La communauté juive qui constitue un groupement fortement minoritaire, en butte parfois à l'opprobre et à la haine, attisés par l'enseignement du mépris, ressent profondément la disparition de l'un de ses membres. Malgré les querelles mesquines, parfois féroces, qui ont pu opposer certains des membres d'une collectivité si restreinte que chacun savait ce qui se passait chez autrui, la mort introduit une brèche, car dans les coups durs, c'est encore sur le frère, même le frère ennemi, qu'on pouvait le plus sûrement compter. La réaction de la communauté est alors de resserrer le rang, de se ressouder devant un malheur qui est celui du groupe entier.
Face à l'intrusion de la mort, les hiérarchies sociales ainsi que les querelles futiles sont abolies : la société se restructure et, pendant quelques jours, les valeurs matérielles sont ignorées au profit d'une communauté plus équitable qui, à travers la mort de l'un des siens, affronte l'ultime épreuve.
C'est aux membres d'une "confrérie", d'une Hevra, qu'était réservé, autrefois en Alsace le privilège de veiller le mort en récitant des psaumes, de procéder à sa toilette, de coudre l'habit mortuaire et même de fabriquer le cercueil. "La confection de ce cercueil est l'oeuvre de toutes les personnes présentes au moment de la toilette ; chacun doit y travailler ; l'un scie un bout de planche, l'autre une tringle... les autres enfoncent les clous, et la même pointe reçoit quelquefois dix coups de marteau frappés par des mains différentes" (9). C'est encore aux membres de la Hevra que revient le privilège de creuser la tombe, de porter le cercueil et de le descendre en terre.
Dans les communautés d'Alsace il n'était pas concevable qu'un adulte ne soit pas membre d'une Hevra, qu'il ne s'occupât point selon ses compétences des soins à apporter à un malade et à un agonisant, ou qu'il n'assurât point la toilette et l'inhumation d'un mort. Il n'était pas possible de déléguer sa charge ni de faire exécuter par un Juif pauvre, moyennant rétribution, les tâches qui incombaient à chacun. Les jeunes gens étaient progressivement introduits dans la Hevra, ou encore en constituaient une qui leur était propre. Mais à partir de son mariage, tout Juif se devait d'adhérer à une confrérie charitable.
Si l'on compare la Hevra qadisha aux confréries chrétiennes qui, dans l'Europe médiévale, avaient pour mission de protéger l'étranger, de veiller à ce qu'il soit soigné dans un hôpital en cas de maladie et de s'occuper de l'inhumation des morts, on est frappé par les ressemblances profondes qui les unissent. C'est dans les Hevroth juives que se sont maintenues les formes les plus authentiques et les plus pures de ces organisations charitables. Si, comme le souligne Y.F. Baer (10), elles ont échappé à l'influence croissante des intérêts matériels, cela est dû, entre autres, aux dimensions plus réduites des communautés juives, à la moindre différenciation sociale qui y prévalait, ainsi qu'à la faiblesse politique des groupements juifs. A cela s'ajoutent les liens du sang et l'expérience d'une commune misère.
Pourtant, la Hevra présente un certain nombre de traits propres qui ne sauraient s'expliquer par la condition juive à l'époque médiévale, et qui sont significatifs de la spécificité d'une culture originale. Il ne semble pas qu'il y ait eu des confréries chrétiennes médiévales ayant pour seule vocation de veiller à l'enterrement des morts, exigeant que chacun de leurs membres participe, en personne, à l'accomplissement de cette charge. La civilisation chrétienne de l'Occident médiéval n'a point valorisé l'inhumation des morts abandonnés comme l'acte d'amour le plus authentique.
Chez les Juifs d'Alsace, "l'ablution et la purification minutieuse du corps, l'ensevelissement, la mise au cercueil, la confection même de la bière, tous ces actes, y compris la présence au convoi, sont réputés devoirs de charité d'autant plus méritoires qu'ils sont absolument désintéressés, celui qui en est l'objet ne pouvant rendre à son tour ces tristes services " (11).
Tous les auteurs qui découvrent un enterrement dans une communauté
juive alsacienne du 19ème siècle insistent sur le fait que "toute
la communauté était là", et qu'une foule considérable
se pressait dans la maison mortuaire et dans la cour. E. Coypel (12),
qui n'éprouve guère de sympathie pour les Juifs, est cependant
impressionné par cette foule qui s'est réunie devant le domicile
mortuaire, et qui, sans proférer un seul mot, suit le cortège
funèbre.
