Léon BERMAN
Grand Rabbin Le GrandRabbin Léon Berman, fils de "Reb H'aïm", de la Synagogue des Hassidim, à Paris, est né à Paris, en 1892. Surpris par la guerre de 1914, alors qu'il accomplissait son service militaire dans un groupe d'artillerie, il la termina comme aumônier militaire. Après avoir obtenu son diplôme rabbinique en 1919, il se consacra à la science juive et dirigea des conférences sur la littérature française contemporaine, à l'Union scolaire de Paris. Il publia une série d'articles dans l'Univers Israélite, et son ouvrage Les Contes du Talmud. En 1934, il accepta le poste de Grand-Rabbin de Lille, où il s'attira la sympathie de tous les habitants et où il s'employa très activement, auprès des autorités, en faveur des nombreux réfugiés venus d'outre-Rhin. C'est à Lille qu'il fit paraître, en 1937, l'Histoire des Juifs de France, couronnée, par l'Académie Française, du Prix Montyon. En 1939, il fut affecté comme aumônier au Corps d'armée. Il fit la campagne de Hollande, tomba malade et fut évacué à l'hôpital militaire de La Rochelle, puis à Toulouse, où il fut démobilisé. En 1940, il fut appelé à Cannes, où une circonscription rabbinique fut créée, en raison du grand nombre de coreligionnaires qui étaient venus chercher un refuge dans la région du sud-est de la France. Arrêté, le 15 octobre 1943, avec sa femme et son fils, il fut transféré à Nice, puis à Drancy, et déporté en Allemagne, le 28 octobre 1943. Serge Poliakoff.
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En revenant de la campagne d'Austerlitz, Napoléon s'arrêta les 22 et 23 janvier 1806, à Strasbourg, où le préfet et les notabilités du département lui firent entendre de vives doléances au sujet des juifs. "Ils envahissaient, disait-on, toutes les professions de brocanteurs et de marchands; ils ruinaient les cultivateurs par l'usure et les expropriaient; ils seraient bientôt propriétaires de toute l'Alsace" (Opinions de Napoléon, p. 211).
Napoléon avait une piètre opinion des commerçants et des financiers. On s'imagine aisément quels pouvaient être ses sentiments à l'égard de ceux qu'on lui dépeignait comme des usuriers.
Or à peine fut-il de retour à Paris, que son attention fut de nouveau attirée sur la question juive par un article de de Bonald, paru dans le Mercure de France du 5 février 1806, et dans lequel l'écrivain catholique accusait la religion juive de favoriser la "dépravation" du peuple juif et de les empêcher de devenir de bons citoyens.
L'empereur ayant promis aux Alsaciens de "mettre bon ordre" à la situation qu'il lui avaient signalée, demanda l'avis du ministre de l'Intérieur et de la Justice et, après avoir examiné leurs rapports, il demanda au Conseil d'Etat d'examiner s'il était possible d'annuler purement et simplement les hypothèques prises par les juifs, de leur interdire pendant dix ans d'en prendre de nouvelles et de retirer les droits de citoyen à ceux qui ne possédaient pas de propriété.
Le Conseil d'Etat jouait alors un rôle de premier plan, à peu
près identique à celui que joue de nos jours le Conseil des
Ministres.
Le président de la section de l'intérieur confia le rapport
au jeune Molé, futur ministre de l'Empire et de la Restauration. Animé
des mêmes dispositions hostiles que de Bonald, Molé conclut en
faveur de l'adoption des mesures d'exception contre les juifs, du moins pour
les transactions d'intérêt privé. La majorité de
la Section, choquée par cette atteinte à la liberté des
cultes et à l'égalité des citoyens, se prononça
contre ce rapport et, pour la séance pleinière du Conseil d'Etat,
le rapport fut confié à Beugnot. Celui-ci s'éleva contre
les mesures d'exception projetées; mais il eut le tort, aux yeux de
l'empereur, de plaider au nom des grands principes et d'invoquer la justice.
