée le 10 août 1838. Pour la reprendre, Marie-Joseph-Achille Le Bel, le propriétaire des mines de graisses minérales voisines du Pechelbronn, forma alors un consortium avec sept associés, chacun pour 1/8ème, dont les quatre premiers étaient des notables de Soultz : les notaires Müntz et Petri, Edouard Kühner, le greffier de la justice de paix cantonale, ainsi que Joseph Hertzog, ancien sous-inspecteur des forêts.

Léopold Aron, alors âgé de 65 ans, et son fils Israël, 30 ans, apportèrent également une part chacun, la dernière ayant été fournie (sans doute grâce à eux) par Bernard Roos, négociant à Ingenheim, localité située entre Bad Bergzabern et Landau, et par Léon Auscher le vieux, négociant à Lauterbourg. Ce consortium remporta l'adjudication avec une mise de 50.400 francs. Mais il se fit damer le pion le lendemain par une post-surmise à 63.000 francs de l'un des com-pétiteurs, le Parisien Levrat, sans doute un homme de paille de Clément de Bode. Surmise, qui permit à ce dernier d'obtenir la saline par décision du tribunal de Wissembourg du 22 août 1838 (57).

Mais comme finalement Levrat était insolvable, une nouvelle adjudication dut être organisée le 12 avril 1839, que remporta le consortium rival constitué par Jean-Louis Schwendt, l'aîné des héritiers du principal créancier du baron de Bode François-Ignace Schwendt. Il l'emporta à 50.500 francs, soit 100 francs de plus seulement que la dernière mise du consortium Le Bel-Aron (57).

Les cinq associés de Jean-Louis Schwendt dans cette affaire étaient tous Juifs : un Soultzois, Jacques Weil, marchand de bestiaux ; Samuel Bloch, commerçant à Haguenau ; Félix Moch, négociant à Sarrelouis ; et Moïse Dreyfuss, négociant à Wissembourg, qui était le fondé de pouvoir du commis négociant strasbourgeois Léon Schleisinger, lui-même d'origine soultzoise. La communauté israélite s'était-elle alors partagée en deux camps ?

3. Le démembrement du Westerholtz de Surbourg (1840-1844)

Léopold Aron participa ensuite avec son quatrième fils Israël à la dispersion de la forêt défrichée du Westerholz de Surbourg, manifestement la plus grosse opération foncière des années 1840 dans le Sulzerland.
C'était une forêt des landgraves de Hesse-Darmstadt, héritiers des comtes de Hanau-Lichtenberg et seigneurs de l'Amt de Kutzenhausen. Elle passait pour s'étendre sur 150 ha. Mais après arpentage, il s'avéra qu'elle n'en faisait que 101,05. D'ancienneté, les nombreux indigents de Surbourg y pratiquaient la vaine pâture.

Sous la Révolution, cette forêt a évidemment été séquestrée, mais l'Etat ne réussit à la revendre par adjudication publique que le 2 septembre 1822 pour 82502 francs à Antoine Lauer, entrepreneur des travaux publics et propriétaire à Haguenau, qui en contre-partie avait obtenu la permission de la défricher. Celui-ci en commença aussitôt le déboisement, mais les indigents, qui avaient pris leurs aises depuis la Révolution, continuèrent évidemment d'y envoyer leurs bestiaux. Fatigué par ces empiétements incessants, Antoine Lauer revendit le Westerholtz le 8 avril 1828 à son beau-frère Joseph Wenger, entrepreneur des fortifications à Strasbourg. Mais ce dernier décéda le 10 juillet 1829.

Dans un premier temps, ses cinq enfants héritiers tentèrent alors de dissuader les Surbourgeois de poursuivre leur vaine pâture en les faisant condamner à des amendes par la justice de paix cantonale ou le tribunal de Wissembourg. Mais ce fut parfaitement en vain. Ils obtinrent finalement le 28 juin 1836 de pouvoir racheter pour 16240,60 francs à la commune ce droit de pâturage pour ainsi le supprimer définitivement, offrant même de rembourser les amendes et les frais de justice des villageois condamnés. Mais le 10 juin 1837, à la demande de toute la population, le maire de Surbourg refusa catégoriquement cette issue.

