Certes, on ne lésinait pas, pour autant, quand il s'agissait de créer
ou de moderniser les institutions charitables et les eeuvres pieuses, exigées
par la tradition. Des homes pour orphelins, des écoles de formation artisanale
particulièrement soutenues furent installés dans le but d'infirmer
les reproches chroniquement adressés aux citoyens israélites repoussés
à la suite des lois discriminatoires dans le maniement de l'argent et
le trafic des marchandises. Des hospices et un hôpital virent le jour
grâce à l'initiative et à la générosité
de cette bourgeoisie.
Le réseau riche et complet d'assistance dont est dotée la communauté
de Strasbourg date de cette époque.
Les jeunes filles appartenant aux couches israélites aisées acquirent
dans des pensionnats le bagage dont elles auraient besoin et qui ferait d'elles
des épouses modèles pouvant prétendre "à la
considération et au train de vie correspondant à leur rang".
Les autres moins bien loties n'avaient qu'à travailler dans le commerce
comme vendeuses, couturières, modistes, repasseuses ou se placer dans
des familles ! Pour trouver un gagne-pain la plupart d'entre elles devaient
venir, au moins la semaine durant, dans la grande ville délaissant leurs
villages et leurs bourgs.
C'est depuis l'emprise de son milieu aisé que Laure Weil dut se frayer
une voie à travers de nombreuses préventions et par dessus maints
obstacles vers les couches déshéritées. Elle ne devait
plus les quitter. Une fois pour toutes son grand coeur s'était tracé
la voie d'une seule et définitive coulée.
Son esprit critique lucide avait affronté très tôt, alors
qu'elle avait dix-huit ans à peine, les entraves qui de toute part alourdissaient
l'épanouissement naturel de la jeune fille en l'aliénant.
Courageusement, avec son jeune enthousiasme, qui, cependant, ne la quitta
même pas à un âge avancé, elle entreprit des démarches
en vue de réaliser ses premiers objectifs tendant à réunir
les travailleuses et leur offrir un toit. Ce fut un beau tollé.
Nous ne résistons pas à la tentation de citer la lettre que
lui valut sa visite auprès de Monsieur le Conseiller de Commerce, Président
de la Loge Unitas et autres Comités : "Il serait absurde, lui
écrit ce personnage solennel, de vouloir fonder simplement une pension
kaschère, susceptible en plus, de concurrencer de pauvres gens tirant
leur maigre pitance des repas qu'ils servent à d'indigentes vendeuses.
Je me vois obligé de refuser la moindre parcelle de responsabilité
morale dans pareille entreprise."
Que répondit la jeune personne à cette rebuffade, à la
levée de boucliers accueillant cette audace, au concert de véhémentes
critiques devant cette démarche insolite tendant à rien moins
qu'à émanciper de pauvres filles, trop souvent exploitées,
et risquant de contaminer leur propre personnel de maison ? Nous ne le savons.
Mais nous pouvons lire une circulaire recommandant chaleureusement l'initiative
de Laure Weil, quelques mois seulement plus tard, et signée par le
même Conseiller de Commerce !
C'est cette obstination souriante, cette volonté incorruptible mais
toujours aimable, cette douce et inébranlable persévérance
qui concrétiseront peu à peu l'idéal conçu par
Laure Weil. Dès 1900, à l'âge de 25 ans, elle créa
la société de bienfaisance "les Abeilles" qui réunit
les jeunes filles de la bourgeoisie en les faisant participer à un
ouvroir dans lequel elles confectionnèrent de leurs propres mains un
trousseau complet pour chaque enfant indigent de la Communauté israélite.
A partir de cette position insignifiante elle introduit une activité
sociale prodigieuse. Par ses méthodes hardies, par l'esprit, la générosité,
le dévouement inconditionnel qu'elle insuffle à l'oeuvre et
à son équipe elle fait époque. Elle doit continuer à
s'attaquer aux préjugés mesquins qui aujourd'hui encore n'ont
pas tous disparu, mais on commence à reconnaître son autorité.
