Le processus de rupture et d'intégration du défunt dans une société autre requiert chez les Juifs d'Alsace une durée relativement longue : ce n'est qu'à l'issue d'une année de deuil marquée par la répétition quotidienne de la prière de sanctification, et par l'érection d'une pierre tombale, que la transition est achevée. Elle exige une transformation profonde de l'attitude mentale des proches et de la société à l'égard du mort, car ce dernier fait trop partie de la trame quotidienne et de la vie sociale pour que les liens puissent être rompus brutalement. " Le fait brut de la mort physique ne suffit pas à consommer la mort dans les consciences : l'image de celui qui est mort récemment fait encore partie du système des choses de ce monde ; elle ne s'en détache que peu à peu par une série de déchirements intérieurs "(21).
Pendant longtemps a prévalu en Alsace la conviction que les liens rattachant l'homme à ses proches et à sa maison ne sauraient être défaits brutalement par la mort. Bien après que le corps ait abandonné ce monde, l'esprit du mort continue à errer dans les lieux qu'il a fréquentés et aimés. Les commentateurs médiévaux distinguent l'âme, Neshama, qui remonte à son créateur, de l'esprit, Nefesh, et du souffle, Rua'h, qu'elle abandonne derrière elle. Alors que l'âme monte au ciel dès que le corps repose en terre, l'esprit continue à errer entre la tombe et son ancienne demeure ; il ne parviendra à s'en détacher définitivement qu'à l'issue de l'année de deuil. Quant au souffle, il n'abandonnera jamais son enveloppe terrestre.
Les morts, selon la croyance médiévale qui a prévalu dans les communautés rurales d'Alsace jusqu'au début du 20ème siècle, sont parfaitement conscients de tout ce qui se passe sur terre ; ils surveillent les actions et les paroles des humains. Bien plus, les actes pieux accomplis en leur nom, tels la prière, la charité et l'allumage de bougies, contribuent à améliorer leur sort dans le royaume qui leur est assigné. Inversement, ils peuvent intercéder pour les vivants auprès de la source de justice divine et implorer sa miséricorde.
Un certain nombre de rites avaient pour but d'instaurer une distance entre les vivants et les morts, et d'aider ces derniers à se fixer dans leur nouveau séjour. Ainsi prenait-on soin de porter le cadavre hors de la maison les pieds en avant, car si l'on avait agit autrement ses yeux auraient été fixés sur le linteau et son âme aurait pu retrouver le chemin de la maison. De même, pour l'empêcher de s'attacher aux vivants et afin de la contraindre à regagner la tombe, les Juifs prirent l'habitude d'arracher des poignées d'herbe avec de la terre qu'ils lancent par derrière eux.
Seul un enterrement scrupuleusement conforme aux rites prescrits, des actions charitables, la prière, ainsi que l'étude, peuvent aider l'âme errante à se fixer et à trouver son repos. D'où l'importance du Lernen, de l'étude, qui clôturait les offices durant la semaine de deuil. Matin et soir, pendant onze mois, la famille du défunt récite à la synagogue la prière de sanctification, le Kadish. Cette prière, dont le titre araméen, "Saint", n'a apparemment que peu de rapports avec le défunt ou avec la mort elle-même, célèbre la gloire divine. Mais à l'époque Gaonique (du 7ème au 11ème siècle de notre ère), s'imposa progressivement la conviction que le mérite et les actes pies du fils pouvaient expier les fautes des parents disparus. On prêta une vertu rédemptrice à la récitation, par le fils, de prières auxquelles la communauté répondait par la sanctification du nom divin.
