Une vision qui se concrétise : Charles Kugel et la maquette de sa maison réaménagée.
Il y a plus de dix ans, maintenant, que ces humbles vestiges d'un lieu de prière
rural suscitent l'intérêt de divers côtés. Intérêt
des instances culturelles officielles qui ont décidé leur classement
comme monument historique, ainsi que l'intérêt passionné
du jeune propriétaire de la maison. Charles Kugel a
entrepris cette année l'aménagement des lieux en concrétisant
sa vision par la construction d'une maquette. Dans son idée, la restauration
des niveaux réservera un accès direct au grenier (un escalier
extérieur) pour les visiteurs intéressés, à côté
des espaces réservés à sa famille. Les travaux ont commencé,
après la visite de l'ingénieur de la Direction régionale
de l'archéologie et de la culture qui en a approuvé l'esprit.
Par ailleurs, une étudiante du professeur
Freddy Raphaël vient de soutenir un mémoire de maîtrise
en sociologie consacré à une enquête parmi les habitants
du village de Trænheim. Myriam Chaabi les a interrogés sur leurs
réactions à la présence de ce lieu de mémoire dans
leur quotidien. On présente ici le résumé des résultats
de cette enquête ainsi que les réflexions de l'auteur.
Si l'on se rappelle que l'aménagement de cette synagogue au 18éme siècle a été l'occasion de mettre au jour l'animosité dont les juifs de Trænheim étaient les victimes, on ne manquera pas de relever
le côté positif de l'intérêt contemporain de non-juifs pour ce même lieu. Ce grenier doit pouvoir être un lieu de rencontres fécondes, sous le signe de la découverte de l'autre, à la fois différent
et semblable.
Conclusions du mémoire de maîtrise de Myriam CHAABI
(Université Marc-Bloch de Strasbourg, 2002).
Plus qu'une trace du passé : une racine
Mon objectif était de mettre au jour les diverses réactions
des villageois, suscitées par la découverte de la synagogue,
en postulant que celle-ci pouvait présenter différents intérêts
à leurs yeux.
Ainsi, j'ai considéré que la synagogue était plus qu'un
lieu de mémoire, au sens d'une trace du passé qui témoigne
d'une époque révolue, et qui signe l'ère de la commémoration.
Dire de la synagogue sous combles de Traenheim qu'elle renvoie aux racines
des villageois, c'est penser qu'elle participe de leur identité
puisqu'elle renvoie à un passé marqué par la pluralité
des cultures (juive, chrétienne et alsacienne) qui a été
incorporée par l'éducation.
L'accent est mis dans les discours, sur l'idée qu'il s'agit avant
tout d'un patrimoine local : la synagogue est intéressante en tant
qu'elle fait partie du village, mais il en serait certainement autrement
si elle n'était pas physiquement si proche, tout simplement parce
que si elle se situait dans une autre région par exemple, elle
ne renverrait pas au même imaginaire, étant donné
qu'elle ne concernerait pas directement les habitants de Traenheim.
En effet, l'analyse thématique des entretiens a mis en lumière
le fort sentiment d'attachement qui liait les hommes à leur village
: ils sont fiers de la renommée que son vin lui attribue, mais
aussi, ils sont attachés à une terre, au sens propre du
terme, qui se transmet souvent de génération en génération,
notamment dans le cadre d'exploitations agricoles et viticoles.
Vue extérieure de la maison où l'on a découvert le grenier.
Elle est désormais classée au titre des monuments historiques
de la France.
En outre, Traenheim est défini par ses habitants comme un petit village
tranquille au sein duquel "tout le monde se connaît", car l'installation
dans le temps et dans l'espace y est telle que différentes familles peuvent
se côtoyer depuis plusieurs générations.
Ainsi, la découverte de la synagogue est "une bonne chose"
à leurs yeux, parce qu'elle contribue à faire connaître
le village, et aussi parce qu'elle renvoie les Traenheimois à leurs
racines, témoignage du passé qu'ils estiment nécessaire
de transmettre aux plus jeunes générations qui elles-mêmes
feront perdurer cet héritage.