Elle organise un réseau de réalisations en faveur de la jeunesse,
entreprend la surveillance systématique d'enfants isolés et
abandonnés. Elle s'occupe à leur faire apprendre un métier,
elle les place, toutes, à la fin de leur apprentissage, les surveille,
les protège et les suit. Conduire la moindre action, chaque initiative
jusqu'à son aboutissement et son épanouissement est l'un des
secrets de sa réussite.
Championne passionnée de la pensée et du rayonnement français aussi bien sous les Allemands qu'avec les Français son grand souci est d'enseigner un français correct à ses protégées qui se rassemblent autour d'elle, toujours plus nombreuses et enthousiastes. Tant et si bien qu'en 1908 elle ressent la nécessité de fonder le "Home Israélite de Jeunes Filles". A travers les tempêtes, contre vent et marée, elle conduit, aidée par un état-major dont le choix confirme ses qualités de Chef, sa fondation d'une main sûre durant quarante années.
De huit, la première année, le nombre des pensionnaires croît
avec une rapidité telle qu'elles sont quarante dès l'année
suivante
Dans cette maison modeste, mais "sa" maison, les qualités
de l'âme et du coeur de Laure Weil s'épanouissent dans la joie
et dans la gloire d'un authentique amour. Toutes celles qui ont passé
par le Home portent l'empreinte définitive de leur séjour dans
ce véritable foyer. Malgré le nombre de pensionnaires sans cesse
en augmentation, conquérant peu à peu toutes les ailes de la
maison de la rue du Bouclier, aucun règlement écrit n'en détermine
ni n'en limite la vie intérieure. On n'anime pas la vie, aimait-elle
à dire, à coup d'ukases. Le sentiment de responsabilité
doit naître spontanément, même si ce n'est que progressivement,
de la prise de conscience d'une atmosphère de nécessaire et
féconde solidarité. Par la confiance qu'elle investit, jour
par jour, en chacune des pensionnaires, leur confiance vint à elle.
C'est par cet amour vécu inventant tous les jours des expressions nouvelles, des modèles originaux de réalisation que cette grande Dame, ambassadrice extraordinaire de l'amour pratique, limitée par aucune barrière que tante Laure, comme l'appelait la moitié de l'Alsace, est entrée de son vivant dans la légende.
Elle approchait toutes les misères. Elle manifestait une particulière
bienveillance aux petites gens qui poussés par une dure nécessité
ou l'infortune, ou par légèreté avaient commis des indélicatesses,
ignoré les règles strictes dans la conduite de leurs affaires
devenues difficiles. Une mise au ban un peu hâtive de la part de la
"bonne" société finissait de pousser vers la misère
et le désespoir ces faibles et ces légers. Ils risquaient de
déchoir et d'entraîner dans la déchéance leurs
familles à partir de leur échec rendu public.
Alors la "bonne âme" se mit en mouvement. A force de plaidoyers
convaincants, par l'analyse impitoyable de la responsabilité réelle
dans le destin des faillis et l'appel à la solidarité professionnelle,
elle réussit dans la plupart des cas à couvrir les déficits,
à rembourser les dettes, à remettre à flot les affaires
chancelantes.
Puis elle morigénait les fautifs, secouait les timides, pour leur infuser,
l'instant après, une confiance nouvelle en eux-mêmes. Elle dirigeait
leurs premiers pas, surveillait aussi bien leurs méthodes que leur
effort et leur permit de recommencer leur existence, d'aborder avec un courage
nouveau la lutte quotidienne, une première fois, les fois suivantes
; qu'importait à cette grande âme.
Il faut l'avoir vue et entendue au cours des réunions et des conférences où le plus souvent elle était la seule représentante féminine s'attaquer aux personnalités les plus puissantes, jouissant de la plus grande autorité, less repousser dans leurs derniers retranchements, leur reprochant leur égoïsme, leur mesquinerie, leur hypocrisie. Alors pointant son index vers l'adversaire du moment, le fixant de son regard ardent elle formula son jugement posément, mais sans réplique : "Je n'admets pas...". Elle n'admit ni la philanthropie dilettante et mesquine, ni l'incompréhension provocante des possédants essayant d'économiser sur le dos des faibles, ni surtout l'intolérable mentalité des dames patronnesses, pas plus que les prétentions vaniteuses des paternalistes voulant imposer en échange de leur aumône une espèce de liberté surveillée à leurs protégés et des manifestations ininterrompues de gratitude débordante.
