UN OBJET D'ART JUIF DE LA 'HEVRA KADISHA DE COLMAR
Par Freddy RAPHAEL
(Extrait de Tribune Juive du 19 mai 1971)

Coupe de la 'Hevrath hakavranim de Colmar (1842).
Argent moulé, repoussé et gravé. Orfèvre : Kruger ; graveur : Stern
Collection de la Communauté israélite de Colmar
Exposée au Musée Bartholdi de Colmar
Coupe de la Hevrath hakavranim
Il existe dans toutes les communautés juives une confrérie ayant pour charge d'assister le mourant dans ses derniers instants et d'accomplir les rites funèbres. Cette association est souvent dénommée "'Hevra Kadisha " (sainte confrérie) ou "'Hevrath Gemillous 'Hassadim" (société de bienfaisance).

Monsieur Salomon Picard a eu la bienveillance de nous signaler un objet extrêmement original, appartenant à la " 'Hevrat Hakavranim" (la confrérie des "enterreurs") de Colmar. Il s'agit d'un groupe de quatre personnages portant sur leur épaule un brancard sur lequel repose un cercueil. Les inscriptions gravées sur le couvercle (qui s'enlève très facilement) sont les noms des membres de la confrérie. L'objet, en argent massif, qui mesure environ 18 cm de long et 12 cm de haut, a été fabriqué en 1842. S'agit-il d'un objet purement ornemental ou bien répondait-il à un usage précis ? Telle est la question que l'on se pose, tout en ne restant pas insensible à la beauté même de sa facture, à l'équilibre de ses formes d'où se dégage une grande sérénité.

Les différents rites qui entourent la mort, l'obligation d'assister un mourant dans son agonie, de veiller et de faire la toilette du mort, d'organiser l'enterrement et d'y prendre part, d'apporter la nourriture aux personnes en deuil et de prier avec elles dans la maison du disparu, ont toujours été considérés comme un acte de piété des plus éminents et des plus méritoires. Il semble qu'à l'origine, tous les habitants d'une ville étaient tenus de s'occuper du mort et d'interrompre leurs travaux jusqu'après l'enterrement. Mais le Talmud relate déjà que la population était répartie en divers groupes qui, à tour de rôle, accomplissaient les devoirs funèbres afin que l'activité de la Communauté ne fût point paralysée (Moed Catane 27b ). A une époque plus tardive, la 'Hevra Kadisha comprend 18 membres, ou un multiple de ce nombre. En 1562, R. Eliezer Ashkenazi fonde la première confrérie de ce type à Prague ; il établit une réglementation très précise qui sera amendée en 1573 par Rabbi Moses Möln.

Chaque année, à la veille d'une néoménie ou, le plus souvent le 7 Adar qui est l'anniversaire de la mort de Moïse, les membres de la 'Hevra Kadisha jeûnent et se rendent au cimetière. Là, ils écoutent un sermon et vérifient le bon état de certaines tombes ; ils demandent aux morts de leur pardonner au cas où, par inadvertance,les derniers honneurs ne leur auraient pas été rendus, conformément aux exigences rituelles. La journée s'achève par un repas commun (" 'Hevrath Seouda") qui se déroule généralement dans une atmosphère joyeuse, auquel prennent part tous les membres de la confrérie.

Dans son étude sur les cimetières de Vienne (Die Jüdischen Friedhöfe und die Chevra-Kadischa in Wien, Vienne 1879), G.Wolf cite une invitation datant de 1320 que les sept responsables de la Communauté juive adressent aux membres de la sainte confrérie afin de les convier à un banquet. En 1764, la 'Hevra Kadisha de Vienne fixe le jour de jeûne annuel au 7 Adar et condamne le luxe qui préside au banquet et qui clôt la journée de jeûne.

Dans certaines communautés, on chantait lors de ce banquet, on faisait des processions autour de la salle, et l'on se servait même des instruments habituellement réservés à l'enterrement, tel le brancard pour transporter le mort, dans un but parodique et humoristique. Il était d'usage de prononcer une bénédiction sur une grande coupe de vin que les membres se passaient ensuite l'un à l'autre, afin de boire chacun une gorgée de vin. Ceci rappelle l'usage de guildes qui accomplissaient lors de leurs banquets solennels un rite semblable afin de sceller leur unité.

Sur certaines de ces coupes en argent étaient gravés les noms des présidents successifs et trésoriers de la 'Hevra Kadisha (cf. coupe hexagonale en argent ciselé de la 'Hevra Kadisha de Worms, 1712 - Jewish Museum New York). D'autres coupes, en verre ou en porcelaine, étaient ornées de scènes qui montraient les membres de la confrérie accomplissant leur pieuse besogne. C'est ainsi que la coupe de la 'Hevra Kadisha d'Eisenstadt (1712) est illustrée par un cortège funèbre qui déroule sa procession : derrière les quatre membres de la confrérie en longue tunique ornée d'une collerette blanche, la tête couverte d'un large chapeau plat et rond, s'avancent les hommes et jeunes gens dans une tenue identique, puis des femmes pleines de dignité.

Parfois des cruches d'argent ou des cruches de porcelaine, décorées avec les mêmes étaient couronnées par un couvercle, surmonté de figurines illustrant une scène de funérailles. Or, c'est précisément au sommet d'un vase en argent de la 'Hevra Kadisha de Nikolsburg (Moravie) que se dresse un groupe de quatre personnages en argent qui portent sur leur épaule le brancard où repose le mort. Ce groupe illustre le même thème que la coupe de la confrérie de Colmar.

L'originalité de cette dernière réside dans le fait que les quatre porteurs, revêtus d'une longue redingote et la tête couverte d'un chapeau à large rebord portent un imposant cercueil. Le couvercle de ce dernier - où sont gravés les noms des membres dvezrye la sainte confrérie - s'enlève aisément. En Alsace, la "'Hevre Süde ", comme nous l'a signalé M. le grand rabbin Warschawski, avait lieu non pas le 7 Adar, mais un "Yom Kipour Katane " : chaque 'hevra choisissait sa propre veille de néoménie pour se réunir autour de la table du banquet où trônait la "coupe" de la confrérie. On remplissait le cercueil de vin et après que le rabbin ait prononcé une bénédiction, la coupe circulait de convive en convive et chacun y trempait ses lèvres.

Alors que la "coupe" de la 'Hevra de Colmar est en argent massif, celle d'une des 'hevroth de Bischheim était formée par quatre personnages en bois qui portaient un brancard ("mita ") et un cercueil ("oren") en bois également ; l'intérieur du cercueil était recouvert de zinc.

Cette coutume répond à de multiples motivations : après toute une année où les Kavranim [les "enterreurs"] côtoyaient constamment la mort (n'oublions pas qu'au Moyen âge leur tâche était dangereuse, car ils s'occupaient de toutes les victimes des épidémies et des massacres), après une journée de jeûne et de réflexion sur leurs responsabilités, les membres de la 'Hevra éprouvaient le besoin de triompher de la pensée de la mort, de dépasser la fatigue de leur tâche pour s'abandonner sans réserve à la joie. Ils scellaient leur unité en exaltant le sentiment du compagnonage, de la "havrouta".

Cette coutume qui n'est plus en vigueur dans les communautés juives d'Alsace nous a légué un objet qui, par la sobriété de ses lignes, est d'une émouvante beauté.


Traditions Judaisme alsacien
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