Napoléon n'aimait pas les "idéologues". Aussi réfuta-t-il
la thèse de Beugnot avec vivacité :
"Le gouvernement français, dit l'empereur, ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements d'Alsace; il faut considérer les juifs comme nation et non comme secte. C'est une nation dans la nation".
Il a donc, estime-t-il, le droit de leur imposer des lois d'exception. Et, pour bien montrer au Conseil d'Etat qu'il fait peu de cas de son avis et que c'est son opinion qui, en définitive, doit primer, il demande à entendre le rapport de Molé.
Au cours de la séance du 7 mai, il revient sur la nécessité d'établir des lois spéciales pour "corriger les juifs" : "On doit, dit-il, leur interdire le commerce parce qu'ils en abusent, comme on interdit à an orfèvre son état lorsqu'il fait du faux or".
Il est convaincu que si les juifs sont des usuriers, "le mal ne vient pas des individus mais de la Constitution même de ce peuple". Et il propose de réunir "les Etats généraux des juifs, c'est-à-dire d'en mander à Paris cinquante ou soixante et les entendre. Je veux, dit-il, qu'il y ait une Synagogue (assemblée) des juifs à Paris, le 15 juin."
Son plan était, en somme, de se servir des juifs eux-mêmes pour corriger les juifs, au besoin malgré eux. En attendant d'élaborer une loi nouvelle, il accorda un sursis d'un an aux cultivateurs pour le payement de leurs dettes (30 mai 1806).
L'assemblée des notables juifs. convoquée en fait pour le 15 juillet, ne se réunit que le 26 juillet. Les députés des juifs étaient au nombre de 111, soit 84 pour la France et 27 pour les départements transalpins et l'Italie. Parmi ces députés il n'y avait que 15 rabbins. Le programme qui leur était proposé était le suivant : "Faire des juifs des citoyens utiles, concilier leurs croyances avec les devoirs des Français, éloigner les reproches qu'on leur a faits et remédier aux maux qui les ont occasionnés..."
La présidence de l'assemblée fut donnée à Abraham Furtado, grand financier bordelais (dont la famille habita Bayonne) et les fonctions de secrétaire furent confiées à Isaac Samuel Avigdor et à Rodrigues. Les maîtres des requêtes au Conseil d'Etat Molé. Portalis et Pasquier furent désignés par l'empereur pour suivre les travaux de l'assemblée et reçurent le titre de Commissaires aux affaires juives.
Au cours de la première séance, le 29/7/1806. Molé prononça un discours froidement blessant, dans lequel il déclara que les plaintes élevées contre l'usure étaient fondées et que l'empereur avait voulu entendre les juifs sur les moyens de les guérir de leurs défauts. Il poursuivit par cette déclaration : "Sa Majesté veut que vous soyez français. C'est à vous d'accepter un pareil titre et de songer que ce serait y renoncer que de ne pas vous en rendre dignes". Et il soumit à leurs délibérations les 12 questions suivantes :
La question la plus épineuse était la troisième, celle
qui avait trait aux mariages mixtes. Elle donna lieu à de violentes
discussions entre les rabbins et certains laïcs et la résolution
adoptée fut assez ambiguë.
Mais à la quatrième question, tous les députés
furent unanimes à répondre : "La France
est notre patrie, les Français sont nos frères". Et à
la question 6, sans s'être concertés, ils répondirent
tous d'une seule voix, qu'ils étaient prêts à défendre
la France jusqu'à la mort. En réponse à la dixième
question, ils rappelèrent que, non seulement la Loi juive n'interdisait
aucune profession, mais que, selon le Talmud, le père de famille qui
n'enseigne aucun métier à son fils est considéré
comme l'ayant préparé à la vie des brigands.
En ce qui concerne l'usure, l'assemblée n'eut pas de peine à
démontrer que la loi juive ne la tolère pas et que c'est par
une confusion voulue qu'on attribue le sens d'usure au mot qui veut dire "intérêts".
