Souvenirs de Dornach
par Hava COHEN-YASHAR (Evelyne BLOCH)


Le jour où Michel Rothé m'a demandé d'écrire mes souvenirs de Dornach (en juillet 2012) j'ai appris le décès de Madame Josi Samuel za"l. C'était le dernier bastion de Dornach qui disparaissait.

Dornach est un faubourg de Mulhouse où mes parents ont abouti tout de suite après la guerre. Mon père a été nommé directeur de la teinturerie Klotz à Mulhouse, poste qui lui a été promis en pleine guerre par son compagnon de Stalag Jean Klotz.
En 1945 il y avait une pénurie de logements. Mes parents ont trouvé un appartement dans la maison de Mr. et Mme Geissman., rue de Brunstatt. C'était une grande maison avec un jardin que Mr. Geissman avait louée par étage. Nous habitions au deuxième étage, la famille Dopler au troisième et les Geissmann au premier. En fait cette maison était construite pour une seule famille. Les chambres de notre étage niveau donnaient sur le couloir principal. Il n'y avait pas de cloison entre les différents étages comme dans les appartements habituels .Je me rappelle encore que nous entendions les personnes qui descendaient dans la cave et passaient devant nos chambre pour mettre au frais les mets qui devaient être conservés. Il n'y avait pas de frigo à l'époque.

Evelyne le jour de son entrée à l'école communale de Dornach
Je suis arrivée à Dornach à l'âge de cinq ans et demi et l'ai quitté à l'âge de onze ans. J'ai fait toute ma scolarité primaire à l'école de Dornach, une école de village traditionnelle. Je n'allai pas en classe le Shabath mais n'ai jamais souffert d'antisémitisme. Je me rappelle que la maitresse me préparait assidûment à l'examen d'entrée en 6ème, en me faisant faire des dictées après la fin des classes. Nous étions très peu à nous présenter car la majorité des élèves continuaient jusqu'au certificat d'études. Or la direction tenait à avoir de bons résultats car c'était une question d'honneur pour l'école. Vu de loin cela me rappelle l'ambiance des livres de Pagnol.

A Dornach il y avait une communauté juive qui datait d'avant la guerre, de l'époque ou les Juifs n'avaient pas le droit de s'installer dans les grandes villes. Après guerre il n'y avait pas assez de Juifs pour ouvrir et entretenir le grand bâtiment de la synagogue de Dornach. Les offices se déroulaient dans l'oratoire qui suffisait largement.

Le président de la communauté était Mr. Wallach, son adjoint Mr. Wahl qui habitait dans la maison de la synagogue et le 'hazan était Mr. Josi Samuel. Je me rappelle aussi la famille Leva, et le boucher Mr. Grumbacher. La famille Samuel était le pilier de la communauté – Madame Samuel faisait chaque semaine un gâteau pour le kidoush du Shabath matin.

Mes grands parents, Sylvain et Valentine Bloch, nous ont rejoints deux ans après la guerre .Ils habitaient loin de Dornach mais mon grand père faisait le chemin pour se joindre à nos offices : il sonnait du shofar et de temps en temps se relayait avec Mr Samuel pour être le 'hazan. Je me rappelle encore très bien le "'Al 'heith" des grandes fêtes chanté sur un air de marche prussienne, et l'office de Yom Kippour sans pause. On disait pendant des heures des piyoutim (poèmes liturgiques) qui étaient pour la plupart incompréhensibles.

J'ai souvent raconté cette anecdote : à Yom Kippour à midi j'étais invitée à manger avec les enfants Samuel ; il y avait du poulet au menu – or nous étions en période de restrictions après la guerre. Le poulet m'avait tellement plu que j'ai demandé à ma mère quelques semaines plus tard : "quand fêterons nous de nouveau Yom Kippour pour que je puisse manger du poulet chez les Samuel ?"

Tous ceux qui passaient par Dornach était automatiquement les invités des Samuel et aussi des Bloch, mes parents. Nos deux familles étaient très liées. Elles faisaient tout ensemble. Nous partions le Dimanche dans les Vosges, nous partagions les joies et les peines. Madame Samuel connaissait toute notre famille : je l'entends encore dire demander : "Comment va la tante Recha ?" ( la tante de ma mère qui habitait en Amérique et était venue nous voir à Dornach) ; et moi je me sentais chez les Samuel comme à la maison.

A cette époque il arrivait encore des "Schnorer" (mendiants), qui se faisaient inviter car ils n'avaient pas de quoi manger, comme dans les contes de Schalom Aleichem. Je me rappelle d'avoir fait remarquer à ma mère que lorsque nous avions des invités de marque, comme la tante d'Amérique ou le patron de mon père, Maman sortait toute son argenterie et préparait une belle table. Maman fut frappée par ma remarque. Elle invita un schnorer, plutôt pouilleux, de passage à Dornach, et elle sortit sa plus belle vaisselle et ses napperons bien amidonnés en son honneur – tout cela pour me prouver qu'elle ne faisait pas de différence.

Mariage d'Evelyne avec Jean-Georges Kahn en la synagogue de
Dornach(1961)      Cliquez sur la photo pour la voir agrandie
A Soukoth, les Samuel construisaient une grande souka dans leur cour. Nous venions manger chez eux. On faisait descendre les plats par une corde et lorsqu'il pleuvait, ils fermaient la souka par un toit qu'on pouvait rabattre, C'était très perfectionné.

A Dornach chaque fête était un événement : la première bar mitzvah, celle de Yves Samuel za"l ; les mariages, celui de Sabine Blum et du rabbin Schlammé

Je me rappelle que nous avions bien ri quand les fils Samuel sont revenus du jardin d'enfants à Dornach, en chantant les chants de Noël traditionnels. Cela ne les a pas empêchés ensuite d'être d'excellents 'hazanim et de prendre la relève de leur père.

La communauté de Dornach était comme une grande famille. Aussi lorsque nous avons déménagé à Mulhouse, les familles Samuel et Bloch ont continué à fréquenter la synagogue de Dornach. La famille Bollack s'est jointe aux fidèles et a bien renforcé le minyan. Mon père et Mr. Samuel partaient le Shabath matin très tôt et sur le chemin discutaient de tous les problèmes du monde : il fallait une bonne demi-heure de marche pour aller de Mulhouse à Dornach.

Le rabbin Schlammé qui avait été nommé par la communauté de Dornach et sa femme m'ont enseigné les bases du judaïsme.
Jusqu'à mon aliya, j'ai toujours prié à Dornach, j'y ai amené mon fiancé qui s'est bien intégré à la communauté et c'est là que nous nous sommes mariés.
Malgré la distance de plus d'un demi-siècle, j'ai beaucoup de plaisir à évoquer ces souvenirs.

Vers les pages de Hava et Yohanan Cohen-Yashar


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