Sans l'appui d'aucun organisme, ni privé, ni officiel, elle ramasse
les fonds. Ses donateurs deviennent ses amis, ses amis dans tous les coins
du pays et hors du pays jusqu'aux Etats-Unis deviennent les supporters ardents
de son projet.
Ainsi réussit-elle à construire sa propre maison selon ses
conceptions à elle, aidée dans l'exécution par le talent
et le dévouement des architectes feu Lucien
Cromback, ancien Président du Consistoire et membre du Conseil
d'Administration du Home, et feu Emile Wolff.
Le symbole de la ruche d'abeilles, reproduit en fer forgé sur la frondaison
de l'entrée principale, fut mérité pleinement.
La multitude d'existences, formées, orientées, dirigées,
mûries, selon le goût et les aptitudes de chacune, est impressionnante.
Ce foyer porté au bout des bras et alimenté par Laure Weil et
ses collaboratrices intimes devint un centre spirituel d'émulation,
un refuge pour l'angoisse de la détresse, la maison familiale de chaque
infortune. Il devint naturel de s'adresser au Home aussi bien en cas d'un
malheur, d'une grave déception, de malchance ravageant un foyer que
lors de catastrophes collectives. Chaque individualité fut abordée
comme un monde particulier et le monde déséquilibré de
chacun attaqué avec un cœur neuf. La routine, le formalisme, l'impatience,
le parti pris et les préjugés étaient bannis avec rigueur.
Le contact avec les milliers de pensionnaires était resté franc,
direct, chaleureux, vivant.
L'activité au service de chacune dont la personnalité, la famille, le milieu, les facultés et les lacunes, les possibilités et les illusions étaient enregistrés avec précision dans la tête et le ceeur de la Directrice était prodigieuse. Par son intuition sûre, les trésors de son coeur inventif, la pureté illuminant son beau visage, le regard ardent de ses yeux noirs. perspicaces et voilant l'instant après la sévérité motivée, elle devinait et consolait, condamnait et absolvait à la fois dans le feu réchauffant de sa bonté.
Mais Laure Weil ne fut jamais prisonnière de son admirable création.
Elle savait et sentit que des pierres, l'habitation entière se figeraient
et géleraient pour peu que l'âme qui l'animait se refroidît.
Son bureau devint un quartier général d'action sociale. Tôt
elle initiait celles des "filles" capables de s'intéresser
à ses activités.
Du home partirent les initiatives hardies, les décisions constructives
rapides, les interventions immédiates nécessaires. Aucune bureaucratie
ne risquait de ralentir ou de saboter même la rapidité d'exécution.
Sans avoir besoin de réfléchir, tout le monde savait que pour
tout besoin le Home était ouvert avec ses lits, sa cuisine, son vestiaire,
mais dans une mesure plus importante encore les conseils, les appuis, les
démarches de Laure Weil. Aussi est-ce dans les moments de péril
dont la chaîne ne devait plus se casser, durant les nombreuses et sombres
années que l'oeuvre, unique dans son genre, devait révéler
la haute qualité des principes d'ordre moral et éthique inculqués
à ses élèves-amies inlassablement mis en pratique, avec
une humeur égale, une gentillesse, une souplesse, une faculté
d'adaptation, portant la marque de l'incomparable maître.
C'est au Home qu'affluèrent les enfants et les jeunes filles sauvés
de la persécution hitlérienne.
C'est au Home que les vagues houleuses de la "Nuit de Cristal" sanglante,
d'une cruauté insoupçonnée encore aujourd'hui, déversaient
nombre de ses petites victimes tremblantes, hébétées,
pâles, défaites, traumatisées. Bientôt la flamme
de l'âtre les dégela et puis les réchauffa.
Durant les journées angoissantes d'août 1939 les plus mûres
des pensionnaires informées des perspectives tragiques qui bouleversaient
l'humanité, résolurent de mettre leurs efforts aux services
des populations bientôt expulsées de leurs demeures, de leur
existence ordonnée, des assises de leur vie ayant paru solides à
toute épreuve.
