L' "Affaire des Ethrogim" qu'on lira ci-après s'est déroulée,
après la fête de Soukoth, au Palais de Justice de Berlin... dans
l'imagination fertile du célèbre humoriste Sammy Grone. L'auteur
persiflait spirituellement, dans son roman Tohubohu, les travers
de ses coreligionnaires de tous acabits : sionistes, orthodoxes, réformés,
libéraux, convertis et autres. L'affaire se passe au bon vieux temps
de l'AIlemagne impériale, bien avant l'avènement du nazisme.
Les antisémites étaient encore "gemütlich",
les Juifs se sentaient chez eux...
L'avocat Kahn, fils de Leiser Kahn de Wongrowitz, a changé de nom.
Il a choisi celui de Hank dont la consonnance plus "croustillante"
lui permettra, du moins il l'espère, de camoufler son origine juive
dans les relations avec les "goyim". Mais cela ne l'empêche
pas, bien entendu, de manger aux deux râteliers et de "défendre",
à l'occasion, des causes juives en déployant, là aussi,
une évidente mauvaise foi.
- Kahn ! Kahn ! Siegmund Kahn !
Depuis plus d'une demi-heure déjà, le bâtonnier Wenzel
hurlait le nom de Kahn travers le brouhaha de la Salle des Avocats, au Palais
de Justice. Il arpentait le couloir, regardait droite et gauche, examinant
les groupes installés aux tables. Rien. Il lançait partout son
cri de guerre, appelant au combat son adversaire absent. Il hurla "Siegmund
Kahn !" à l'entrée principale de la salle des avocats,
dans l'escalier, dans tous les couloirs pas de Siegmund Kahn à l'horizon
! Il trouva bien un Léopold Kahn et plusieurs Kohn, mais Siegmund Kahn
demeurait introuvable...
Pendant ce temps, Maître Siegmund Kahn était assis dans la salle des échecs, dissimulant sa petite personne dans un groupe de spectateurs. Il faisait la sourde oreille, il restait muet. Il savait bien pour quelle affaire Wenzel le cherchait : c'était ce maudit procès relatif à l' "éthrog". L'affaire lui était désagréable pour de multiples raisons et, pour comble de malheur, elle venait précisément devant la Chambre présidée par le malicieux Bandmann. Hank-Kahn était bien déterminé, s'il parvenait aujourd'hui à échapper à son adversaire et si, par conséquent, l'affaire était renvoyée, à repasser le dossier à un confrère.
Mais un sort contraire pesait sur lui, en la personne de l'appariteur de l'ordre
des avocats.
- Que cherchez-vous donc? Kahn? Siegmund Kahn? Mais, Monsieur le Bâtonnier,
il n'existe plus ! Il vient d'obtenir d'être délivré de
son nom : le phénix Siegmund Hank est né des cendres de Siegmund
Kahn!
Il appela d'une voix éclatante : Maître Siegmund Hank !
- Que le diable s'y retrouve parmi des confrères juifs dit Wenzel avec
mauvaise humeur, ils changent constamment de nom !
"Hank!, confrère Hank !" appela-t-il avec un regain d'espoir.
Cette fois, il fallait que Siegmund Hank répondit à l'appel.
Il rassembla tous ses papiers et, simulant la hâte, il sortit de la salle
des échecs.
- Le voilà, s'écria l'appariteur, le bâtonnier Wenzel vous
cherche partout !
- Comment, vous me cherchiez ? dit Hank d'un air innocent, Monsieur le Bâtonnier,
je suis à vos ordres.
Ils montèrent rapidement l'escalier et pénétrèrent
dans la salle d'audience. Wenzel et Hank se postent près des deux pupitres
à droite et à gauche de la Cour.
Dans le fond de la salle, les parties se dressèrent : M. Pfeffer et
M. Borouch. Pleins d'espoir et prêts au combat, ils se plantèrent
à côté de leurs défenseurs respectifs, lançant
à l'avocat adverse des regards méprisants.
- La sixième affaire du rôle, dit le greffier : Pfeffer contre
Borouch.
- Je vois ce que c'est, dit le président, c'est l'affaire des cédrats
religieux, qui sont devenus d'acides citrons. Commençons par le procs-verbal.
