Conte pour Tish'a Be-av
Le "schnorrer" de la vallée de la Mossig
Alain KAHN


Il se faisait appeler Dr Dolless par dérision car en alsacien "dolle" signifie "imbécile". En cette année 1953, il était un des derniers "schnorrer", ces mendiants professionnels qui sillonnaient la campagne alsacienne. Il habitait Strasbourg et chaque année il organisait son circuit en emmenant avec lui des objets qui pouvaient intéresser ses clients, des calendriers, des livres de prières et surtout des histoires …

Il allait par monts et par vaux en utilisant le train ou le car si les "affaires" étaient bonnes. Mais la plupart du temps il se rendait de village en villages à pied ou en se faisant conduire par un "peïmesshaendler", un marchand de bestiaux qui, lui, faisait sa tournée auprès des paysans qui voulaient acheter ou vendre des bestiaux. Il lui arrivait même de monter dans la voiture d’un "donateur" tant il arrivait à s’incruster chez les gens avec intelligence en sachant adapter ses propos à chacun de ses interlocuteurs.

La tournée des communautés

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Paysage autour de Westhoffen - © M. Rothé

Il racontait des histoires extraordinaires comme par exemple ses voyages indescriptibles en Palestine avant la Shoah ou ses rencontres à New York en 1946 avec des gens "plus riches que les Rotschild !". Chaque fois il montrait ses preuves, un calendrier en hébreu, une Hagadah en anglais ou des cartes de visites jaunies par le temps qu’il aurait reçues de personnalités de toute sorte dans des circonstances toujours incroyables : lors d’événements tristes ou joyeux comme des décès ou des mariages, des naissances ou des inaugurations, des querelles ou des réconciliations… Il savait captiver son auditoire et c’est pour cela qu’il n’avait pas trop de mal à être reçu avec tous les honneurs qui étaient dus à son rang !

Le Dr Dolles avait pris l’habitude de prendre le train pour Saverne où il descendait pour un ou deux jours puis il se rendait à Marmoutier où il avait encore des attaches. Ensuite, il passait quelques semaines dans la Vallée de la Mossig, un coin verdoyant de l’Alsace profonde à côté du pays de Marmoutier et qu’on appelle aussi "La Suisse d’Alsace". Il était devenu incollable sur les synagogues de la vallée. Il commençait sa tournée à Wasselonne où à l’époque 54 juifs y habitaient mais il n’y avait pas de synagogue puisque celle-ci ne sera construite qu’en 1960. A Balbronn, il ne manquait jamais de fustiger le fait que la "choule" n’ait pas été remise en état après 1945. Lorsqu’il se rendait à Westhoffen, il développait le même genre de considération puisque la synagogue construite en 1868 n’avait pas non plus été restaurée.

A Odratzheim où vivaient encore quelques familles juives, la synagogue, construite en 1730, avait déjà été cédée à la municipalité mais de toute façon elle n’aurait pas pu servir pour seulement quatre personnes alors qu’en 1882 la communauté était composée de 149 personnes. Il passait aussi par Traenheim qui avait un oratoire en 1723 et une synagogue en 1742. Celle-ci avait été détruite après qu’elle ait été vendue en 1923. Il poursuivait alors son chemin pour se rendre à Romanswiller et, en cours de route, essayait toujours de s’arrêter à Scharrachbergheim où il n’y avait plus de juifs mais où il avait toujours été bien reçu avant la guerre. La nostalgie l’habitait bien malgré son aspect débonnaire…

Le Dr Dolless s’arrangeait chaque année pour être à Romanswiller le jour de jeûne de Tish'a Be-av, (le 9 av selon le calendrier juif), l’anniversaire de la destruction des deux temples de Jérusalem. C’était une communauté qui existait depuis 1725 et comptait plus de deux cents personnes au milieu du 19ème siècle. Une première synagogue avait été construite en 1738 puis une seconde, plus grande, en 1849. Il avait connu cette synagogue avant la guerre et se rappelait toujours combien il avait été mal reçu !

"Kiness"

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Tish'a Be-av à la synagogue sur une gravure ancienne
Il était arrivé dans le village, exténué, la veille de "Tiche Bof" comme on dit en judéo-alsacien pour Tish'a Be-av, à l’heure de prendre la se'oudah mafseketh, le repas de cessation, c'est-à-dire deux heures environ avant la tombée de la nuit puisque le jeûne commence normalement une heure avant la tombée de la nuit. Il a sonné chez Shmouel qui avait son air des mauvais jours à cause de la perspective du jeûne mais son épouse, Sorele, proposa quand même au Dr Dolless un morceau de pain, trempé dans de la cendre comme signe de deuil, un œuf et une pomme. Après cela ils se rendirent à la synagogue, à la "choule" pour la lecture du livre des Lamentations de Jérémie.

Le lendemain, à l’office du matin, il y avait à peine minyan et lorsque ce fut le moment de psalmodier les "kinoth", "kiness", en judéo-alsacien, ceux qui le pouvaient chantonnaient ainsi l’une ou l’autre de ces élégies qui rappellent les souffrances du peuple juif ou les "sionides" qui évoquent avec nostalgie le retour à Sion. Le Dr Dolless se proposa alors de réciter une de ces "kiness" qu’il disait bien connaître. Les fidèles furent assez surpris de voir un "schnorrer" prendre une telle initiative d’autant plus qu’il s’agissait d’une élégie réservée au rabbin ou au ministre officiant.

Il avait choisi l’élégie n° 28, "Eisch toukad berkirbi" de Abraham Ibn Ezra ("le feu brûle en mon corps") dont chaque verset se termine alternativement par "betzeïssi mimitzroïm", ("au moment de la sortie d’Egypte"), puis par "betzeïssi miroucholoyim" ("au moment de la sortie de Jérusalem"). Le silence s’était fait immédiatement car le Dr Dolless avait une voix grave qu’il semblait maîtriser parfaitement. Il utilisait un air traditionnel et particulièrement mélodieux pour chanter avec un certain entrain les versets qui rappellent le souvenir de la sortie d’Egypte et avec beaucoup de tristesse et de sanglots ceux qui évoquent la sortie de Jérusalem et donc la destruction du temple de Jérusalem.

Shmouel proposa au Dr Dolless de revenir l’année suivante et c’est ainsi que sa venue à ce moment là s’était imposée et était devenue une tradition pour l’occasion. A partir de là, il faisait partie de la grande famille de la communauté et même lorsque cette "famille" s’est considérablement réduite, il continuait à venir chez Sorele et Shmouel où les derniers juifs du village se réunissaient à l’occasion de Tiche Bof et organisaient ensemble un repas de fin de jeûne dont le Dr Dolless était chaque année l’invité de marque …


Traditions Judaisme alsacien

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