Un poème séfarade dans le grès d'Alsace
La stèle du cimetière juif de Hagenthal (1750)
Robert WEYL - Isi ROSNER
Extrait de la Revue des Études juives, tome CLIII, juillet-décembre 1994, fascicule 3-4


La stèle de Hagenthal-le-Bas
Dans sa séance du 15 juillet 1992, la Commission régionale pour le Patrimoine Historique, Archéologique et Ethnologique d'Alsace a donné un avis favorable au classement parmi les monuments historiques d'une stèle du cimetière juif de Hagenthal "dont l'épitaphe, d'une qualité littéraire exceptionnelle est sans équivalent en Alsace".

Les villages de Hagenthal-le-Bas et de Hagenthal-le-Haut sont situés dans le Sundgau, à la limite de la ville de Bâle.
La population juive de ces villages était numériquement importante. Au dénombrement de 1784 on compta : 67 familles et 356 personnes à Hagenthal-le-Bas,
52 familles et 271 personnes à Hagenthal-le-Haut,
soit au total 627 Juifs, formant deux communautés bien distinctes avec leur lieux de culte, leurs écoles, mais un seul rabbin et un seul cimetière.

En 1725, une des synagogues fut démolie sur Ordonnance du Conseil Souverain d'Alsace. Cette affaire fut le résultat d'un concours de circonstances fâcheux. Un procureur auprès du Conseil Souverain, un homme véreux, devait rembourser 52.000 livres à Meyer Weyl, prévôt des Juifs de Ribeauvillé, qui les lui avait prêtés. Et comme il ne voulait pas s'exécuter, il faisait l'objet de poursuites au civil. Furieux, il se vengea sur la collectivité des Juifs, et demanda l'application du Règlement de l'Evêché qui interdisait la construction de toute nouvelle synagogue. Or, à Hagenthal, il s'agissait, non pas de la construction d'une synagogue nouvelle, mais du déplacement de l'ancienne devenue vétuste, en un autre lieu, dans le même village. Le Conseil Souverain consulté ne voulut pas se prononcer et demanda l'avis du roi. Le jeune roi de quinze ans, inexpérimenté que la mort venait de débarrasser de la double tutelle du Régent et du Cardinal Dubois, opta pour la démolition. Le Premier Président du Conseil Souverain d'Alsace, Monsieur de Corbéron, écrivant au Maréchal Léonor du Maine, Comte du Bourg, Gouverneur de la Province, déclara que le procédé du Procureur était "déloyal" et ajouta "Si l'on tolérait les Juifs en Alsace, il fallait leur permettre de prier" (1).

Le cimetière de Hagenthal, de dimensions modestes, est situé aux flancs d'un coteau boisé, et la végétation a tendance à l'envahir. Il est mal entretenu. Les lichens dévorent le grès et, dans quelques dizaines d'années, les stèles anciennes seront devenues illisibles. Une ligne symbolique partage le cimetière. A droite la partie ancienne, débute avec des stèles de l'année 1750. L'une de ces stèles, échappant à une lecture rapide, attira notre attention. La stèle est une dalle dressée verticalement d'environ 1,50 mètres au dessus du sol, en grès gris. On a aménagé un rebord formant encadrement. La partie supérieure de cet encadrement devait porter le nom du défunt et la date du décès. Cette partie a particulièrement souffert car plus rien n'est lisible. Nous retrouvons heureusement le nom du défunt inscrit en acrostiche, Moïse fils de Nephtalie Hirtz. Pour la date, nous avons dû nous référer aux stèles voisines datées de 1750. L'écriture n'est pas celle généralement utilisée dans l'épigraphie juive. Il semble que l'auteur de l'épitaphe ait écrit de sa propre main, à l'aide d'un charbon de bois, directement le texte sur la dalle de grès, l'achevant par une sorte de paraphe, fréquent sur les manuscrits sur papier, inhabituel chez les lapicides. Celui-ci, scrupuleusement, a suivi le modèle. De ce fait, l'écriture est belle, les lettres bien espacées avec de larges espaces entre les mots. En revanche, la gravure est peu profonde ce qui, joint à la prolifération des lichens, gène la lecture.

L'épitaphe, car il s'agit bien d'une épitaphe, est un poème composé de trois quatrains à rimes croisées sur le modèle A B A B, C D C D, E F E F, suivis de deux vers rimés G G. Cette disposition est proche de la versification en usage dans le monde occidental contemporain. Les deux rimes croisées A A font penser que l'auteur était de culture séfarade. Et il n'y a pas que la rime béta’h-pésa’h, lue par un séfarade béta'h-péta'h. On retrouve dans ce poème le lyrisme de Moïse Hayim Luzzato, né à Padoue en 1707, mort en Terre Sainte en 1747, que l'on considère comme le père de la littérature hébraïque moderne. L'auteur pourrait en être un disciple. Voici le texte avec sa traduction française.