La délimitation exacte des pouvoirs juridiques des rabbins intéressait au plus haut point l'empereur. Napoléon qui avait tout mis en oeuvre pour soumettre à sa volonté toutes les puissances autonomes, telles que la Papauté, craignait de trouver dans les rabbins une autorité qui contrecarrerait la sienne. L'assemblée, en majorité laïque. fit aisément bon marché de la juridiction rabbinique et répondit qu'elle n'existait plus. C'était traiter bien légèrement une question dont les laïcs ne paraissent pas avoir soupçonné la gravité.
Les députés des juifs avaient, en somme, accordé toutes les concessions que l'Empereur avait exigées. sans même, peut-être, se soucier suffisamment de la répercussion que certaines d'entre elles pourraient avoir sur la vie juive. En guise de remerciements, les Commissaires leur reprochèrent, dans leur rapport, d'avoir cherché, avec plus de soin, à faire l'apologie des juifs plutôt qu'à exposer scrupuleusement leurs usages intérieurs.
1. Origine de la convocation du Grand Sanhédrin. - 2. Sa constitution. - 3. Discrimination entre les dispositions religieuses et les dispositions politiques de la loi juive. - 4. Décisions du Grand Sanhédrin.
Il était convaincu que les mesures édictées par une telle Assemblée prendraient force de Loi aux yeux du judaïsme universel, au même titre que le Schul'han Aruch. le Code rituel en usage depuis le 16ème siècle.
Ce grand Sanhédrin devait compter 71 membres, dont au moins deux
tiers, soit 45, en possession du diplôme rabbinique.
Autant la réunion de l'Assemblée des notables avait été
improvisée, autant celle du Sanhédrin fut l'objet d'une préparation
minutieuse. Les Commissaires de l'Empereur allèrent jusqu'à
demander à collaborer à la rédaction de la prière
d'inauguration ainsi qu'au programme de la cérémonie.
David Sintzheim, rabbin de Strasbourg, fut nommé Chef du Sanhédrin (Nassi), Benoît Sauveur Segré, rabbin de Verceil (Piémont), premier assesseur (Ab Beth Din) et Abraham Cologna, rabbin de Mantoue, second assesseur, (Ha'ham), Furtado et le rabbin Cracovia, rapporteurs, Michel Berr, secrétaire.
La première réunion solennelle eut lieu à l'Hôtel de Ville de Paris, le 9 février, après une imposante cérémonie à la synagogue de la rue Sainte Avoye. Le 16 février, les membres du Sanhédrin se finirent d'accord pour adopter un costume officiel, comprenant pour les membres laïcs, le port de l'épée.
Le grand Sanhédrin tint huit séances entre le 4 février et le 9 mars 1807. Ses membres, choisis comme ceux de l'Assemblée des notables, avec un soin tout particulier par les préfets, parmi les rabbins ou les laïcs jugés bien disposés en faveur de la doctrine napoléonienne, savaient ce qu'on attendait d'eux : la consécration des décisions de l'Assemblée des Notables. D'ailleurs, pour éviter toute équivoque à ce sujet, le 16 février, Napoléon envoya aux Chefs de Sanhédrin, par l'intermédiaire de ses commissaires, des directives très nettes et bien détaillées.
Au cours de la séance solennelle de clôture, le 9 mars, le rabbin David Sintzheim, Chef du Grand Sanhédrin, lut une importante déclaration, dans laquelle il résumait les travaux de l'Assemblée.
...Nous nous sommes constitués, dit-il, en Grand Sanhédrin, afin de trouver en nous le moyen et la force de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de nos saintes lois... Les ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sur lesquelles nous vivons, et ne nous séparent pas de la Société des hommes.
En conséquence, nous déclarons : que la loi divine contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques ; que les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances et des temps ; qu'il n'en est pas de même des dispositions politiques (lesquelles) ne sauraient être applicables depuis qu'il (le peuple juif) ne forme plus un corps de nation...
Puis il donna lecture des décisions doctrinales prises par l'Assemblée :
La rédaction de l'article 3 donna lieu à une discussion serrée.