Chaque année au jour anniversaire du décès, il est d'usage de commémorer le souvenir du mort. Pour ce faire, on allume une bougie qui doit brûler pendant vingt-quatre heures. En Alsace, les survivants ne jeûnent qu'une demi-journée ; au cours de l'office ils récitent le Kadish et témoignent de leur générosité. Comme son nom l'indique, le Jahrzeit (l'anniversaire de deuil) a été fortement marqué par les messes pour le repos des âmes qui étaient célébrées par la chrétienté médiévale. Mais il ne fait pas de doute que la cérémonie juive du souvenir est bien plus ancienne, et qu'elle se distingue par les traits spécifiques rappelés à l'instant.
L'expression Jahrzeit est mentionnée par Rabbi Jacob ben Moses Mölln, le Maharil, dont les décisions faisaient autorité en Alsace au 15ème siècle. C'est l'illustre cabbaliste Isaac Luria, d'origine allemande, qui contribua à en répandre l'usage parmi les Juifs d'Orient, en affirmant que, même si l'âme se trouvait au paradis, elle s'élevait à une sphère supérieure chaque année lorsqu'était récité le Kadish du Jahrzeit.
Certaines communautés juives, lorsqu'elles étaient exposées à un grave danger, se rendaient collectivement dans leur cimetière pour supplier les morts d'intervenir en leur faveur. Mais dès l'époque talmudique ce recours à l'intercession fut vivement combattu. Le traité Taanith (15a) rappelle que ce qui importe, c'est le repentir. Je n'ai point trouvé d'exemple où une communauté d'Alsace, devant la menace d'un grave danger, se soit précipitée au cimetière pour implorer les morts afin qu'ils viennent à son secours, comme le firent les Juifs de Francfort durant l'incendie de 1711 ou ceux de Prague menacés d'expulsion en 1743. Je n'ai pas rencontré non plus d'individus juifs qui aient rendu visite aux tombes ou qui aient mesuré le cimetière afin d'obtenir la guérison d'un membre de leur famille gravement malade. Cependant, la croyance que les vivants peuvent améliorer le sort des disparus, et qu'inversement ces derniers intercèdent pour ceux qui les honorent, était largement répandue parmi les Juifs d'Alsace. Avant Rosh ha-shana et Yom kipur, durant les "Jours redoutables" de la convocation d'automne, ils se rendent sur la tombe des membres de la famille qui ont disparu. Pour certains d'entre eux, ce recueillement peut constituer implicitement un appel aux morts afin qu'ils infléchissent le décret divin et que la nouvelle année soit propice.
Autrefois, à la sortie du cimetière, on faisait l'aumône, car les Schnorrer, les mendiants, se pressaient au portail, où ils attendaient leur dû. Aujourd'hui, c'est le gardien du cimetière qui profite de la générosité des visiteurs et leur démarche se justifie surtout comme un hommage filial et un témoignage de fidélité à l'égard du disparu. A cette occasion, les Juifs déposent sur les tombes de leurs proches et de leurs amis un petit caillou, afin de laisser un signe visible de leur visite et d'honorer les défunts. L'absence, et l'oubli relatif qui en résulte nécessairement, ne constituent pas un processus simple, purement négatif, mais ils impliquent tout un travail de reconstruction. En fait, la culture des Juifs d'Alsace est très proche des civilisations traditionnelles qui récusent l'anéantissement de l'individu, et instaurent une série de comportements et d'expressions symboliques qui jalonnent ses transformations successives. " Dans ce contexte la mort ne devient que l'une des transformations que détermine le mouvement incessant et inépuisable de la vie" (22). La société des morts et celle des vivants sont étroitement liées. Il y a ainsi une continuité entre la vie et la mort pour les cultures qui s'emploient "à ne rien laisser disparaître de ce qui a été porteur de vie et d'ordre".
Si la communauté ne se sent pas remise en cause dans sa volonté de perdurer par la mort de l'un de ses membres, il faut bien reconnaître que jusqu'à la fin du 19ème siècle certains Juifs de la campagne alsacienne s'estimaient menacés par l'intrusion du malheur. C'étaient d'ailleurs les proches du défunt qui étaient les plus exposés. Il importait de mettre en oeuvre des mécanismes d'exclusion à l'égard du mort et de purification pour les vivants marqués par la souillure, afin "de retracer les frontières sans lesquelles la communauté se sentirait menacée dans ses organisations les plus fondamentales" (23).