Le demandeur, assisté (il regarda sur la chemise du dossier) par Maître
Kahn...
- Hank !
- Comment dites-vous ?
- Maître Hank pour le demandeur, dit le petit homme en rougissant.
- Vous êtes... Oh pardonnez-moi, je ne puis connaître personnellement
tous les avocats. Je croyais que vous étiez Me Kahn. Comme les apparences
sont trompeuses ! S'il vous plaît, greffier, un nouveau procès-verbal
: le demandeur est assisté de Maître Kahn, auquel s'est substitué
Me Hank.
- Non ! déclara Hank, pas substitué. C'est moi qui suis désigné
pour cette affaire.
- Oh ! pardon, dit Bandmann exagérant la politesse. Alors, un nouveau
procès-verbal : le demandeur est assisté de Maître Kahn,
avec cette mention que Me Hank assiste...
- Mais non, s'écria Hank, exaspéré par l'hilarité
qui, derrière lui, commençait gagner les spectateurs. C'est
moi, Me Hank, le seul chargé de l'affaire.
- Ah! vraiment! fit Bandmann avec une exquise urbanité. Je me suis
encore trompé, je vous prie instamment de m'excuser. Un nouveau procès-verbal
: le demandeur est assisté de Me Hank, qui déclare que le mandat
de Me Kahn, antérieurement chargé de l'affaire a été
révoqué.
- Mais c'en est trop ! Hank était sur le point de jeter son dossier
à terre et de sortir en claquant la porte. Je suis la fois Hank et
Kahn et depuis le premier jour j'ai été le seul chargé
de l'affaire
- Pas possible ! dit Bandmann aimablement. Je ne comprends pas bien. Voulez-vous
avoir la bonté de m'expliquer.
Hank se ressaisit et s'efforça de dire avec le plus grand calme :
- J'ai changé de nom avec l'autorisation du gouvernement et je m'appelle
maintenant Hank.
- Ah ! vraiment ! Mais que ne le disiez-vous plus tôt ! Un nouveau procès-verbal
: le demandeur est assisté de Me Kahn..
- Hank! cria désespérément l'avocat.
- Un peu de calme. Chaque chose en son temps, fit doucement Bandmann. Vous
y êtes : le demandeur est assit de Me Kahn. Maître Kahn fait connaître
que depuis quelque temps, avec l'autorisation du gouvernement, il ne s'appelle
plus Kahn, mais Hank. Me Hank se présente donc pour le demandeur.
"Et pour l'autre partie, continua Bandmann, Monsieur le Bâtonnier
Wenzel. C'est bien votre nom ?"
- Oui, répondit Wenzel en souriant, Auguste Wenzel, depuis le jour
de mon baptême
- L'affaire, dit Bandmann, me paraît être de nature à être
transigée. Qu'en pense le défendeur ?
- Eh bien, parlez ! dit Wenzel en poussant vers la Cour son client.
- Monsieur le Président, dit Borouch, je suis un homme pacifique. Mais
cette affaire m'a déjà donné trop de tracas ! Faut-il
encore qu'elle me coûte de l'argent ? Or, il est absolument impossible
d'utiliser au Temple des cédrats qui n'ont pas de tige !
- Mon Dieu, dit Bandmann, en ce qui me concerne, je ne comprends pas très
bien en quoi la présence ou l'absence de la tige peut préjudicier
l'utilisation rituelle des fruits. Mais nous devons sur ce point nous rapporter
aux savantes expertises rabbiniques. Pourtant, au point de vue juridique,
la chose n'est pas tout fait claire. Ne seriez-vous pas disposé payer
au demandeur par exemple la moitié du prix qu'il réclame ?
- Pourquoi ? pour des tiges cassées ?
- Ai-je donc vendu des tiges ? s'écria tout-à-coup M. Pfeffer.
Ce sont des fruits que j'ai vendus ! Si j'achète des poires et que
les poires sont bonnes, je ne peux pas venir prétendre que les queues
manquent pour ne pas les payer !