D'autres encore mettent en avant l'attrait touristique et donc économique
que peut présenter une telle découverte..
De plus, ce n'est pas forcément la synagogue en tant que telle
qui interpelle les habitants de Traenheim, mais plutôt le fait qu'il
s'agisse d'un élément faisant partie du village.
Cependant il s'avère que tous les villageois ne s'intéressent
pas à cette synagogue. Certains même, sont gênés
par la réglementation résultant du classement de la synagogue
sous combles comme monument historique. Cette réglementation s'impose
à eux concernant d'éventuels travaux dans leurs habitations.
Pour pondérer ces conclusions, il faut rappeler que les personnes
interrogées sont essentiellement des personnes issues de familles
anciennement établies à Traenheim. Partant, il est très
probable que si elles vivent dans ce village "depuis toujours",
elles l'investissent différemment que ceux de "l'extérieur"
qui y sont arrivés plus récemment. De même, la moyenne
d'âge est assez élevée (environ 53 ans), ce qui pose
question : une population plus jeune aurait-elle eu le même type
de réflexion quant à l'importance de connaître ses
racines ? La synagogue représenterait-elle autre chose que d'anciennes
peintures murales ?
En outre, tous les entretiens se sont déroulés à
Traenheim même, avec des personnes qui m'avaient été
présentées par M. Kugel (le propriétaire de la maison)
: quelles auraient été les réponses à mes
questions si l'anonymat total avait pu être garanti ? Il est bien
connu qu'on se confie plus facilement à un étranger de passage,
qui n'a aucun contact avec notre environnement proche, ce qui n'était
pas mon cas dans le cadre de cette recherche. Il serait intéressant
et enrichissant de prolonger la présente enquête avec un
public plus large, afin de rendre compte plus objectivement de la perception
de cette découverte.
Un idéal philanthropique
La synagogue sous combles peut être appréhendée comme un
moyen de dépasser les préjugés et l'intolérance.
Un outil, somme toute, visant à s'ouvrir à l'Autre par les enseignements
qu'elle peut fournir.
Dans ce cadre, il ne s'agit plus de considérer cet ancien oratoire
comme un patrimoine à transmettre : il renvoie plus largement aux représentations
que l'on a des Juifs et qui se véhiculent notamment par la transmission
orale.
Ainsi, les entretiens ont permis de mettre en lumière ce qui se racontait
sur les Juifs, ce qui a toute son importance si l'on considère que
la synagogue n'est pas un lieu de mémoire quelconque : elle renvoie
forcément à différentes représentations du judaïsme,
tout comme une mosquée renverrait à celles que l'on a de l'islam.
Les histoires qui se transmettent dans le village et qui assurent un lien,
autre que celui du sang, entre les générations, font référence
aux Juifs qui y ont vécu dans les années 20, et toutes rapportent
des relations interconfessionnelles qui avaient cours dans la tolérance
et la bonne entente.
Mais il faut garder à l'esprit que, outre le fait qu'il n'est pas politiquement correct de dire du mal des Juifs, le souvenir est une représentation du passé, C'est à dire qu'il rend le passé présent, mais selon notre perception du présent.
Autrement dit : la mémoire individuelle est une construction sociale, et, parce que l'homme ne peut se défaire justement de ce "social" dans lequel il évolue, ses souvenirs sont à la fois fragmentés et incomplets. Car si c'est à partir du présent que l'on retrace le passé, il y a forcément des éléments qui sont oubliés parce qu'ils ne revêtent plus l'importance qu'on leur accordait à un moment donné et que surtout, cela dépend de la personne, de son vécu et de son environnement.
Par exemple, le fait que j'ai interrogé les villageois sur "une
présence juive dans le passé" a fait revenir à la
surface l'histoire oubliée depuis longtemps d'un Juif, surnommé
Saufel, qui était journalier à Traenheim jusqu'à la seconde
guerre mondiale.