La mort pour les Juifs de la campagne alsacienne à la fin du siècle
dernier n'est pas toujours un phénomène fortuit. Il existe dans
la communauté un personnage qui occupe le rôle guère prisé
de bedeau et qui, parce qu'il sait chormen, c'est-à-dire guérir
par des bénédictions et des manipulations secrètes, et
parce qu'il a certaines prémonitions, se fait craindre sinon respecter.
Le shamess (le "bedeau") est censé entretenir commerce avec le ciel.
"La mort vient-elle à visiter une famille ? Trois jours au moins, à
l'avance, le Chamess en est averti par des présages : trois jours à
l'avance, lui seul a surpris, dans le silence de la nuit, les cris sinistres
de la chouette, les hurlements plaintifs des chiens, le craquement mystérieux
des meubles, lui seul a entendu remuer les instruments tumulaires déposés
dans sa demeure. Le Chamess est aussi l'homme aux visions étranges.
Celui de Wintzenheim vous dira comment, quelques heures après la mort
du vénérable rabbin Hirsch, il vit, à la tombée
du jour, une flamme céleste planer sur le front chauve du pieux défunt
et, en même temps, des caractères cabbalistiques se dessiner
sur les murs " (24).
L'une des croyances les plus répandues est que le simple fait d'évoquer
le mal lui donne prise sur l'imprudent qui l'a mentionné. L'injonction
éthique du Talmud recommandant de ne jamais "ouvrir sa bouche à
Satan", c'est-à-dire de ne pas se laisser aller à des propos
malveillants, était interprétée littéralement.
Ainsi, la seule mention d'un décès était considérée
comme une invitation et un encouragement prodigués à l'ange
de la mort, afin qu'il poursuive sa tâche sinistre. On se fondait sur
l'exemple des frères de Joseph. Ce dernier s'étant fait reconnaître
d'eux, et leur ayant demandé des nouvelles de son père et de
son grand-père, ils lui répondirent : "Ton serviteur, notre
père, va bien, il est encore en vie". Joseph comprit alors qu'Isaac,
l'aïeul, était mort. Aussi fallait-il soigneusement se garder
d'annoncer un décès. On avait recours à des actes symboliques
et significatifs tels que jeter l'eau hors de la maison ou suspendre une serviette
à la porte d'entrée, en référence au Psalmiste
qui, à l'approche de la mort, dit : "Je suis répandu comme de
l'eau."
Le plus souvent, c'est le bedeau qui est chargé de communiquer la
mauvaise nouvelle. Erckmann
et Chatrian relatent dans le Blocus comment le shamess parcourait
les rues en frappant à l'aide de son marteau aux portes et volets des
demeures juives. Au lieu de frapper les trois coups habituels qui appellent
les Juifs à la prière, il ne donnait que deux petits coups ;
chacun savait alors "que l'ange de la mort passait et que les gouttes de sang
pleuvaient de son épée dans les maisons" des alentours." (25)
"Rentré un instant, dans ma chambre solitaire où je m'étais
laissé aller à une pénible rêverie, j'en fus bientôt
arraché par deux coups secs frappés sur les volets et répétés
de distance en distance dans le village : c'était le Chamess faisant
sa tournée pour convoquer aux funérailles ", écrit D.
Stauben dans ses souvenirs sur Wintzenheim (26).