Texte manuscrit de la stèle de Hagenthal-le-Bas


L'inscription sur la stèle, retranscrite et traduite par © Robert WEYL
  1. Tu parlais de Paix. Dans le silence et la sérénité
  2. Repose dans ton tombeau jusqu'à la fin des jours.
  3. N'as-tu pas partagé ton pain avec l'affamé à ta porte !
  4. Ta maison était ouverte, à gauche comme à droite.
  5. L'affamé entrait et ressortait rassasié.
  6. Elle était un havre paisible de justice et de droiture.
  7. Tu as prié et étudié dans l'assemblée des fidèles. Tu trouveras
  8. Toujours dans ta maison la grâce des Justes
  9. pour reprendre le chemin de la perfection. Et ton pain
  10. fera revivre l'indigent. Ton nom sera parfumé d'huile.
  11. Bien que la lumière de tes yeux soit une vision de ténèbres,
  12. le diadème de ta sagesse continuera à illuminer comme l'éclair.
  13. Qu'il y ait beaucoup de bonheur dans (le jardin) d'Eden qui t'a été préparé.
  14. Tu pratiquas charité et amour. Que ton souvenir soit béni.

Il ressort du texte que le défunt n'était pas une personnalité, un rabbin érudit, un chef de la communauté, mais un simple membre de la communauté, réputé pour sa sagesse.

Sur l'identité du défunt nous sommes réduits à des hypothèses. Il s'agit probablement de Moyse fils de Hirtz Lévy de Hagenthal-le-Bas, décédé en 1750. Il eut un fils auquel il donna, selon l'usage juif, le nom de son père Hirtz. Hirtz Lévy épousa en 1773 Hindele Uhlmann de Sierentz. Au dénombrement de 1784 ils avaient trois enfants, dont Moyse, né en 1755, donc après la mort de son grand père dont il porta le nom.

L'historien Robert Weyl en train de dégager une stèle
à Hagenthal pour pouvoir en déchiffrer le texte.
Quant à l'auteur de l'épitaphe, on peut supposer le passage d'un érudit venu de Terre Sainte quêter en faveur des écoles juives palestiniennes, ou un voyageur payant l'hospitalité à lui offerte par la rédaction de cette belle épitaphe. Mais il ne s'agit là que d'hypothèses.
La présence dans un modeste cimetière d'Alsace d'un poème de grande beauté proche de la poésie séfarade méritait d'être signalée. L'exécution d'un moulage à conserver dans un musée serait souhaitable. Cette inscription occupe ainsi une place à part parmi les stèles funéraires juives d'Alsace. On remarquera que l'auteur, tout à son inspiration poétique, a fait fi des conventions en usage en Alsace et dans le monde ashkenaze et n'a pas utilisé l'eulogie finale que l'on trouve pratiquement sur toutes les stèles, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours : Tehi naphsho zerurah bizror ha-'hayim im shear zadiqim we-zadqaniyot she­began Eden.Amen. traduit généralement de la manière suivante : "Que son âme soit réunie au faisceau des vivants avec tous les Justes, hommes et femmes, se trouvant dans le jardin d'Eden". Cette traduction, sans être mauvaise, ne rend pas compte ni de l'origine, ni du sens véritable de la formule, inspirée de 1Samuel 25:29 : We-hayta néphesh adoni zerurah bizror ha-‘hayim et adonaï elohekha we-et néphesh oyewekha yeqalena betokh kaph ha-qala.
" Que l'âme de mon seigneur soit réunie dans le sac des vivants avec le Seigneur ton Dieu, et que l'âme de tes ennemis soit lancée au loin comme avec une fronde. "

Ce passage nous ramène aux habitudes des bergers bibliques. Lorsqu'ils partaient avec leur troupeau à la recherche de pâturages, ils emportaient une bourse en cuir, remplie de petits cailloux, une bête, un caillou. Lorsqu'ils perdaient une chèvre ou une brebis, ils retiraient un caillou, lorsque naissait un chevreau, un agneau, ils rajoutaient un caillou. C'était leur manière de comptabiliser pour pouvoir rendre compte à leur maître. Ainsi se trouve expliqué le passage de 1Samuel 25:29. Le zror, traduit généralement par le faisceau, le bouquet, se trouve être fort prosaïquement le sac à cailloux des vivants, en opposition aux cailloux des morts jetés au loin.

Il ne faut pas croire que le monde ashkenaze ait été imperméable au lyrisme et à la poésie. Le cimetière d'Ettendorf nous offre quelques exemples de cette littérature élégiaque. Sur une stèle de 1658 nous lisons : "Si notre cœur est meurtri et nos yeux couverts d'un voile, c'est qu'elle est tombée, la couronne de notre tête par la mort de notre mère...". Cette belle épitaphe manque simplement d'originalité, car elle serre de trop près le texte du Livre des Lamentations (5:16-17)

Et nous pourrions multiplier les exemples.
Il nous parait important de souligner que le discours épigraphique de nos cimetières alsaciens fut dans la majorité des cas emprunté à la Bible, vaste réservoir de citations, ce qui lui enlève beaucoup de son originalité. En revanche, la stèle de Hagenthal, exceptionnelle pour notre région, montre non seulement une originalité de la pensée mais une parfaite maîtrise de la langue. L'hébreu a connu une renaissance inespérée au cours de la seconde moitié de ce siècle en devenant la langue parlée de millions de personnes. Par sa modernité, l'épitaphe de Hagenthal de 1750 peut encore susciter l'admiration de lettrés en Israël.

Note :

  1. Deux autres synagogues furent également concernées par le même arrêt du Conseil Souverain d'Alsace, celles de Biesheim et de Wintzenheim. Voir Raphaël et Weyl. Juifs en Alsace. Toulouse Privat. 1977. p. 135-138.


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