Ainsi, lorsque je prononçais ce nom devant une personne qui visiblement ne s'en souvenait pas, la réaction était immédiate : "Ah oui ! Le Saufel", et du coup, les souvenirs réapparaissaient : c'était un Juif qui était pauvre et simple d'esprit, que tout le monde aimait. Il avait été arrêté par les Allemands pendant la guerre, apparemment suite à une dénonciation, et l'une des personnes en entretien avait même assisté à la scène.
Alors, que penser de ces souvenirs qui ont refait surface, et qui contiennent l'image de la bonne entente qui régnait apparemment entre Juifs et chrétiens ? Sont-ils à mettre en rapport avec la fonction sélective de l'oubli qui ne signifie pas pour autant une volonté de faire preuve de mauvaise foi ? Ou sont-ils tout simplement à resituer dans le contexte particulier qui a été celui de l'enquête : une personne A, proche d'une personne B qui a découvert une synagogue dans son grenier, veut rencontrer des villageois pour leur poser des questions sur les Juifs et la synagogue? Quoiqu'il en soit, les préjugés concernant les Juifs ont plus ou moins consciemment émergé durant les différents entretiens, les classant comme cela se fait couramment, comme des êtres "à part".
Ainsi, les Juifs ont essentiellement été décrits comme
des personnes très intelligentes, même si l'on sait qu'il n'existe
aucune probabilité pour que cette particularité soit d'ordre
génétique ! C'est pour cela aussi que le fameux Saufel ne revenait
pas immédiatement à la mémoire des villageois : lui,
"c'était autre chose". Lui, il était valet de ferme,
et surtout, il n'était pas très intelligent, ce qui faisait
de lui qu'il n'était pas perçu comme un vrai Juif.
Bien entendu, les propos tenus au sujet des Juifs ne se voulaient pas être péjoratifs, bien au contraire ! Mais c'est justement ce contraire qui fait que même lorsque des qualités qui sont socialement valorisées leur sont attribuées, elles sont discriminantes, (mais peut-on aller jusqu'à parler de discrimination positive ?)
C'est pour toutes ces raisons que la synagogue ne peut-être considérée
indépendamment de la culture et des personnes "à part"
que sont les Juifs, et à qui elle renvoie, et c'est également
en référence aux persécutions que les Juifs ont vécues
par le passé, que la synagogue est appréhendée par les
villageois comme un moyen de répondre à l'injonction "plus
jamais ça !".
En effet, si l'on ne sait pas encore sous quelle forme cela est possible, l'avenir de cette synagogue est envisagé comme un moyen humanitariste de dépasser les querelles religieuses : dans une attitude philanthropique, les personnes rencontrées désirent que la découverte soit utile à quelque chose, et puisqu'il s'agit d'un lieu de culte juif, il peut amener à une réflexion sur le dépassement de la haine de l'Autre qui profite tant à toutes les formes de racisme qui existent toujours.
De ce fait, on peut dire que l'avenir de la synagogue serait dans l'Idéal celui d'un moyen mis en oeuvre pour prôner la tolérance, mais qui, pour toucher le plus large public possible, ne doit pas devenir un lieu de mémoire figé dont n'émergerait plus rien.
C'est pourquoi peu de personnes envisagent que la découverte soit transformée en musée, parce qu'un musée n'est pas conçu dans leur esprit comme le lieu où peuvent émerger réflexions, discussions et échanges : la synagogue (assemblée) doit pouvoir faire office d'agora pour être source d'enrichissement personnel à travers tout ce que l'on y apprendra.
Une belle vision des choses qui me pose pourtant question : n'est ce pas moi qui voulait voir dans l'analyse des entretiens, mes propres espérances se réaliser ? Il est très probable que mon interprétation n'a pas été impartiale et objective, et un regard neuf sur le corpus d'entretiens permettrait de mettre en avant d'autres logiques à l'oeuvre dans les différents discours.