Nous avons déjà vu que l'ivrognerie n'a jamais été un vice que l'on pût reprocher aux juifs. On comprend pourtant aisément que, dans un pays comme l'Alsace, producteur de vins renommés, il n'y ait eu parfois des gens, de volonté faible, qui se soient laissé aller à courtiser un peu trop tendrement la dive bouteille au point d'être quelque peu dans les vignes du Seigneur. Ils étaient hautement blâmés par leurs coreligionnaires.
Il est pourtant dans l'année un jour où il est recommandé comme œuvre pie de déguster le jus de la vigne et de se laisser envahir par son doux et traître ferment, au point de confondre ces paroles du rituel : "Béni soit Mardochée" avec "Maudit soit Aman".
Des Rabbins qui, d'une part, ne voulaient pas violer la tradition et, d'autre part, ne pouvant approuver cette coutume autorisant l'ivresse, s'ingénièrent à concilier le respect dû à la tradition et le sentiment de la dignité.
Ils tournèrent la difficulté en engageant ceux qui prennent part aux réjouissances de "Pourim", au lieu de se livrer à l'ivresse après le copieux repas d'usage, de faire un léger somme pendant lequel évidemment ils ne pourraient faire de différence entre : "Béni soit Mardochée" et "maudit soit Aman" . Ainsi la lettre de la tradition est respectée et la dignité de l'homme sauvegardée.
Et voici où l'humour judéo-alsacien reprend ses droits et emploie la locution "Gans Johr chik'r on Pourim nuchtré". Quand homme néglige par hasard et, justement quand cela pourrait lui être utile, des habitudes, un, manière d'être ou de parler, qu'il emploie t général sans nécessité, on lui sert volontiers cl. moquerie : «Gans Johr « chik'r » on « Pourim » nuchtré », "Ivre toute l'année et sobre le Pourim", lui montrant qu'il fait tout à contre-sens.
Je ne sais si, dans les communautés israélites de l'Alsace, on se complaît encore aujourd'hui, comme aux temps de ma jeunesse, à se déguiser joyeusement le jour de Sim'has Thora et le jour de Pourim.
Quoi qu'il en soit, j'ai souvent entendu, jadis, le trait d'esprit suivant : Comme le jour du Pardon ne s'appelle pas seulement "Yom Kipour" mais aussi "Yom Kipourim ", on changeait, par manière de plaisanterie, le mot "Kipourim" en "Ke-pourim". On avait soin, d'ailleurs, de bien accentuer la syllabe "Ke" pour en faire ressortir l'importance. Ainsi prononcé, le mot qui veut dire "jour du Pardon" doit se traduire : "jour semblable à « Pourim".
Et on expliquait cette ressemblance en disant : Que de gens en ce jour du Pardon aussi bien qu'au jour de Pourim se déguisent ! Le jour de Pourim, mainte personne pieuse, en se déguisant, paraît légère et le jour de Kipour, mainte personne légère, jeûnant et priant, paraît pieuse.
Le mot "meguilo" ou "meguila" signifie rouleau. Dans l'antiquité, les livres étaient rédigés sur des rouleaux de parchemin. La Bible nous a transmis cinq de ces livres qui sont connus sous le nom de "meguilos" : "Chir hachirim" (le Cantique des cantiques), "Meguilas Rous" (histoire champêtre de Ruth), "Eykho" les lamentations de Jérémie), "Qohéles" (l'Ecclésiaste), "Esther" (l'histoire du triomphe des Israélites lors de la persécution d'Aman par l'intermédiaire d'Esther). mais c'est ce dernier livre qui est connu sous le nom de "Meguilas Esther", et plus généralement, sous le nom de "Meguila" tout court.
On le lit à l'office de la veille et de jour de "Pourim", qui est la fête consacrée à cet épisode de l'histoire juive. Ce récit est fort long et fort détaillé. Les juifs ont toujours observé cette fête et écouté avec respect la lecture de cette "Meguila". Mais, comme d'habitude, l'esprit inornique, la tendance à la critique, critique respectueuse s'il en fût, n'ont pas perdu leurs droits et la ongueur particulière de ce récit n'a pas échappé à nos pères. Ils étaient loin assurément d'oser la blâmer, mais quand ils avaient reçu une lettre ou qu'ils écoutaient l'exposé d'un fait d'une longueur inattendue, ils ne manquaient pas - et il en est encore de même aujourd'hui en Alsace - de s'écrier : "Das éss a ganze Meguilë" - "C'est tout un livre".
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