"On traversa le village dans toute sa longueur, le champ du repos se trouvant
situé à l'autre bout. Les passants s'arrêtaient silencieux
et respectueux. On n'entendait que le bruit de nos pas, interrompu, tantôt
par la voix solennelle du Chamess, demandant l'aumône pour les pauvres,
tantôt par un clapotement d'eau jetée sur le pavé " (13).
Les femmes n'accompagnent le cortège funéraire que jusqu'au portail de la maison ou encore à l'orée du village. Un fin voile de mousseline, le Stortz, qui fait partie de leur propre habit mortuaire, couvre leur visage.
En faisant de la mort un événement collectif, les petites communautés d'Alsace se situaient dans la droite ligne de la tradition juive la plus authentique. En effet, dans le judaïsme antique, toute la communauté se devait de participer à l'enterrement d'un mort. "Quiconque vient à passer, écrit Flavius Josèphe dans le Contre Apion, doit se joindre au cortège et participer aux lamentations". La Mishna (Pea 1) enseigne que le fait d'accompagner un mort à sa dernière demeure compte parmi les actes "dont l'homme recueille les fruits ici-bas et dont le bénéfice lui sera compté dans le monde à venir". Même lorsqu'une grande foule escorte le mort, il convient de se lever au passage du cortège funéraire et de faire quatre pas à sa suite.
Pour participer à un enterrement, les commerçants juifs d'Alsace fermaient leur boutique, les marchands de bestiaux rentraient de leur "tournée", souvent fort éloignée, et même les ennemis du défunt se joignaient aux obsèques pour affirmer que la mort efface toute querelle. Dans le cortège, dans la répartition des tâches, aucune préséance n'est de mise et toute hiérarchie sociale est abolie. "Venaient ensuite, pêle-mêle, sans garder de rang, dans leurs habits de tous les jours, tous ceux qui faisaient partie du convoi, c'est-à-dire presque tous les Israélites de Wintzenheim"(14) .
De même c'est une mizva, un commandement positif, de combler la tombe ; chaque membre de la famille, puis chacun des présents, jette trois pelletées de terre sur le cercueil en récitant le verset suivant (Genèse 3:19) : "Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière". Il plante ensuite la pelle en terre, sans la passer au suivant, car chacun doit accomplir le rite dans sa plénitude. La responsabilité collective est encore évoquée à la fin de la cérémonie d'inhumation. En effet, lorsqu'ils se lavent les mains, les assistants répètent la formule que les anciens de la cité récitaient après avoir enterré un homme qui avait été trouvé assassiné dans un champ : " Nos mains n'ont point répandu ce sang, nos yeux ne l'ont point vu ". Ils affirment ainsi la responsabilité de l'ensemble de la communauté envers toute victime.
Cette solidarité collective ne s'exerce pas seulement envers le mort, elle est due aux endeuillés. Il était d'usage dans la vallée du Rhin que la communauté escortât la famille en deuil le premier Shabath, sur son chemin vers la synagogue. Actuellement, le vendredi soir, le rabbin quitte sa place pour aller au devant des affligés et pour les introduire dans la synagogue tout de suite après la prière qui accueille la "Princesse du Shabath". Toute la communauté est tournée vers eux tandis qu'ils gagnent les places qui leur ont été assignées.
Ainsi, par ce rite collectif que constituent les soins donnés au mourant, la toilette mortuaire, l'inhumation et l'attention portée aux survivants, la société affirme son unité profonde, par-delà les apparences, face à l'essentiel. Chez les Juifs d'Alsace, les rites mortuaires sont bien "des moyens par lesquels la société se réaffirme périodiquement " (Durkheim). Cette communauté qui se scinde au gré des réussites sociales, des emprunts à la modernité, et qui parfois se cloisonne en une multitude de cellules "atones", retrouve dans cette "effervescence " mobilisatrice un dynamisme nouveau.
L'une des institutions les plus spécifiques des communautés juives, c'est l'assistance qui est prodiguée à ceux qui souffrent. Elle était due à tout malade, qu'il soit riche ou pauvre, et la charge en incombait à tout Juif, riche ou pauvre. Dans nombre de communautés juives d'Alsace au 18ème et au 19ème siècles, c'était la confrérie s'occupant des malades (Hevrat gemiluth hasadim) qui payait les honoraires du médecin, ainsi que le montant des médicaments. Mais surtout la communauté formait une " haie " autour du malade ou de l'agonisant, et s'efforçait de lui épargner tout sentiment d'abandon. La visite des malades, dès l'époque talmudique, était réglée par un code qui avait pour fondement le respect de la personne du patient. Seuls ses amis les plus proches devaient lui rendre visite dans les trois premiers jours de sa maladie, afin de ne point lui faire prendre conscience de la gravité de son cas. Mais si la maladie se prolongeait chacun était tenu à se rendre chez lui.