Aussi, les héritiers Wenger, après avoir tenté une location par baux de trois ans, dont ils avaient confié l'adjudication à Auguste Beauvais, brigadier forestier à Surbourg, choisirent-ils finalement de vendre à la découpe cette propriété improductive. Et comme ils étaient tous strasbourgeois, à l'exception de Françoise, épouse d'un notaire de Sarre-Union, ils choisirent de faire appel à l'expérience et l'entregent de Léopold Aron, d'autant que celui-ci était strasbourgeois depuis trois ans, mais avec un fils, Israël, toujours Soultzois et très actif alors dans les transactions immobilières.
Le 13 décembre 1839, chez le notaire Lacombe de Strasbourg, les héritiers Wenger lui donnèrent ainsi plein pouvoir pour conclure les ventes d'une première tranche de 40 ha. Il ne traîna pas : dès le 5 janvier de l'année suivante, Léopold Aron put signer une première cession de quatre lots en nature de prairies pour un montant de 1440 francs. Si bien que le 26 août 1840, les héritiers Wenger lui donnèrent pouvoir de vendre également les 60 hectares restants, "soit de gré à gré, soit par enchère publique" (58).

Une dizaine d'années (jusqu'en mars 1851) sera toutefois nécessaire au père et à son fils pour liquider cette dispersion en une vingtaine de cessions.
Léopold n'en vit pas même la fin, puisqu'il décéda le 17 avril 1844 à Strasbourg. Il eut le temps néanmoins de conclure dix ventes pour un montant total de 48.808 francs. Israël, qui prit sa relève, en signera onze pour 23.770 francs en tout. Il se chargera en outre de l'adjudication de trois baux de 4 ou 6 ans pour des parcelles non encore vendables ainsi que de deux encans de foins et regains.

Mais le libellé de son pouvoir a fluctué dans le temps. Pour sa première vente, Israël s'est ainsi dit "substitué verbalement par son père". A sa vente suivante, il dit agir directement "à la requête de MM. Wenger de Strasbourg" (59). A sa troisième opération, il affirma être habilité à "se porter fort" pour les héritiers Wenger (60). Le 25 novembre 1840, il est "substitué de pouvoir verbal" (46) et le 13 février 1842, "substitué verbalement" par son père (61). Pour le bail de quatre ans, adjugé le 21 août 1842, le voilà "fondé de pouvoir des héritiers Wenger". Pour la vente du 23 juillet 1843, il redevient le "substitué de pouvoir de son père". Et le 30 juillet suivant, le "mandataire" des héritiers Wenger (62).
Son père était bien entendu resté leur fondé de pouvoir ou mandataire initial. C'est ainsi que le 8 août 1843, il s'était rendu chez son fils, au Frohnacker à Soultz, pour examiner et approuver cinq grosses cessions de 11.400 francs au total, que ce dernier avait réalisées les 25 juin, 9 et 30 juillet précédents pour six lots faisant ensemble un peu plus de 8 ha (63).

Les parcelles revendues étaient toutes défrichées, en nature de terre arable ou de prés. De 20 ares d'étendue en général, parfois moins, elles pouvaient être regroupées selon les possibilités financières des acquéreurs. Plusieurs lots faisant ensemble plus d'un hectare ont ainsi trouvé preneurs.

Les deux notaires de Soultz durent être mis à contribution, indistinctement par l'un ou l'autre, ni Léopold, ni Israël n'ayant son tabellion attitré. Léopold a ainsi conclu deux cessions avec Me Müntz et neuf avec Me Petri. Israël a fait quatre ventes avec Me Müntz, quatre avec Me Petri, une dernière avec les deux ; les deux baux et deux encans d'herbes avec Me Müntz ; et un dernier encan d'herbes avec Me Pétri.
Si elles n'ont pas été conclues en leur étude, ces opérations ont été faites à Surbourg :

Le canton déboisé du Westerholtz sur une carte IGN

4. L'allotissement du domaine Geiger (1843-1844)

L'allotissement du canton du Goehren, partie principale du domaine arrière
du château débordant sur le ban de Retschwiller.

Au printemps 1843 enfin, Léopold Aron s'est mis à la tête d'un dernier consortium pour faire aboutir l'adjudication du château Geiger et de son domaine à Soultz.

Félix-Sébastien-Alexandre Dournay, son propriétaire depuis juin 1838 et directeur des mines d'asphalte de Lobsann depuis 1820, y était décédé le 8 septembre 1842, en laissant notamment une dette d'emprunt de 25 200 francs auprès de son gendre Charles-Victor Pouillot, médecin cantonal à Soultz, qui demeurait d'ailleurs avec lui audit château.
L'adjudication allait donc permettre à ce gendre de rentrer dans ses fonds. Problème : ce dernier souhaitait seulement récupérer la valeur de son prêt, donc au moins le château où il avait l'intention de continuer d'habiter avec sa femme et leur fille Hélène, et non pas reprendre la totalité du domaine, qui en valait bien plus.

Les documents d'archives ne l'affirment pas explicitement, mais il y a tout lieu de supposer que Léopold Aron et son fils Israël trouvèrent la solution. Le 15 juin 1843, jour de l'adjudication à la bougie du château et de son domaine, on commença donc par l'enchère séparée des 33 lots, qui les composaient. Tous trouvèrent des candidats preneurs. Puis le notaire Pétri lança l'enchère du bloc tout entier.