Laure Weil devint le soutien et le conseiller de milliers de réfugiés
et d'évacués. L'histoire de cette action mérite d'être
fixée un jour, par le détail.
Il ne s'agissait finalement de rien de moins que de la reconstitution de tout
l'appareil des institutions à but social de la grande communauté
juive d'Alsace, adaptées à l'état de dispersion des familles
et aux conséquences de la défaite.
Cette activité fut doublée d'une autre toute aussi précieuse
et efficace, clandestine celle-là, destinée à sauver
des rafles le plus de victimes possible désignées de longue
main, et notamment des enfants, en collaboration avec les
circuits de l'O.S.E..
Le travail dangereux, mais efficace, fut maintenu jusqu'à l'extrême limite des possibilités se rétrécissant chaque jour, au-delà du 4 avril 1944, date fatidique où la Gestapo arrêta les collaborateurs et collaboratrices présents au bureau de la rue Thiers. Fanny Wolff d'Ingwiller, Florette Feissel de Mulhouse et Madame Haas-Ledermann de Strasbourg, périrent dans les camps d'extermination tandis que nous eûmes la joie d'en voir revenir Madame Germaine Marx et Maître René Weil, l'actuel Président de la Communauté de Strasbourg, déportés en ce jour fatal. Fanny Schwab ne dut son salut qu'à un heureux hasard. Laure Weil avait été mise en sécurité, au préalable, et par ses soins cachée dans un couvent. Janine Bloch, l'actuelle Madame René Weil à Strasbourg, fut arrêtée par la suite par les Allemands et sauvée par la Préfecture de la Dordogne qui la retenait en prison pour transport de fausses cartes d'identité, jusqu'à la Libération.
L'équipe médicale volante grâce au concours des Docteurs Henri Nerson, Gaston Revel, aujourd'hui Président du Consistoire du Bas-Rhin et Elie Weill, cessa très tard son action bienfaisante auprès de la population repliée d'Alsace et de Lorraine sans distinction. Création unique dans toute l'Europe occupée, sa mise en place avec les moyens de l'American Joint Distribution Committee était dans une large part l'expression d'une confiance admirable en Laure Weil de la part de cette agence internationale d'entr'aide juive qui n'a pas d'égale dans le monde.
C'est sur Fanny Schwab que la toujours Grande Dame, mais affaiblie et vieillie
s'appuyait pour que la maison fut reconstruite. Dans un temps record le Home
était réparé, préparé pour accueillir à
nouveau les jeunes filles qui avaient un besoin urgent d'un toit et d'un abri.
Malgré de grandes souffrances qui ne la quittèrent presque plus,
de jour et de nuit, des années durant elle ne cessa de s'intéresser,
de conseiller, de ranimer et de rendre à la vieille maison reconstruite
l'âme ancienne.
Laure Weil a servi avec une fidélité ponctuelle, une humilité
sans faille, une confiance jamais démentie, une lucidité qu'aucune
passion n'aveuglait.
Non contente de se dépouiller de sa fortune personnelle en faveur des
déshérités, elle a offert sa vie à des milliers
et des milliers, venus se mettre sous sa protection ou en appelant à
elle du plus profond de leur détresse, sans jamais rechigner à
qui que ce soit. Une vie riche, une vie haute en couleur, pleine de ressources,
ramenant à jour avec une prodigalité admirable les trésors
les plus rares et les plus étincelants que la Providence lui avait
confiés.
Quand la mort est venue lui imprimer le baiser libérateur Laure Weil
avait fini de se donner elle-même tout entière.
Son souvenir ne doit pas s'éteindre. La Communauté Israélite
se doit de maintenir vivante son image lors même que tous ceux qui ont
eu le privilège de la connaître et qui ont bénéficié
de sa grâce ne seront plus.
L'oublier, négliger son enseignement, renoncer délibérément
au lustre que sa mémoire bénie confère à la Communauté,
ce serait ruiner une des plus grandes de ses gloires authentiques.