Napoléon ne prétendait rien moins que de voir les rabbins bénir
les unions mixtes et les recommander "comme moyen de protection et de convenance
pour le peuple juif". Il voulait que, dans chaque département, sur
trois mariages, on n'en autorisât que deux entre juifs et juives et
que l'autre fût obligatoirement un mariage mixte.
Pas plus que l'Assemblée des Notables, le grand Sanhédrin ne
voulut accepter cette atteinte à la liberté religieuse d'Israël
et il opposa une résistance acharnée aux prétentions
de l'empereur.
Celui-ci dut se contenter du compromis que nous avons énoncé
plus haut.
1. Validité des décisions du Sanhédrin. - 2. Le règlement organique. - 3. Les budgets consistoriaux et communaux.
Quelle pouvait être l'autorité d'un Sanhédrin réuni en France et par ordre d'un empereur chrétien ? Ce tribunal, ou ce Conseil, avait déjà contre lui l'hostilité de la plupart des gouvernements européens, qui voyaient en lui une manoeuvre destinée à grouper les sympathies du judaïsme mondial à Napoléon. Il essuya, plus violemment encore, celle de la plupart des rabbins de l'Europe centrale et de l'Europe orientale.
L'empereur d'Autriche mit tout en oeuvre pour empêcher ses sujets israélites de s'associer aux travaux du Sanhédrin. Il n'avait, à vrai dire, pas à se donner tant de peine : la majorité du judaïsme autrichien, très attachée à la tradition, nourrissait une violente antipathie contre cette Assemblée. Les rabbins de Moravie, avaient déclaré que l'octroi des droits de citoyen, "en échange de l'abandon du Talmud", équivaudrait, pour eux, à une conversion au christianisme.
Même en France et en Italie, le Sanhédrin provoqua de la méfiance du côté d'un bon nombre d'israélites orthodoxes.
Du point de vue religieux, les décisions du Grand Sanhédrin restaient contestables. Du point de vue français, il leur fallait une consécration légale. Napoléon attendit pour la leur donner la mise au point d'un "Règlement Organique du Culte mosaïque". Elaboré par l'Assemblée des Notables, le 10 décembre 1806, le règlement, longuement débattu au Conseil d'Etat, parut le 17 mars 1808. En voici les principales dispositions :
Ce règlement fut complété par le décret du 11
décembre1808 sur l'organisation des Consistoires.
Il porte bien la griffe napoléonienne : l'autorité rabbinique
y est complètement annihilée. Le rabbin y est réduit
au rôle d'exécuteur des volontés impériales, et,
pour être sûr qu'il ne se dérobera pas aux obligations
qu'on lui impose, l'empereur a pris la précaution de le mettre sous
la tutelle des représentants laïcs des communautés. La
suite de l'histoire du judaïsme français au 19ème siècle
nous montrera quels furent les dommages causés au développement
religieux par la confusion de pouvoirs, qui fit remettre la direction des
communautés entre les mains de laïcs trop souvent incompétents
et dénués de toute formation religieuse. De ce mal, qui n'a
fait que s'aggraver, le judaïsme moderne supporte encore, de nos jours,
les fâcheuses conséquences.
Toutefois les juifs du temps de Napoléon ne purent qu'être reconnaissants à l'empereur d'avoir donné un statut à leur organisation religieuse. Car un des effets les plus brutaux du décret d'émancipation, avait été la dislocation des communautés juives. La plupart de celles-ci furent réduites, par suite du départ des éléments jeunes et actifs. Quant aux membres restés sur place, ils se souciaient bien peu d'acquitter des redevances cultuelles, alors que la Loi les en dispensait.
L'article 334 de la Constitution de l'an III (22 août 1795) stipulait, notamment, que "nul ne pouvait être forcé de contribuer aux dépenses d'aucun culte." Naturellement, l'Etat n'en salariait aucun. Or, en imposant aux juifs le règlement organique, Napoléon avait fixé les traitements des grands rabbins et des rabbins. Le système instauré en 1808 était assez compliqué, car les communautés n'avaient pas seulement la charge de leurs rabbins ; elles devaient encore contribuer aux frais des Consistoires départementaux et du Consistoire Central. A ces charges déjà multiples venaient s'ajouter celles des dettes contractées avant la Révolution et suspendues par la loi du 20 mai 1791. Celles-ci, basées sur des taxations arbitraires, avaient atteint des proportions telles que, sous l'Empire, au premier stade de leur organisation, les communautés durent en négliger le remboursement.