Sept candidats se le disputèrent : Léon Auscher, négociant juif à Lauterbourg, qui ouvrit le feu à 52 000 francs ; Philippe-Frédéric Müntz, l'ancien notaire de Soultz ; Frédéric Wolff, 35 ans, marchand de bois, repreneur de l'ancien domaine de l'abbaye de Neubourg près de Haguenau le 5 septembre 1841, puis le 3 juin 1842 de celui de la saline de Soultz ; Moïse Dreyfus, négociant juif à Wissembourg ; François-Jacques Zoegger, avoué près le tribunal de Wissembourg ; et Léopold Aron, qui déclara une mise de 62.400 francs. Il fut suivi de Zoegger à 62.800 francs, puis de Samuel Dreyfus, propriétaire à Wissembourg, à 63.100 francs.
C'est alors que se dévoila le groupement conduit par Léopold Aron. Il se composait de Léon et Bernard Auscher de Lauterbourg, de Moïse Dreyfus le moyen, Laurent Dreyfus le vieux et Aron Meyer, tous trois de Wissembourg, ainsi que du Dr Pouillot et de son épouse. Il déclara prendre le tout (château + domaine) pour 63.300 francs, sans être contredit pendant deux autres bougies.

Les époux Pouillot purent alors se réserver l'ensemble formé par le château proprement dit l'allée de tilleuls et la partie des jardins arrières, que l'adjudication préparatoire par lots avait permis d'estimer à 25.000 francs. Ils en firent l'acquisition sans bourse délier. Quant au reste du domaine, il fut repris solidairement pour 38.300 francs par les six autres membres du groupement, chacun pour 1/6ème (64).

  Quatre mois après cette adjudication, nouvel arrangement. Le 11 septembre 1843, par-devant le notaire Petri, Israël Aron revend pour le compte de Léopold Aron, son père, Léon Auscher et Bernard Auscher de Lauterbourg ainsi que de Samuel Dreyfuss le vieux, Moïse Dreyfuss le moyen, et d'Aron Mayer de Wissembourg, au docteur Charles-Victor Pouillot 8 lots du domaine arrière, au-delà du Froeschwillerbach, canton Goehren (lots 17 à 24) contenant 175,36 ares de terre plantés d'arbres, d'un côté en partie l'ancienne enchère et le lot n° 35, d'autre le n° 25, par le haut le nouveau chemin, qui va être mis en état et qui aboutit sur le che min de Retschwiller, et par en-bas la propriété de l'acquéreur. Leur prix, fort modique de 2.000 francs, est manifestement arrangé. Il était à payer dans un délai de trois mois (65).

  Restait à disperser les acquisitions de pure convenance. Le 11 octobre 1843, en l'étude de Me Müntz, Bernard Auscher vend ainsi trois premiers blocs avec le pouvoir de son père Léon Auscher, de Léopold Aron ainsi que de Samuel Dreyfus le vieux et de Moïse Dreyfus, dit Wolf, de Wissembourg :

Mais le 24 juillet 1844, lors de la liquidation finale de la succession de Félix-Sébastien-Alexandre Dournay, "Léopold Aron et consorts" devaient encore 38.300 francs pour l'adjudication du 15 juin 1843 "d'une partie des domaines de Soultz" (67).
Le 8 novembre 1844, toutefois, les mêmes consorts réussissent encore à se défaire d'une autre série de sept parcelles hinterm Schloss et im Goehren, faisant ensemble un peu plus de 2 ha, pour 7.620 francs au total, au profit de sept Soultzois : Frédéric Musculus, pharmacien, Philippe Steffner, instituteur à Mulhouse, Moïse Gross, commerçant, Jean Pierre Haren, huissier, Henri Holtzmann père, vitrier, à Soultz, et fils, vitriers et Jacques Weil, commerçant (68).

 Comme déjà indiqué, lors du décès de Léopold Aron le 17 avril 1844 à Strasbourg, il lui était resté sur les bras un 1/6ème invendu, en quatre parcelles faisant 1,6 ha, de l'ancien domaine arrière du château Geiger à Soultz, Son fils Israël les reprit à leur adjudication du 30 juin 1845 avec les autres propriétés soultzoises de son père, à l'exception des quatre sièges de la synagogue. Il parvint également à revendre au nom du consortium acquéreur un dernier reliquat de 1,093 ha pour 4.000 F le 28 mai 1847 à Charles Müntz, notaire à Soultz. Il obtint même que cette somme lui soit de suite avancée par Benoît Werthemann-Burckhardt, rentier à Bâle (69).


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