-Ai-je donc acheté des poires, s'écria Borouch ? Est-ce qu'un
Ethrog est une poire ? Vous savez fort bien que je n'achetais pas des cédrats
pour en faire des confitures ! (1)
- Le motif pour lequel vous les avez achetés importe peu Vous pouvez
les manger avec de la crème fouette, si çà vous fait
plaisir !
- Monsieur le Président, s'écria Hank, ces tentatives de conciliation
sont vraiment tout fait inutiles.
- Mais comment donc, dit Bandmann, ils sont sur le point de s'entendre ! Laissez-les
parler, Maître Kahn
- Hank ! s'écria le petit avocat hors de lui.
-Hank? dit Bandmann de l'air le plus étonné du monde. Cette
fois, vous vous trompez. Vous avez tout-à-l'heure fait inscrire, vous-même,
au procès-verbal, que vous aviez changé de nom et que vous vous
appeliez maintenant Kahn
Hank suffoquait.
- Voulez-vous vérifier, dit Bandmann, l'air soucieux, au greffier.
Qu'avez-vous consigné ?
Le greffier se pencha sur le procs-verbal. Il s'y reprit à deux fois
avant de pouvoir répondre.
- Maître Hank, alias Kahn... reprit-il d'une voix aussi officielle que
possible.
- Vraiment? Oh ! mais alors toutes mes excuses. N'est-ce pas une erreur compréhensible
? Ce pouvait être exactement le contraire. Hank! Maintenant je me souviendrai
de votre nom.
- Je vous en prie instamment, dit Hank avec courtoisie.
- Mais pourquoi vous fâcher? demanda innocemment Bandmann Je viens de
me tromper et je le reconnais. Maintenant je me rappelle parfaitement : vous
avez dit "Hank" et vous avez même ajouté : "depuis
le jour de mon baptême".
- C'est moi qui ai dit cela, murmura Wenzel avec un sourire.
- Possible, dit Bandmann L'incident est clos. Revenons à nos cédrats.
Vous, Monsieur Borouch, vous objectez que, au point de vue religieux, les
cédrats ne peuvent pas être sans tige ?
- Les cédrats sans tiges sont inutilisables pour la fête des
Tentes, et il ne viendrait à l'idée de personne de les acheter.
- Là n'est pas la question, intervint Hank Je n'ai pas entrer dans
ces considérations. Personnellement je n'y connais rien, mais...
- Comment, vous n'y connaissez rien ? interrompit Borouch. Pourtant feu votre
père, Leiser Kahn, était officiant au Temple de Wongrowitz !
- Je demande qu'on me protège contre ces insultes, s'cria Hank.
- Monsieur Borouch, dit gravement Bandmann, veuillez cesser vos observations
déplacées vis-à-vis de l'honorable avocat du défendeur.
Feu Leiser Kahn de Wongrowitz n'a rien à voir avec la Cour ni avec
Maître Hank. Compris ?
- Mais Maître Kahn... Hank sait fort bien, tous les Juifs savent...
- Je suis protestant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dit Hank
en appuyant sur les mots.
Borouch le regarda bien en face et retrouva soudain tout son calme.
- Aucun inconvénient, dit-il, puis il recula. Je ne savais pas que
l'avocat de M. Pfeffer était converti.
- Mais est-ce ma faute ? dit Pfeffer au comble de l'agitation. Il s'est fait
baptiser depuis que l'affaire est engagée et j'avais déjà
versé ma provision.
- C'est une honte ! s'exclama Hank. Je vais vous rendre votre dossier si vous
ajoutez encore un seul mot.
- Mon cher Maître, dit Bandmann avec douceur, ne vous agitez pas tant.
Un peu de mansuétude chrétienne.
- Je proteste contre les observations antisémites et blessantes de
Monsieur le Président ! s'écria Hank.
Il était maintenant hors de lui.
- Antisémites ? blessantes ? Bandmann, l'air ahuri, regarda ses deux
assesseurs qui, de leur côté, semblaient indignés. Antisémites
et blessantes ? Mais êtes vous donc israélite, Maître Hank
?
Hank n'était plus capable de répondre. Il saisit précipitamment
son dossier et bondit hors de la salle.
- Avez-vous jamais vu rien de pareil ? demanda Bandmann à ses assesseurs.