La crainte de la contamination non point physique mais sympathique, celle qui rend vulnérable aux entreprises maléfiques, explique différentes pratiques relatives à l'eau chez les Juifs d'Alsace. En effet, dès que la mort a parachevé son oeuvre, l'on étend le corps par terre sur un lit de paille, la tête orientée vers la porte. Près de la tête on place un escabeau sur lequel on pose une bougie, un verre d'eau qui est renouvelée tous les matins, et une serviette blanche. Ainsi, l'ange de la mort pourra-t-il tremper son Halef (épée) et essuyer ses mains ensanglantées. D. Stauben rapporte une autre explication : " Près de la veilleuse est placée une grossière tasse de terre cuite remplie d'eau. C'est dans cette eau que, pendant toute la durée du deuil, l'âme du défunt vient se purifier deux fois par jour, avant de remonter au ciel " (27). N'affirme-t-on pas dans l'entourage germanique, où prévaut cette même coutume, que l'âme se baigne avant d'entreprendre son long voyage ?
Une autre coutume voulait que dans la maison du deuil et dans les trois maisons les plus proches on répande toute l'eau stagnante. Il en était de même dans toutes les maisons qui se trouvaient sur le passage du cortège funéraire. Cet usage ne s'est introduit chez les Juifs de la vallée du Rhin qu'au 18ème siècle ; il était alors extrêmement répandu dans la Chrétienté de France et d'Allemagne, où il correspondait à la certitude que les esprits néfastes étaient incapables de franchir l'eau. En la répandant, on voulait se prémunir contre un éventuel retour de l'ange de la mort ou même de l'âme du défunt dans sa propre maison. D'autre part, cet usage se justifiait par la peur que l'ange de la mort ou l'âme du défunt n'ait contaminé l'eau : quiconque en boirait était condamné à mourir dans l'année. Il se pouvait qu'une goutte de sang du défunt soit tombée de l'épée qui avait causé sa mort, ou encore que l'ange de la mort, qui avait tué sa victime en laissant tomber une goutte de venin de la pointe de son glaive, ait empoisonné de la même façon l'eau qui était retenue dans les brocs ou les bassines.
"Dans chaque maison juive placée sur notre chemin, on versait ainsi l'eau renfermée dans tous les vaisseaux de l'habitation ; car cette eau était doublement profanée, et par le passage d'un cadavre, et par les gouttes de sang qu'y pouvait avoir laissé tomber, en essuyant la lame de son glaive libérateur, l'Ange de la mort, planant depuis la veille sur le village " (28).
Une autre coutume en usage chez les Juifs d'Alsace, qui n'est pas mentionnée dans les sources juives de l'époque médiévale, consiste à recouvrir ou à retourner les miroirs et à renverser les chaises. C'est un emprunt tardif aux cultures environnantes qui expriment la crainte que l'âme des vivants, qui se réfléchit dans le miroir, ne leur soit dérobée par le spectre du mort, qui hante son ancienne demeure jusqu'à ce qu'il repose en terre. Quant à la coutume de renverser les chaises, elle avait primitivement pour but d'éviter que l'esprit du mort ne soit tenté de rester dans la maison qui lui était chère. En s'asseyant par terre, les proches du défunt en vinrent à partager en quelque sorte son propre dénuement.
Dès que la mort avait parachevé son oeuvre on allumait une bougie. Les Juifs d'Alsace agissent ainsi à tous les rites de passage qui scandent les étapes critiques de leur existence, tels la circoncision ou le mariage, car le feu est un élément efficace pour écarter les démons (Job 18:5). Le Sefer Hasidim, ouvrage de mystique et de piété populaires qui a été élaboré dans la vallée Rhénane au 16ème siècle, affirme que "quiconque est menacé par les démons et approche une lumière sans mot dire sera hors d'atteinte et ne mourra point" (29). Par la suite, la lumière vacillante en est venue à symboliser l'âme du défunt ; les Juifs d'Alsace citent volontiers le verset des Proverbes (20:27) qui affirme que "le souffle de l'homme est une lampe de l'Eternel".