En Alsace, les Juifs présents au village rendaient visite au malade tout au long de la semaine, tandis que les autres allaient le voir après l'office du samedi matin, ainsi que dans l'après-midi de ce même jour. Parallèlement, les femmes profitaient de ce jour de repos pour se rendre, l'après-midi, chez les personnes souffrantes ou endeuillées, pour soulager leur peine par leur présence. Cette obligation éthique et religieuse continue à être respectée malgré l'urbanisation du judaïsme d'Alsace. Telle femme, qui travaille dur toute la semaine, consacre son Shabbat après-midi à "faire des visites" à l'hôpital auprès de malades qu'elle ne connaît pas nécessairement, mais qui, à cause de leur grand âge ou de leur situation familiale, sont délaissés. Tel représentant de commerce consacre son Shabbat à tenter de dérider par ses facéties et ses bons mots les grabataires de la clinique. Ce sentiment de responsabilité à l'égard de celui qui souffre et de celui qui est dans la peine fut une des caractéristiques du judaïsme alsacien ; il ne paraît pas s'être développé avec la même intensité, ni avoir survécu avec la même force, dans les communautés juives d'Europe Orientale ou d'Afrique du Nord.
Cette solidarité se manifeste également par l'obligation de se rendre immédiatement chez ceux que le malheur a frappés. Là encore, on se réfère au modèle biblique où Dieu lui-même console les affligés : "Et il arriva qu'après la mort d'Abraham, Dieu bénit Isaac son fils" (Genèse 25:11). "On parle peu et à voix basse, en s'entretenant du défunt. Personne ne se dispense de cette obligation d'aller voir les affligés... Les deuils de famille amènent assez régulièrement ces rapprochements spontanés et l'oubli des torts réciproques" (15).
L'expérience du malheur et de la mort d'un proche constitue pour le Juif d'Alsace une certaine remise en cause. Le sursaut qui est exigé de lui doit se traduire tout d'abord par une charité active. Les pauvres le savent bien, qui affluent de toute part "attirés maintenant par le malheur, comme ils l'avaient été par les fêtes de la noce. Chez les Israélites de la campagne, les pauvres trouvent toujours leur compte, dans les mauvais jours comme dans les bons" (16). Et pendant que le convoi funèbre s'avance lentement à travers les rues du village, "le vieux bedeau parcourt les rangs, tendant une aumônière en papier improvisée et stimulant la bienfaisance des fidèles, en répétant de sa voix nasillarde la phrase sacramentelle : La charité éloigne la mort !". A l'entrée du cimetière se pressent les mendiants, accourus souvent d'assez loin ; ils se répandent également entre les tombes. " Une mauvaise nouvelle, dit le proverbe juif, a des ailes rapides. Ils étaient venus chercher leur part des aumônes assez abondantes qu'on distribue toujours en ces tristes circonstances" (17).
La place qu'occupe la charité dans la hiérarchie des valeurs
des communautés juives de France et d'Allemagne à l'époque
médiévale est illustrée par l'usage, que rappelle M.
Güdemann (18),
de fabriquer le cercueil d'un rabbin érudit avec les planches de sa
table d'étude, et celui d'un homme généreux avec le bois
de la table où il accueillait les pauvres.
En rentrant de l'enterrement, les endeuillés prennent leur premier
repas qui est appelé Seudath havraa "repas de consolation".
Il leur a été préparé par des voisins ou des amis,
et se compose de pain, d'un oeuf dur et de lentilles. Dans de nombreuses cultures
avec lesquelles les Juifs ont été en contact, l'oeuf et les
lentilles, par leur rondeur même, symbolisaient le cycle de la vie ou
la non-finitude de l'existence : c'est ainsi qu'il était d'usage d'offrir
des oeufs aux morts à la Toussaint dans certaines régions d'Allemagne.
Les Juifs, se référant au plat de lentilles et au pain que Jacob
a donnés à Esaü (Genèse 25:34) le jour
même de l'anniversaire de la mort d'Abraham, ont fait de cette nourriture
le symbole du dénuement et de la contrition.
