La revue Entre nous
L'initiative de la création d'une revue juive communautaire à Nancy revient à un jeune étudiant en médecine nancéien d'à peine vingt-et-un ans, Robert Lévy. Il est issu de vieilles familles lorraines et ses ascendants sont établis à Nancy depuis plusieurs générations. Son père est un important négociant en bois.
Robert Lévy fonde une revue mensuelle au titre significatif, "Entre nous", dont le premier numéro paraît le 1er janvier 1925. Il s'agit bien d'une initiative privée. Non sans humour, Robert Lévy en justifie le titre dans son premier éditorial : le schnorrer (mendiant), qui se déplaçait parmi les communautés juives, en était la gazette ambulante ; le voilà remplacé par une revue qui veut devenir un lien communautaire entre les dix-huit communautés de la circonscription consistoriale de Nancy, couvrant les départements de Meurthe-et-Moselle, Meuse et Vosges, par la diffusion d'informations et de menus faits les concernant.
De surcroît, la revue a une ambition didactique, celle d'essayer de devenir un organe de documentation et d'éducation, à l'exclusion toutefois des sujets politiques. Et puisque rire un peu est sain, une rubrique de petites histoires juives est prévue, mais le carabin qu'est Robert Lévy décide que "le bon goût français proscrira la publication de plaisanteries douteuses".
Le projet reçoit l'approbation et le soutien moral du grand rabbin de Nancy, Paul Haguenauer, qui souhaite, entre autres que la revue "pratique la plus belle urbanité". Robert Lévy s'entoure d'une équipe de copains de sa génération. Un seul d'entre eux, Pierre Créange, étudiant en médecine, a une expérience journalistique pour avoir fondé, à l'âge de vingt-et-un ans, une revue littéraire composée de poèmes, d'articles et de critiques littéraires.
Robert Lévy se lance dans l'aventure et le bilan de la première année semble positif avec huit cents abonnements. Dès 1926, la diffusion de la revue en Moselle nécessite l'ouverture d'un bureau à Metz. Rapidement, il s'avère que l'objectif de Robert Lévy est d'accroître la qualité de la revue par une plus grande diversité des articles et davantage de reportages. Il souhaite aussi en ouvrir les colonnes à des collaborateurs occasionnels.
D'où provenait la mise de fonds ? La disparition des livres comptables de la revue laisse cette question sans réponse. Aucune trace non plus de subvention de la part de l'A.C.I. de Nancy. Des annonces publicitaires devaient réduire les frais de publication, mais dans quelle mesure ?
La revue Entre nous n'a duré que quatre mois !
La Revue Juive de Lorraine
Deux événements auront des conséquences pour l'avenir de la revue.Second événement : Robert Lévy, reçu en novembre 1926 au concours de l'internat en médecine, décide de renoncer, faute de temps, à la direction de la revue. Le grand rabbin de Nancy, Paul Haguenauer, accepte de le remplacer à partir du 1er janvier 1927 et les bureaux de la revue sont transférés, de l'entreprise du père de Robert Lévy, dans les locaux du Centre communautaire, 16, rue de l'Équitation.
Dorénavant, quelle va être l'évolution de la R.J.L. qui devient une revue communautaire ? Quelle sera aussi l'influence du grand rabbin ? En raison de la perte des archives de la revue, on ne peut se faire une opinion qu'en dépouillant ses numéros successifs.
La revue n'a pas failli à ses engagements envers ses lecteurs. Sa parution reste régulière, sous la forme d'un fascicule de 24x16 cm, de vingt à vingt-quatre pages, reliées sous une couverture de papier bleu. Elle est exclusivement en langue française et s'adresse aux lecteurs de "la vieille communauté", faisant abstraction des immigrés d'Europe orientale arrivés progressivement, dans leur majorité, après 1918. En 1939, ils représentent environ les deux tiers des trois mille huit cents juifs de Nancy.
Le grand rabbin ne modifie ni la présentation ni l'esprit de la revue. Il n'en fait pas sa tribune à quelques rares commentaires religieux près. Et pas davantage il n'y écrit d'éditorial. Les rubriques qui constituent des liens intercommunautaires, Échos de Nancy et A travers les communautés, sont maintenues, avec leurs annonces d'état civil et de distinctions diverses. Leur tableau est incomplet faute de relevés systématiques qui dépendent de l'activité de correspondants locaux. Bien rares sont, avant 1939, les mentions relatives aux familles immigrées et aux nombreux étudiants juifs d'origine étrangère vivant à Nancy.
Les caractéristiques des articles de la revue
Le deuxième objectif de la revue est de pallier "l'ignorance de ses lecteurs en matière de lettres et d'histoire juive" et de rappeler "la mémoire des enfants juifs de la Lorraine qui ont honoré à quelque titre que ce soit la patrie et la religion".