Deux autres usages propres à cette communauté consistent à casser un oeuf dès que l'on a enlevé le corps de la chambre mortuaire, puis à balayer la pièce après la sortie du cercueil. "Une bizarre tradition, écrit G. Stenne (30), prescrit de briser sur un des clous du cercueil un oeuf dont le contenu, répandu sur le parquet, y laisse une longue tache noire et sinistre". Un de nos informateurs nous a expliqué ce rite en disant que l'oeuf évoquait par sa forme même la plénitude de la vie du défunt. On balayait ensuite la chambre mortuaire et l'on jetait la poussière hors du seuil de la maison. C'est là une coutume empruntée à l'entourage germanique où, à l'issue du repas funéraire, le prêtre balayait la maison et chassait l'âme du mort en disant : " Vous avez mangé et bu, vous les esprits, sortez main-tenant, sortez !". Chez les Juifs c'était souvent l'épouse du bedeau - le choix nous paraît significatif - qui était chargée de cette besogne. Par la suite, on a trouvé à ce rite une explication plus conforme à la tradition juive, en affirmant qu'il symbolisait les bonnes actions (ma'asim tovim) qui devaient accompagner le défunt.
Le malheur est tenace, et lorsqu'il s'est abattu sur une famille, il ne se résout pas à lâcher prise. Aussi les Juifs d'Alsace avaient-ils recours à différents rites pour débusquer les cohortes du mal qui s'acharnent sur les vivants et qui redoublent d'activité aux étapes critiques de la vie de l'homme. Il était d'usage que le convoi funéraire s'arrêtât sept fois sur le chemin de la tombe. De nombreux commentateurs juifs expliquent qu'il s'agissait de mettre en fuite les légions du mal qui s'accrochaient au cortège. De nos jours, on ne fait plus que trois arrêts. Avant de quitter le cimetière, les Juifs d'Alsace arrachent quelques brins d'herbe avec un peu de terre qu'ils jettent par derrière eux ; de même ils n'omettent pas de verser sur chaque main trois pintes d'eau. (...) En se lavant les mains avant de quitter le cimetière, les Juifs évoquent la fin de leur souffrance ainsi que la victoire définitive sur la mort : " Dieu détruira la mort à jamais et essuiera les larmes de chaque visage ; l'opprobre de son peuple il l'effacera de dessus la terre, car le Seigneur a parlé " (Isaïe 25:8).
Un autre moment critique, où les vivants doivent redoubler de vigilance, c'est la fin de l'après-midi du Shabath. A cette heure les âmes des morts, notamment des méchants qui souffrent dans la géhenne, ont la permission de se rendre sur terre. Ce n'est qu'à la nuit tombée lorsqu'a été accomplie la Havdala, la bénédiction sur la lumière, les épices et le vin qui marque la fin du Shabath, qu'il leur faut regagner leur pénible séjour. Aussi, afin de prolonger quelque peu le répit qu'ils connaissent sur terre, il convient de retarder autant que possible cette cérémonie de clôture du Shabath. L'usage de traîner la récitation des prières du samedi soir est signalé dès le 9ème siècle par Rav Amram qui le mentionne comme une coutume populaire. Cette croyance au repos shabatique des âmes damnées a eu pour conséquence l'interdiction, qui a prévalu dans le Nord de la France, en Alsace et en Allemagne, de boire de l'eau le samedi au crépuscule, de crainte de voler les morts. Au 11ème siècle, Rabbenu Tam, le décisionnaire champenois, interdit dans son Sefer ha-yashar la consommation de toute nourriture à cette heure, et dans son commentaire du traité Pesahim (105a) il évoque le malheur qui s'est abattu sur les Juifs de Lorraine qui ont outrepassé cet interdit. Aussi les Juifs d'Alsace s'abstenaient-ils de puiser et de boire de l'eau au crépuscule, avant la clôture du Shabath, afin de ne pas priver de leur dû les morts qui, pendant quelques instants encore, pouvaient folâtrer dans les champs et s'abreuver aux puits et aux rivières. A cette crainte de voler les morts s'ajoutait la peur de la contamination, car il n'était pas exclu qu'à l'issue du Shabath l'esprit d'un damné réussisse, ne serait-ce que pour un court moment, à échapper à la vigilance de l'ange chargé de le ramener à la géhenne. Aussi introduisit-on dans l'office de clôture du Shabath le psaume 91, le psaume anti-démoniaque, et l'on s'abstint d'entreprendre un travail ce même soir.