Pendant les sept premiers jours qui suivent l'inhumation - période qui est appelée Shiva : "les sept jours" -les endeuillés restent confinés à la maison. Ils demeurent assis sur des chaises basses, se lavent sommairement, et lisent des passages de la Bible qui, tels le livre de Job, les Lamentations et les Psaumes, concernent le deuil. Mais il importe de souligner que la communauté s'associe d'une façon très active à leur malheur. De même qu'elle avait pris en charge les soins que requéraient l'agonisant et le mort, elle entoure maintenant les affligés, et assiste matin et soir à l'office qui se déroule dans la maison du défunt. A l'issue de cet office a lieu un Lernen, l'étude d'un texte biblique ou talmudique, qui est dédié au souvenir du disparu et parfois mis en relation avec sa personnalité. Avant de quitter la pièce on dit aux affligés, avec sobriété et retenue, "Que Dieu vous console parmi tous les autres affligés de Sion et de Jérusalem. Auparavant, on s'asseoit encore quelques instants, sans mot dire, à leurs côtés.
Pendant les sept jours de la Shiva, il est interdit aux personnes en deuil de travailler. Si leur misère est grande et que la communauté ne les secourt pas, il leur est permis de reprendre leur tâche à partir du quatrième jour. Mais alors, disent les Sages, "que leurs voisins soient maudits pour les avoir contraints à travailler en leur refusant la nourriture". Un tel scandale ne se produisait presque jamais dans la campagne alsacienne, car on déposait sur la table de la chambre mortuaire deux troncs dans lesquels, matin et soir, à l'issue de l'office, les participants mettaient de l'argent. L'un des troncs était destiné à subvenir aux besoins de la famille en deuil, qui vivait recluse et n'exerçait aucune activité profane. Si celle-ci était fortunée, elle ne gardait pas cet argent, mais le reversait dans le second tronc, qui était cadenassé, et n'était ouvert que tous les trois mois, afin qu'on ne puisse jamais savoir qui avait prélevé de l'argent.
Ainsi la mort, en ébranlant la communauté juive, la contraignait à redécouvrir l'une des valeurs essentielles sur lesquelles reposait sa culture. Et il est significatif que ces Juifs souvent frustes, sans grande curiosité intellectuelle ni inquiétude métaphysique, témoignaient alors d'une grande délicatesse dans la manière de secourir ceux qui étaient en peine.
La mort contraint la communauté à revenir à l'essentiel et à redécouvrir la vertu de simplicité. A l'époque médiévale et moderne, les Livres de Coutumes des diverses communautés rhénanes exigeaient avec insistance que les habits des diverses personnes en deuil, et de ceux qui accompagnaient le défunt à sa dernière demeure, diffèrent aussi peu que possible des costumes qu'ils portaient ordinairement. Cet impératif de simplicité prévalut, et, à partir du xvie siècle, tous les Juifs utilisèrent des habits mortuaires blancs. De même, l'oren (aron ; cf. Genèse 50:26), le cercueil, doit être fait de simples planches grossièrement rabotées et ne porter aucun ornement. La seule hiérarchie qui continue à être respectée est celle du savoir. Aussi avait-on l'habitude, en Alsace, de placer dans le cercueil d'un homme versé dans l'étude, qui avait mené une vie digne, un Sefer Torah, un rouleau de la Loi, qui ne pouvait plus être utilisé à la synagogue. Cette coutume est déjà attestée à l'époque talmudique, car, dans le traité Meguila (26 b), il est dit qu' "un rouleau de la Loi qui est usé peut être enterré avec un disciple des Sages". Riches et pauvres sont portés sur la même bière (mita) à leur tombe.
Ce souci de simplicité est encore apparent dans le cimetière juif, où s'alignent des pierres tombales d'un style extrêmement dépouillé. En Alsace, c'est l'embourgeoisement d'une partie de la société juive dans la seconde moitié du 19ème siècle qui a rompu cet ordre égalitaire. Certains Juifs, dans leur zèle de parvenus, rivalisèrent alors dans l'érection de tombes ouvragées, imitées de celles de la bourgeoisie alsacienne. Jusqu'alors, dans les cimetières juifs, s'élevaient des rangées de pierres d'une facture sobre.
Pour désigner le cimetière, les Juifs d'Alsace utilisent, afin de ne pas donner prise au Mal, des euphémismes, tels que Beis Aulem, "maison d'éternité", et Beis Hajem, "maison de vie". La désignation Güt Ort, "demeure bénéfique", est couramment utilisée dans le Haut-Rhin, tandis que l'expression Beisiksf ores, " maison des tombes", est plus répandue dans le Bas-Rhin. Pour dire que quelqu'un a été porté en terre, on emploie l'expression "er ich tsü Kfüre komme", qui a pour origine l'hébreu qevura, "enterrement ". De même, se rendre sur la tombe se dit "Keïferouves gèin".