Comme le culte israélite était exclu de toute subvention gouvernementale, il ne pouvait compter que sur la bonne volonté et la loyauté de ses seuls fidèles. Que de difficultés les Consistoires ne rencontrèrent-ils pas pour assurer leur équilibre budgétaire et celui des communautés ! Aucune base sérieuse pour le recensement des fidèles, pour l'estimation de leurs ressources ; aucun moyen de coercition pour faire rentrer les impositions. Comme les finances consistoriales étaient soumises au contrôle de l'administration, en 1810, le préfet de Clermont-Tonnerre chargea les percepteurs de recueillir les contributions cultuelles juives. Le Consistoire Central n'aurait pas demandé mieux que de voir ce système se généraliser. Mais le Ministre des Cultes s'y opposa.
Certains israélites récalcitrants avaient cru pouvoir échapper aux taxes consistoriales en créant des oratoires privés. Mais le gouvernement impérial les pourchassa avec la dernière rigueur.
Le même jour où il signait le règlement organique, Napoléon prenait un décret très important, relatif aux opérations commerciales des juifs, à leur admission à domicile et à leur remplacement à la conscription. En voici les articles les plus importants :
Et enfin le décret interdit à la population juive de fournir des remplaçants pour la conscription et spécifie que tout conscrit juif sera assujetti au service militaire personnel.
Les dispositions du décret étaient exécutoires pendant
une durée de dix années, l'empereur, "espérant qu'à
l'expiration de ce délai" et comme résultat des diverses mesures
prises à leur égard, il n'y aura plus de différence entre
les juifs et les autres citoyens.
Ce décret vise uniquement les juifs de l'Est. Par contre ceux "établis
à Bordeaux et dans les départements de la Gironde et des Landes,
n'ayant donné lieu à aucune plainte et ne se livrant pas à
un trafic illicite", n'y sont pas soumis.
Les juifs de Paris en furent également exclus (le 26 avril 1808).
Ce document connu sous le nom de "décret infâme" est l'œuvre, en grande partie, de Portalis, Ministre des Cultes. Il fut vivement combattu par le Ministre de l'Intérieur, Champagny, adversaire, de toute atteinte aux droits civils des juifs et soucieux de ne pas faire porter par les "manufacturiers ou commerçants honorables" d'entre eux le poids des fautes des usuriers. Mais l'empereur le signa avec d'autant plus d'empressement qu'il s'était mis en tête de "corriger" les juifs d'Alsace.
La loi du 20 septembre 1792, instituant l'état-civil laïque et obligatoire rencontrait d'énormes difficultés d'application et, à différentes reprises, notamment en 1802 et 1804, le gouvernement se vit obligé de rappeler le clergé catholique au respect de la Loi. Les difficultés étaient encore plus grandes du côté juif. L'Eglise catholique avait, au moins, des registres paroissiaux des naissances et des décès. Les israélites n'avaient jamais rien possédé de pareil. Ils avaient, en outre, conservé comme les Arabes, l'habitude de se désigner par leur prénom auquel ils ajoutaient celui du père : Abraham ben ou Bar Mosché (Moïse), Jèkef (Jacob) bar Schmul (Schemouel ou Samuel). Pour les femmes on se contentait le plus souvent du prénom : Leie (Léa), Merlé (Marie), Sorlé (Sara) etc...