Ainsi les Juifs d'Alsace avaient recours à divers rites d'exclusion destinés à écarter et l'âme du mort et les cohortes du mal, qui persécutent les vivants avec d'autant plus d'acharnement que leur vulnérabilité vient d'être mise à découvert. Ces rites, ils les ont souvent empruntés à leur entourage germanique. Mais progressivement leur signification première a été modifiée, voire falsifiée, par les Juifs qui leur ont insufflé un sens nouveau conforme à leur culture spécifique.
Au moment de la mort, le lien qui unit la résurrection messianique et la terre d'Israël se trouve affirmé par le rite qui consiste à répandre sur le visage du mort, ou à placer sous sa tête, de la terre ramenée du pays de la Promesse. C'est aussi vers Jérusalem que le mort est orienté vers Sion, afin qu'il soit prêt à se relever un jour, dans la position du Juif qui prie, pour répondre à l'appel du Messie. Cet usage s'inscrit dans l'enseignement traditionnel juif qui, dès l'époque talmudique (Ketuboth 111a), évoque le gilgoul mehiloth, le grand rassemblement des morts. Ceux-ci rouleront sous terre, depuis les extrémités du globe où les Juifs ont été dispersés, vers Jérusalem pour y attendre le grand réveil. Car, ainsi que le proclame le Psalmiste (102:15), " Ceux qui servent Dieu affectionnent les pierres (de la Terre Sainte), ils ont compassion de sa poussière ". Alors, de génération en génération, au cours de leurs multiples tribulations, les Juifs exilés ont mis dans la tombe de leurs morts un peu de terre d'Israël.
"Il arrive souvent que les Juifs d'Europe, écrit J.J. Schudt au 18ème siècle (31), se procurent cette terre auprès des Juifs qui, chaque année, viennent de Palestine pour collecter de l'aumône pour leurs frères qui résident là-bas. Ils se font apporter cette terre à grands frais afin qu'à leur mort leurs amis puissent la répandre dans leur cercueil." Ce témoignage est confirmé par J.M. Babo, dans un opuscule sur les moeurs juives publié à Strasbourg en 1824 Ce sachet de terre d'Israël apparaît comme un substitut pour la véritable inhumation en Terre Sainte, où le sol possède un pouvoir rédempteur qui lave la créature de ses souillures et de ses péchés. Certains Juifs très pieux, tel Feissel de Westhoffen, quittaient leur village d'Alsace sur leurs vieux jours, et entreprenaient le long et pénible voyage en Terre Sainte, afin de mourir et d'être enterrés à Jérusalem.
Ainsi, au moment de l'ultime épreuve, se trouvait affirmée l'espérance messianique de la résurrection dans le pays de la Promesse.
Il convient de reconnaître que les coutumes afférentes au deuil répondent à des motivations complexes et parfois contradictoires. Le protagoniste n'est pas toujours conscient de leurs implications ; il n'ose se les avouer et élabore une justification rationnelle. Parfois aussi, et c'est le cas de nombreux rites observés par les Juifs d'Alsace, il les pratique parce qu'il a vu son père et les siens agir ainsi ; cette vertu de fidélité ne manque pas de grandeur. Les érudits et les rabbins ne s'opposèrent pas toujours à l'introduction de coutumes populaires, notamment lorsqu'il s'agissait de pratiques qui aidaient l'homme à surmonter les difficultés auxquelles il se heurtait. Ils considéraient que ces coutumes constituaient une " technique " pour contrôler cette partie du monde surnaturel qui menaçait la sécurité ainsi que le bonheur de l'individu et de la communauté.
