BIEN suggestive, cette boutade que tout juif alsacien connaît et souvent emploie. Pourtant, peu nombreux sont ceux qui savent où elle est née et à quoi elle fait allusion, mais tous s'en servent et à bon escient. Lorsqu'ils veulent dire qu'ils sont doublement désavantagés, doublement éprouvés soit, dans leurs intérêts, soit dans leur honneur, ou en tout autre chose qui leur tient à coeur, ils s'écrient : "Das sén Makes ... onn fauli Fèch".
Cette boutade est tout simplement empruntée à une parabole qui se trouve dans un des recueils extra-talmudiques que nous possédons et qu'on désigne du nom de Midrach. Dans les livres du Midrach, l'auteur s'applique, comme dans les passages midrachiques disséminés dans le Talmud même, à expliquer à sa manière des textes de la Bible pour y trouver un appui à de nombreuses lois religieuses, à de nombreuses règles cultuelles, liturgiques, ou pour en tirer une très grande quantité de maximes, de légendes, de fables, de paraboles, de contes, d'allégories, tous à tendance morale et qui ont singulièrement enrichi le folklore juif. Les déductions qu'on dérivait ainsi des versets expliqués servaient à la prédication de l'époque, étaient probablement la prédication elle-même.
La boutade dont nous avons parlé plus haut se trouve dans une parabole du livre midrachique appelé communément Mekhiltha (méthode d'interprétation) consacrée au second livre de Moïse, l'Exode. L'auteur cherche à accorder deux versets relatifs à l'histoire de la sortie d'Égypte qui expriment, chez les Égyptiens, deux sentiments contradictoires.
En effet, avant la libération des Israélites, les Égyptiens dirent à Pharaon : "Laisse donc partir ces hommes, ignores-tu que déjà l'Égypte est ruinée", mais après le départ des Israélites, les Égyptiens s'écrièrent : "Qu'avons-nous fait là, en affranchissant les Israélites !" Donc changement absolu d'opinion. Comment interpréter cette volte-face ? L'auteur midrachique, qu'on ne prend pas sans vert (sic), nous explique par un conte cette contradiction apparente.
Après le départ des Israélites, les Égyptiens dirent : "Si nous avions subi les dix plaies, mais que nous n'eussions pas laissé partir les Israélites c'eût été supportable ; si nous avions subi les dix plaies et que nous eussions laissé partir les Israélites, mais qu'ils n'eussent pas emporté notre argent, c'eût été encore supportable. Mais nous avons subi les dix plaies, nous avons laissé partir les Israélites, et ils ont tout de même emporté notre argent".
Voilà qui ressemble à la parabole suivante : Un maître envoya son serviteur au marché avec l'ordre de lui acheter des poissons. Le serviteur obéit et maladroit, rapporta du poisson pourri. Alors le maître, courroucé, lui laissa le choix ou de manger ce poisson, ou de recevoir cent coups, ou de payer cent "mana" (pièce de monnaie). Le serviteur se décida à manger le poisson pourri, mais il ne put pousser cet héroïsme jusqu'au bout et, près d'en finir avec son poisson pourri, il s'écria : "je préfère recevoir cent coups". Le maître alors se mit à la besogne. Arrivé au soixantième coup, le malheureux serviteur n'y tint plus et il offrit à son maître de lui verser cent mana. Il se trouva donc, ce pauvre hère, avoir mangé du poisson pourri, avoir reçu des coups et avoir encore versé cent mana.
Ce sont bien là les Makes ... onn fauli Fèch. Des coups... et des poissons pourris, comme les Égyptiens, qui ont été frappés et ont tout de même laissé partir les Israélites qui, par surcroît, ont encore emporté des objets d'or et d'argent, se payant ainsi des travaux auxquels les Égyptiens les avaient contraints pendant la durée de leur esclavage.
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