Sorcellerie, magie, surnaturel
par Jean-Jacques WAHL
Extrait de Le judaïsme alsacien, histoire, patrimoine, traditions, éd. La Nuée Bleue



Francisco De Goya : Le Sabbat des sorcières (détail)
Dans la communauté juive également, les moments cruciaux: naissances, maladies graves, morts, s'accompagnaient de toute une série de coutumes proches de la magie. Quant à la croyance aux bons et aux mauvais esprits, elle restait bien ancrée, comme le prouve ce discours du parness (responsable de la communauté) de Bollwiller à son invité parisien. "Nous avons ici le père Samuel qui vient souvent passer le vendredi soir avec nous. En voilà un qui sait raconter !... Seulement, mon cher orech (hôte), permettez-moi une observation. Vous autres Parisiens, vous croyez peu ou point aux choses surnaturelles. Les opinions sont libres ; mais si Samuel vous raconte une histoire de sorcellerie, n'ayez pas l'air incrédule: autrement il s'arrêterait et se fâcherait". Comme prévu d'ailleurs, le père Samuel ne manque pas de raconter une histoire qui fait la part belle aux démons. "C'est un samedi soir que le fils de Sara fut enveloppé de vent et faillit être emporté par les schédim (esprits malfaisants)... Par manière de précaution, mon grand-père tira tout doucement de sa poche et de dessous son manteau ses téphilines (phylactères) et tourna crânement l'angle du petit mur. quand il aperçut soudain devant lui… quoi ?... une vingtaine de vieilles femmes, en chemise, les cheveux en désordre, se tenant par la main, dansant en cercle sur la neige et proférant des mots inconnus avec un bruit épouvantable... Tout autre que mon grand-père serait resté immobile de frayeur. Pour lui, il ne perd pas son sang-froid: se rappelant ce que lui avait dit, sur la façon de conjurer les apparitions, l'ancien grand rabbin Hirsch dont vous avez le portrait ici, et qui comme vous le savez, était un grand bal-kebolé (kabaliste), il prononce une formulé, qu'il n'a jamais voulu apprendre personne, pas même à moi, puis il jette ses tephilines au milieu du vacarme. Toute cette troupe hideuse se transforma d'abord en autant de chats noirs qui grimpèrent sur les arbres voisins où flottaient des vêtements. Puis les vieilles femmes reprirent avec ces vêtements leur forme véritable, se tinrent quelques instants silencieuses et immobiles, et au bout de quelques minutes s'évanouirent" (Stauben, Scènes de la vie juive).

Ce passage nous prouve que les Juifs ne faisaient guère preuve de scepticisme vis-à-vis des sorcières Il est surtout étrange de constater que le Juif doit se défendre à la fois contre les sorcières "indigènes" et "ses" mauvais esprits : les schédim de l'Orient et qui, comme les cigognes venus s'acclimater sous le ciel alsacien.
Autre fait surprenant, les sorcières alsaciennes craignent autant les tephilines et les formules cabalistiques que les crucifix et l'eau bénite.

Est-ce cette fréquentation interconfessionnelle des démons qui vaut au Juif une flatteuse réputation d'expert es charmes ? Toujours est-il qu'en de multiples occasions les chrétiens font appel au guérisseur juif : "Vous, habitants des villes, ne croyez en rien aux actes de sorcellerie. C'est peut-être une erreur. Il faut bien se rendre à l'évidence. Comment expliqueriez vous les guérisons de fièvre, de brûlures, d'entorses, rien que par des paroles ?... Tenez !... je ne parlerai pas par ouï-dire... j'ai de mes yeux vu dernièrement un garçon de ferme guéri d'une entorse de cette façon : il se nomme Martin, et c'est le Juif Mayer qui a fait cette cure en décrivant au-dessus de la blessure plusieurs lignes en signe de croix... Voilà qui est clair, ce me semble" (Coypel, Le Judaïsme).

Mais un tel pouvoir, outre ses vertus curatives, peut aussi être employé d'une manière néfaste. C'est du moins l'opinion avancée par certains : "Ils disent que s'ils allaient à la foire conduire une bête sans l'avoir offerte aux Juifs, le malheur leur arriverait ou de la perdre ou de la voir dépérir à vue d'œil dans la huitaine, c'est pourquoi entre deux malheurs, ils choisissent le moins grand. Ces gens citent, il est vrai, l'appui de leur opinion beaucoup d'exemples de sorts jetés, dans ce genre les bêtes." (Coypel, Le judaïsme).

Ce n'est certainement pas un hasard si le pouvoir maléfique attribué aux Juifs s'exerce d'après la croyance populaire à l'encontre du bétail. Puisque aussi bien, c'est dans ce domaine que s'exprime l'influence économique des Juifs.
Or, le juif, bien que ses ancêtres se soient installés de très longue date en Alsace (souvent même avant ceux de ses persécuteurs) n'en reste pas moins l'étranger, l'Autre.
Sa langue liturgique, l'hébreu, le judéo-alsacien dont il use dans la vie courante et, curieusement, ce rappel de l'Orient dans l'architecture de style mauresque de nombreuses synagogues, tout cela contribue à manifester cette différence qui favorise sa réputation de "sorcier". Alors, placé, pour le commerce des bestiaux, dans un état de dépendance économique, le paysan chrétien préfère attribuer sa sujétion à des puissances surnaturelles. Ne pouvant pas rivaliser commercialement avec le paysan juif, il l'accuse de sorcellerie, légitimant par avance les violences qu'il pourrait être amené à employer. Au moyen-âge, quel moyen avait-on de venir à bout du sorcier sinon le bûcher ?



© A . S . I . J . A .