Bien que la charte de la vie privée et collective des Juifs ait toujours été la Torah, c'est-à-dire le texte même de la Bible et du Talmud, ainsi que les commentaires suscités par la longue chaîne interprétative qui a sans cesse renouvelé la compréhension de ces textes en fonction de l'expérience historique, nombre de coutumes ont été empruntées à l'entourage non juif. Elles avaient souvent pour fonction de calmer la peur et l'angoisse. Les rites des Juifs d'Alsace étaient donc modelés par une tradition religieuse fort ancienne, mais également par des acquis culturels hérités de la rencontre avec les diverses couches de la civilisation environnante. Le dynamisme de la tradition juive amena celle-ci à réinterpréter constamment des emprunts étrangers, à leur découvrir un fondement biblique ou talmudique, ou encore à les investir d'une signification toute nouvelle.
Nombre de coutumes qui font partie du comportement traditionnel du Juif d'Alsace face à la mort ne sont nullement originales. Comment ne pas être frappé par l'existence dans la tradition germanique de pratiques en tout point semblables à celles qui ont persévéré dans la culture juive. Alors que nombre d'entre elles ont disparu depuis fort longtemps de l'aire germanique et alsacienne, elles ont survécu jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale, et même au-delà, chez les Juifs d'Alsace. Le judaïsme a ainsi emprunté aux différentes cultures qu'il a été amené à côtoyer des coutumes qu'il a profondément transformées. Mais surtout, il les a réinterprétées conformément à l'ensemble du système symbolique qui définit son génie propre, ainsi qu'à la lumière de son expérience historique.
En définitive, le rituel de la mort chez les Juifs d'Alsace doit assurer à la fois le salut individuel et la pérennité d'une communauté qui a une histoire et un projet spécifiques. Comme dans les cultures traditionnelles la représentation sociale de la mort dans la communauté juive d'Alsace "est d'abord ce projet collectif de maintenir un groupe et de reproduire les conditions culturelles qui le définissent". C'est le respect scrupuleux des rites codifiés et des usages traditionnels modelés par le consensus social, qui transforme le scandale que constitue l'irruption de la mort, et par là-même la menace de désintégration sociale, en un accomplissement pour le défunt ; il accède à une existence nouvelle, tandis que la communauté retrouve une plus grande cohésion.
A l'issue de cette enquête, il nous faut souligner le fait qu'une culture n'est pas seulement définie par l'échelle des valeurs qui la fonde, par la diversité de ses créations initellectuelles et artistiques, par les multiples gestes "en apparence insignifiants, transmis de génération en génération, et protégés par leur insignifiance même", qui révèlent une manière spécifique d'utiliser cet outil universel, le corps humain. La culture d'un groupement humain, ainsi que l'écrit Roger Caillois, "tient aussi à la manière dont les hommes se représentent la mort et ce qui vient après, aux raisons qu'ils se donnent pour l'affronter, aux consolations en usage pour apaiser la douleur des proches du défunt, au sort prévu pour celui-ci dans l'au-delà".
Le comportement de chaque culture face à la mort, que celle-ci institue
un véritable cérémonial ou bien qu'elle tente de la banaliser,
comme l'exige la bienséance contemporaine, met en jeu des relations
fondamentales. Les rites funéraires font intervenir "les rapports de
parenté et d'alliance, de sexe et de classe d'âge, de propriété
et de pouvoir ; ceux-ci se manifestent ensemble, et dans leur relation au
domaine du sacré". En fin de compte la mort, comme le souligne Georges
Balandier constitue l'épreuve qui impose aux sociétés
de se penser dans l'histoire, comme elle impose aux hommes de se penser dans
la finitude. En dernière instance, toute civilisation est une manière
spécifique de répondre au défi de la mort.
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