Si chaque communauté d'Alsace avait en propre une synagogue, ou tout
au moins un oratoire dans une maison particulière, il n'en allait pas
de même pour le cimetière. Seules les communautés plus
importantes, établies depuis fort longtemps, en possédaient
un. Pour enterrer leurs morts, certains Juifs devaient parcourir à
pied de longues distances et payer des droits pour avoir l'autorisation de
traverser certaines cités. Selon la loi juive, le cimetière
doit être situé à une distance d'au moins cinquante pas
de l'habitation la plus proche. Aussi, à moins que les limites exiguës
du ghetto ne les contraignent à enterrer leurs morts près des
habitations, et même à y superposer les tombes, les Juifs s'efforçaient
d'acquérir un champ de repos hors des villes et des villages, et de
l'embellir en y plantant des arbres et des bosquets. C'est l'hortus Judeorum
de l'époque médiévale. En Alsace, les Juifs durent parfois
se contenter de fossés marécageux au pied des remparts.
On leur abandonnait souvent des terres incultes dans la forêt, tel le
cimetière de Marmoutier,
ou fort éloignées du village et régulièrement
inondées, comme c'est le cas à Mackenheim,
le long du Rhin. A l'heure actuelle certains cimetières sont situés
à proximité de la décharge publique. M. Ginsburger rapporte
que le cimetière
de Rosenwiller s'élève sur l'emplacement du Schinderwasen,
du champ où l'on enfouissait les bêtes crevées ; jusqu'à
la Révolution française, les Juifs durent verser à l'équarrisseur
une redevance afin de le dédommager de sa perte.
Les petites communautés juives d'Alsace luttèrent sans cesse afin d'obtenir l'autorisation d'ériger une clôture autour de leur cimetière, et se cotisèrent pour réunir les fonds nécessaires. Par déférence envers ceux qui y sont enterrés, il est interdit d'y cueillir des fruits, d'y ramasser du bois, ou d'y emmener paître les vaches. Cette attitude contraste avec celle de l'entourage, notamment au 16ème siècle, où le cimetière est parfois ouvert à tout venant : les bêtes y broutent l'herbe, les marchands y étalent leurs produits, et il n'est pas rare que l'on danse entre les tombes. De nos jours, les cimetières juifs dans la campagne alsacienne sont à nouveau des jardins, mais ils sont envahis par les herbes folles, les lapins de garenne et les faisans. Exilés hors des murs de la cité, rejetés loin des abbayes romanes, dans quelque fossé marécageux ou dans un chemin creux qui s'enfonce dans la forêt, ils apparaissent comme un havre de paix d'où se dégage une grande sérénité.
L'égalité devant la mort apparaît dans le fait qu'il n'y a pas de ségrégation sociale dans un cimetière juif. Chacun était tenu de verser, pour l'achat d'une concession une somme proportionnée à sa fortune. Ainsi, selon le règlement établi en 1836 par la Commission du cimetière de Rosenwiller, tout jeune marié devait, dans un délai de trois mois, sich einkaufen (se réserver une concession) en versant dix pour cent de sa dot, que celle-ci soit constituée par une somme d'argent, une maison ou d'autres biens, ainsi que trois francs de taxe de chef de famille.
En 1870 éclata un conflit entre le président de la communauté de Mulhouse et l'un de ses membres les plus fortunés, Baruch Wahl. En effet, l'administration de la communauté, afin d'augmenter ses revenus, avait décidé d'établir différentes catégories de tombes dans le cimetière. "D'après mon avis, écrit Baruch Wahl, la mort doit effacer toute différence qui a pu exister pendant leur vie entre les Israélites riches et pauvres, et tous doivent recevoir une sépulture uniforme sans aucune espèce de prérogative" (19). Il est significatif que les exigences de la tradition juive soient ainsi rappelées par un notable fortuné. Les clivages sociaux divisant la communauté juive, se trouvaient remis en cause, non pas tant par l'intrusion de la mort, que par le sursaut que la tradition juive exige de la collectivité face à cette expérience. " Pas le moindre dehors est sacrifié à l'apparat, écrit E. Coypel... Le millionnaire et le pauvre sont traités sur le pied d'égalité. Point de luxe ; un Rothschild y voit sa dépouille suivie par une foule qui a conservé son costume de semaine et des affaires, aussi bien que le plus simple des Lazare... " (20). Ce retour à la simplicité est l'une des sources de régénération d'une société qui risque " d'engraisser ", et de renoncer à l'essentiel.
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