Le premier à publier dans ce contexte est un Lunévillois de dix-huit ans, étudiant en histoire à Nancy. L'intérêt des sujets choisis, l'excellence de sa méthode de recherche comme la précision de la rédaction, la concision de son style, rare pour l'époque, sont tels que ces articles font toujours référence. La R.J.L. a donné à Jacques Godchot (puis Godechot) l'opportunité de publier ses premiers travaux. Parmi les historiens amateurs, il faut citer pour leur précieuse contribution, Lucien Vansson, de 1931 à 1935, et André Gain, de 1932 à 1934. L'intérêt historique de la revue grandit avec la publication des Livres de délibérations de la communauté de Nancy au XIX° siècle, des textes d'auteurs occasionnels, monographies de communautés ou souvenirs d'un vieux Nancéien. Collaborateur de la revue depuis 1929, Paul Lang, de Lunéville, est l'auteur, de 1935 à 1939, d'une série d'articles sur les Juifs de Lunéville et la petite histoire ; travail important mais tendancieux et entaché de lacunes, qui ne fait pas référence. Grâce à certaines de ces publications, la revue a non seulement atteint son objectif, mais, de plus, on peut la qualifier de revue spécialisée dans l'histoire des Juifs de Lorraine, à son époque.
Une autre catégorie d'articles informe sur l'actualité juive. Plusieurs auteurs se penchent sur les problèmes causés par l'arrivée puis la présence des coreligionnaires étrangers, originaires pour la plupart d'Europe de l'est. Il se dégage de ces travaux des commentaires péremptoires et moralisateurs. Rare et courageuse est la prise de position en 1925 de Pierre Créange qui pose crûment la question : existe-t-il un antagonisme entre les juifs français et les Pollacks ? Certes, affirme-t-il, l'éducation de ces derniers, marquée par un passé rude, est très en retard sur celle des Français israélites "mais ils rattrapent vite". En les méprisant, c'est la mémoire de nos propres ancêtres, antérieure à l'assimilation qu'on insulte.
Les quelques exposés sur la Palestine, "cette terre de colonisation", démontrent, à une exception près, que la fondation d'un foyer national juif ne peut concerner un Français israélite dont la seule patrie est celle des Droits de l'homme ; d'autant que l'antisémitisme est bien mort en France. Opinion en accord avec celle du grand rabbin Haguenauer, pour qui être un bon Français et un bon juif est parfaitement compatible. La montée du nazisme et la tragique situation des réfugiés juifs allemands en Lorraine sont à peine évoquées, hormis quelques appels en leur faveur.
Enfin, la revue publie des exposés érudits d'inspiration religieuse.
A la déclaration de guerre en 1939, la régularité de la parution de la revue perdure avec toutefois un nombre de pages réduit de moitié. Le dernier numéro, en juin 1940, publie in extenso la prière solennelle du grand rabbin à la synagogue le 24 mai 1940 "pour la victoire des armées alliées, face aux hordes barbares". La suite des événements l'a rendue pathétique.
Le destin de ses rédacteurs
Quel a été le destin du fondateur, du directeur et de quelques-uns des rédacteurs de la revue et de la revue elle-même ?
Robert Lévy, après sa démission de la direction de la R.J.L., a été élu en 1929 président de l'Association générale des étudiants de Nancy et a passé sa thèse de docteur en médecine, cette même année. Inspecteur des Services départementaux d'hygiène de Meurthe-et-Moselle en 1935, il a été démis de ses fonctions par les lois de Vichy.
Après la guerre, il a quitté la Lorraine pour la région parisienne et a contribué à créer le Service d'hygiène scolaire et universitaire ; il a terminé sa carrière comme Inspecteur général au ministère de l'Éducation Nationale. Traumatisé par les persécutions à l'encontre des juifs, il a pu changer son patronyme pour celui de Robert par décret du 23 novembre 1948. Jusqu'à son décès, en 1966, il s'est délibérément désintéressé du judaïsme, de ses pratiques religieuses et de ses engagements.
Le grand rabbin Haguenauer est resté courageusement à Nancy sous l'Occupation. Jusqu'à son arrestation en mars 1944, il est resté persuadé qu'un Français israélite, respectueux des ordonnances contre les juifs, ne courait pas de risques. Par son charisme, il a malheureusement influencé trop de ses coreligionnaires dans cette opinion. Il était persuadé d'avoir établi un modus vivendi avec la Sicherheitspolizei de Nancy dont le sort des juifs dépendait. Selon un document récemment découvert, au moment de l'arrestation du grand rabbin, le chef de la Sicherheitspolizei a envoyé une lettre à sa hiérarchie parisienne requérant sa libération du C.S.S. d'Ecrouves, expliquant qu'il avait encore un rôle à jouer : remplacer les rabbins déportés de Paris.
Démarche restée sans suite. Le grand rabbin a été déporté sans retour par le convoi 71.