Au moment de mettre à exécution l'article 17 du décret du 17 mars 1808, rendant la conscription obligatoire pour les juifs, les autorités se heurtèrent aux difficultés résultant de l'absence d'état-civil. Et, pour y parer au plus tôt, le 20 juillet 1808, Napoléon prit un décret pour obliger les juifs à prendre des noms de famille et des prénoms fixes. L'administration, une fois de plus, compliqua la tâche au lieu de la faciliter. Le préfet du Haut-Rhin préten dit empêcher les juifs de prendre des noms d'animaux, tels que Wolf, Hirsch, Loeb, ou des noms de famille chrétiens, tels que Lehmann, Mayer, Marx, Brendel, ou chose plus surprenante. des noms de famille juifs, tels que Goetschel, Fromel, Hendlé. Certaines municipalités, comme celle de Kuttolsheim, imposèrent aux juifs des noms sans rapport avec leurs prénoms ou surnoms hébreux : Sichel Hirsch devint Benoît Longini, Wolf Lazard, devint Daniel-Alexandre Pompet, Besselé Abraham fut affublée des noms d'Irène-Pélagie Pioso, etc...
Cette adaptation aux exigences d'un état-civil méthodique et rigoureux demanda plusieurs années et le travail de régularisation des documents officiels dura jusqu'en 1821.
1. Les juifs ont du mal à se faire payer leur dû. - 2. Les professions manuelles. - 3. Les soldats de Napoléon. - 4. Napoléon apporte la liberté aux juifs de maints pays.
Napoléon avait, en somme, traité les juifs avec dureté. Son décret "infâme", notamment, provoqua non seulement la spoliation de ceux d'entre eux qui vivaient des opérations de prêt, mais l'humiliation générale. Dans certains endroits les paysans, feignant de mal comprendre le décret, refusèrent de payer les factures des fournitures commerciales, qui leur avaient été faites en bonne et dûe forme. Dans d'autres, les débiteurs suscitèrent toutes sortes de difficultés pour le règlement de créances normales, souscrites à intérêts minimes.
Mais cette question n'intéressait qu'une infime partie des juifs. L'ensemble du judaïsme français eut la possibilité de prendre son essor intellectuel, commercial et artisanal. Dès 1809, le recensement de la population parisienne accuse la présence de nombreux ouvriers manuels juifs (gantiers, peintres en décors, artistes en cheveux, serruriers, fondeurs, etc...). Même les femmes se tournent vers les métiers (modistes, passementières, fleuristes, etc...). Plus d'une soixantaine de corporations ont réussi à attirer l'élément masculin. Et déjà certains s'intéressent à l'agriculture.
Le recensement de 1812 accuse une progression encore plus rapide du nombre des ouvriers et des apprentis. Le même document atteste l'intérêt grandissant que les juifs portent aux lettres, aux sciences et aux arts : 4 médecins, 1 avocat, 6 instituteurs. 4 élèves de l'Ecole polytechnique, 2 élèves au Conservatoire, 7 professeurs de langues étrangères, rien que pour la Communauté de Paris.
Si, d'autre part, Napoléon avait des craintes au sujet du patriotisme des juifs, il a dû être tôt rassuré : la loi de la Conscription fut appliquée à la lettre. Nombreux furent les soldats qui reprirent du service; nombreux ceux qui conquirent des grades sur le champ de bataille; nombreux les engagés volontaires de 19. 18 et même 16 ans; nombreux les blessés et les morts glorieux. Rien qu'à Waterloo, 62 juifs tombèrent au champ d'honneur.
Cette liberté "dirigée", Si nous osons dire, qui favorisa incontestablement
l'accession des juifs à toutes les carrières, fit oublier les
mesures brutales de l'empereur, et du Nord au Midi, de l'Est à l'Ouest,
en hébreu, en français et même en allemand, de nombreux
poètes chantèrent, en des odes dithyrambiques, 1' "aigle incomparable",
au prestige, certes, inégalé.
Les juifs devaient bien, après tout, une certaine reconnaissance à
Napoléon, car, grâce à lui. le mouvement d'émancipation
se propagea à travers d'autres pays : la Hollande, une partie de l'Italie,
la Suisse, la Confédération Rhénane (avec Mayence et
Francfort), la ville libre de Hambourg. Malheureusement à la chute
de Napoléon, presque tous ces pays, (à l'exception de la Hollande),
retirèrent aux juifs les avantages que leur avait concédés
l'empereur des Français.
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