Depuis le mois de mars, venus de Lyon, nous avions trouvé refuge dans les Alpes dans un petit village de Savoie, non loin de Flumet, à dix kilomètres de Megève.
Octobre approchant, notre père et quelques chefs de famille réfugiés comme nous dans la région, décidèrent de célébrer Yom Kippour à la mesure de nos moyens et des possibilités. Nous devions nous réunir, afin de passer cette journée en prières, et ce avec d'autant plus de ferveur qu'on savait que notre vie et celle de nos proches, dans cette époque troublée, n'était suspendue qu'à un fil.
Arrive Yom Kippour. Nous sommes rassemblés, quelques vingt à trente personnes, hommes, femme et enfants, dans un local loué pour l'occasion, un peu à l'écart du centre de Flumet. La célébration se passe aussi bien que possible, vu les circonstances, les adultes pensant au danger toujours présent, aux membres de leurs familles, à leurs amis en péril ou peut-être arrêtés déjà et déportés dans les camps de concentration.
Plus insouciants par nature, les enfants (j'avais douze et demi, je crois que c'était mon premier jeûne) attendaient impatiemment la fin de cette journée. Notre père et un autre participant assuraient, à tour de rôle, les différentes parties de l'office. Sans Sefer Torah, le Moussaf se termine relativement tôt dans l'après-midi, ce qui devait permettre aux assistants de se détendre. … Le "destin" allait en décider autrement .
Soudain, vers 16 heures, un jeune homme arrive en courant et crie : "Sauvez-vous vite, les Allemands sont dans le village, ils recherchent les Juifs, ils ont déjà arrêté mon père !"
Après un moment de panique chez tout le monde, notre Père prend une décision : quitter immédiatement le local où nous étions réunis, en évitant de nous faire remarquer, surtout en nous éloignant le plus possible du centre de Flumet. Il partage notre famille en deux groupes, l'un, notre mère, lui-même et Joë... et l'autre, Charles et moi. "Rendez-vous" est pris pour les deux groupes, au bord de l'Arrondine, petit torrent de montagne, affluent de l'Arly, et sous couvert des arbres environnants. Nous nous séparons donc et rejoignons la forêt à quelques centaines de mètres par des itinéraires différents, et au pas de promenade pour ne pas attirer l'attention
Une demi-heure plus tard, on se retrouve tous au bord du torrent, à l'abri, hors de vue des Allemands. Pour rejoindre Saint-Nicolas-la-Chapelle, le village où nous habitions, endroit dangereux car situé presque au bord de la route nationale Ugine-Megève, il n'y avait qu'une seule solution : faire un détour et traverser le cours du torrent . La décision est prise sans balancer, nous enlevons nos chaussures, chaussettes, et pantalons et traversons l'eau glacée jusqu'aux genoux et haut des cuisses, selon la taille de chacun . Joë, juché sur les épaules de notre Père…. A ce moment, environ 17 heures, nous n'avions évidemment ni mangé ni bu depuis la veille.
Arrivés de l'autre côté du torrent, nous grimpons le flanc de la montagne … Avec un arrêt, après un petit moment de repos sous des arbres, en attendant le crépuscule qui devait nous permettre de rejoindre sans danger Saint Nicolas-la-Chapelle.
Alors que le jour décline, on se remet en route, mais à peine à l'entrée du village nous croisons un paysan qui nous avertit qu'il y a deux allemands dans les parages. Aussitôt, demi-tour, direction la montagne. Impossible de rentrer à la maison. Nous nous dirigeons alors vers plusieurs fermes, au-dessus de la localité, à environ deux kilomètres, dans l'espoir de trouver dans l'une d'elles, abri et un peu de nourriture.
Nous frappons à la première ferme appartenant à la famille Gardet, parents d'un camarade de classe. Après quelques mots d'explication, M. Gardet ouvre la porte, sa femme nous prépare une petite collation, du pain beurré et du lait, bienvenus après cette dure journée. On avait repris des forces, il fallait maintenant chercher un abri pour la nuit. Evidemment, nous ne savions pas si les Allemands avaient quitté le village … Après un moment d'hésitation, M. Gardet nous propose de passer la nuit dans une grange située à plusieurs centaines de mètres de sa ferme, à condition de ne pas attirer l'attention. Par crainte de quelque voisin malveillant qui pourrait nous dénoncer, le mettant lui aussi et sa famille en danger. Nous acceptons sa proposition avec gratitude.
Le lendemain matin, dimanche, nous sommes redescendus très prudemment vers le village, D. merci, les Allemands étaient repartis. On allait apprendre que quatre des hommes qui avaient participé à l'office la veille avaient été arrêtés durant la rafle. Poussés par la curiosité, ils étaient partis vers le centre de Flumet pour voir ce qui se passait, et ce, malgré les protestations énergiques de notre père. Je crois me souvenir qu'un seul a survécu à la déportation.
Nous avons donc réintégré notre chambre dans la journée pour tenter de retourner à une vie à peu près normale. A tour de rôle pourtant, nous montions la garde sur le balcon afin de surveiller la route d'accès au village. Pendant la nuit, par mesure de sécurité, de peur d'être surpris dans notre sommeil, nous avons continué à dormir dans la grange de M. Gardet, avec sa permission, durant une huitaine de jours.
Ainsi se passèrent nos fêtes de Tichri de l'année 1943.