Paul Lang, le correspondant actif de Lunéville, confiant en sa "carte de légitimité" car sous-délégué de l'U.G.I.F., et persuadé ne rien risquer en tant que Français israélite, a subi le même sort.
Jacques Godechot, agrégé d'histoire en 1928, a poursuivi une brillante carrière universitaire. Doyen de la Faculté des Lettres de Toulouse-Le Mirail de 1961 à1971, historien spécialiste de la Révolution Française, son œuvre est très importante. Mais les articles consacrés aux juifs dans la R.J.L., deux articles ultérieurs en 1928 et 1930 dans la Revue des études juives et le chapitre sur les Juifs et la Révolution française dans l'ouvrage du même titre, sous la direction de Bernhard Blumenkranz en 1974, sont les seuls écrits concernant l'histoire des Juifs en France au cours de sa carrière. Il s'est désintéressé du judaïsme français ; il l'estimait sans avenir. A titre personnel, je rends hommage au Maître qui a inspiré et supervisé certains de mes travaux sur la période révolutionnaire et le Premier Empire.
La Nouvelle Revue Juive de Lorraine
A la Libération, la revue avait perdu son directeur, des rédacteurs, ses archives et une partie de ses lecteurs. Mais elle avait pris une place suffisamment importante dans la vie des communautés juives lorraines pour renaître après une interruption de sa publication de huit années et trois mois. En octobre 1948, sous la direction du grand rabbin de Nancy, Simon Morali, paraît le numéro 1 de "La nouvelle série de la R.J.L.". En réalité, il s'agit du numéro 180 depuis la fondation. Si le titre, le format, la périodicité, les objectifs et les modes de fonctionnement et de financement de la revue sont restés identiques, la couverture, modifiée, affiche un graphisme plus moderne.
Les rubriques Échos de Nancy et A travers les communautés font place à présent à quelques annonces concernant les coreligionnaires d'origine étrangère. Mais seuls les offices religieux à la synagogue sont annoncés et non pas ceux de l'oratoire de l'A.C.C.R.P. (Association cultuelle et culturelle de rite polonais). Le clivage entre les deux associations cultuelles s'est toutefois assoupli. Car homme d'ouverture, de communication et de conciliation, le grand rabbin souhaite, dès son premier éditorial, que la revue s'adresse "à ceux de nos coreligionnaires qui sont séparés de nous par toutes sortes d'éloignements".
L'actualité, avec la reconstruction de la vie juive en Lorraine, fait l'objet de comptes-rendus fréquents relatifs notamment aux cérémonies commémoratives du souvenir des déportés et à celles de la réinauguration de synagogues, certaines reconstruites.
La revue publie, irrégulièrement, des articles d'érudition, très bien documentés, qui concernent différents aspects du judaïsme par rapport aux grands domaines de la pensée. On peut citer entre autres auteurs, Edmond Fleg, Emmanuel Lévinas, Roger Berg, le critique d'art Daniel Beresniak sur l'art juif, Sam Job sur l'hygiène dans l'Ancien Testament et les questions raciales face à la science moderne, et l'importante contribution de Bernhard Blumenkranz sur l'histoire des Juifs en Lorraine, qui occupe la quasi-totalité du numéro d'avril 1969.
Le grand rabbin Morali quitte son poste en 1969 et fait ses adieux dans le numéro 131 de la revue qu'il a réussi à maintenir vingt ans durant. Dorénavant ce seront des laïques qui assureront la responsabilité et la direction de la revue.
Conclusion
Au terme de quatre décennies de parution, certes, la R.J.L. a rempli le rôle préconisé par son fondateur, celui avant tout d'un lien intercommunautaire. Elle permet de recueillir une mine de renseignements sur la vie quotidienne. Mais cette vie quotidienne, les préoccupations et la mentalité de ses lecteurs, les a-t-elle vraiment reflétées dans leur ensemble ? Car d'après les témoignages recueillis, bien des manifestations n'ont pas été signalées. Et le petit nombre de rédacteurs, essentiellement dans les années précédant la guerre, éveille le soupçon d'une sélection des opinions exprimées.
La revue a souffert d'un déficit d'études, voire de reportages liés aux phénomènes de l'actualité, politiques et démographiques, qui ont bouleversé le judaïsme lorrain : l'insertion des immigrés, la montée du nazisme, les conséquences de l'arrivée massive des "rapatriés" du Maghreb, l'impact de la création de l'État d'Israël ne figurent pas à ses sommaires;
Actuellement, la parution de la revue se poursuit, très différente dans une présentation enrichie, faisant place à des centres d'intérêt supplémentaires, mais axée sur les activités de la seule communauté de Nancy. Une quinzaine d'années la sépare du centenaire de sa fondation. Elle a perduré et là n'est pas le moindre de ses mérites.