"La différence produit le désaccord"
Aristote, Politiques V, 3.
De 1648 à 1789, en Alsace désormais française, l'attitude des autorités royales vis-à-vis des Juifs fut nuancée. On peut discuter quant à savoir s'il s'agissait d'une authentique tolérance ou, plus trivialement, de l'intérêt bien compris qu'il y avait à ménager une communauté dont les membres les plus éminents étaient capables de fournir chevaux et munitions aux troupes françaises ou de débloquer à volonté des capitaux (1). Cette relative tolérance, qu'on qualifiera de politico-économique, peut-elle s'envisager indépendamment de considérations d'ordre intellectuel ? Ainsi le rôle joué par des ouvrages de grande diffusion, comme le Commentaire littéral sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament de dom Calmet (qu'on retrouvera plus loin), composé en français, non en latin, qui permit une meilleure connaissance des us et coutumes du judaïsme, ou les Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire de l'abbé Guenée, rééditées pendant près d'un siècle ; ont voit ainsi l'affaiblissement du vieil antijudaïsme chrétien et la naissance, dans l'œuvre de Voltaire, de l'antisémitisme au sens moderne (2).
Quoi qu'il en ait été, cette tolérance se traduisit dans les chiffres, puisque la population juive augmenta fortement en Alsace (de 1700 à 1780, on passa de 3.000 à 20.000 juifs) (3). Ce courant d'immigration ne fut d'ailleurs pas sans créer certains problèmes, comme on le verra. Le dossier comprend deux types de sources : d'une part, des documents manuscrits, fragments épars de dossiers plus copieux et conservés par on ne sait quel hasard ; d'autre part, des textes imprimés, des mémoires juridiques, aussi circonstanciés qu'il convenait de l'être, qui déroulent des raisonnements qu'on peut suivre avec intérêt, mais qui ne font deviner qu'en creux le point de vue de la partie adverse.
Le concept de "délinquance juive"
Aussi étonnant que cela paraisse, il aura fallu attendre le début du 20ème siècle pour que le terme délinquance apparaisse en français. Le dictionnaire de Littré ne connaissait que le substantif délinquant et le verbe délinquer (qui a, lui, disparu de l'usage). Naturellement, l'ensemble des atteintes aux biens et aux personnes que nous regroupons sous l'appellation de délinquance existait avant que le mot ne fût forgé. Les époques antérieures n'ignoraient pas les faits de délinquance et les réprimaient sans mansuétude excessive. Par un curieux phénomène, le mouvement de sympathie à l'égard des criminels, le renversement de la dialectique du coupable et de la victime, caractéristique de la justice contemporaine, se développa à partir du 19ème siècle (trouvant à s'incarner dans l'œuvre de Victor Hugo), à un moment où la panoplie des châtiments corporels en vigueur sous l'Ancien Régime avait été remplacée par la peine de la prison.
Le concept de "délinquance juive" a été employé par Jean-Bernard Lang (4), à propos de la ville de Metz et de ses environs, où les Juifs représentaient entre 1 % et 2 % de la population. Les cas examinés ressortissaient à des affaires de vol, d'usure ou de reconnaissance de paternité.
L'Alsace présente des traits communs avec le ressort du Parlement de Metz, ne serait-ce que par la proximité de plusieurs frontières, avec à l'Ouest la Lorraine (un État indépendant jusqu'en 1766) ; de l'autre côté du Rhin, l'Allemagne (ou les Allemagnes, une mosaïque compliquée de duchés, de principautés, de margraviats,…) et la Suisse. Au point de vue de la juridiction ecclésiastique, la province était coupée en trois (5). Cette complexité autorisait passages et fuites (comme, du reste, le processus de la conversion). Mais d'autres points communs se dégagent. D'abord, le plus immédiat, on y trouvait des Juifs et le 18ème siècle fut une période où la présence juive augmenta fortement. Ensuite, on y relève des affaires analogues, comme des procès en reconnaissance de paternité (6) ou des affaires matrimoniales, qui n'étaient jamais sans répercussions financières :
Monsieur Meÿer Weill de Ribouvillé, qui n'a d'autre defaut, que d'estre de la nation reprouvée des Juifs, d'ailleurs honeste homme et connu pour tel de tous les puissants de cette province vient de m'exposer son malheur, qu'est d'estre convenu avec le fils du nommé Manuel aussi Juif de Rixhen (7) de luÿ paÿer la somme de 1000 escus à condition qu'il epousera une parente de sa femme, comme celuy effectivement a fait, mais apres avoir esté marié et touché de Meÿer Weill cette somme en faveur de son mariage, il abandonna d'abord sa femme et il se doit avoir furtivement sauvé avec cette somme et tout le reste, qu'il a reçeu en mariage de sa femme, et mesme retiré à Pourentruÿ dans le dessein de se faire baptiser et en suite epouser une fille des terres de Son Altesse Monseigneur l'Eveque Nostre tres gracieux prince et maistre, avec la quelle il doit desja avoir tenu correspondance estant encore Juif. En me priant à ces causes tres humblement de luy vouloir bien procurer quelque protection dans le noble conseil de sadite Altesse, affin de pouvoir faire arrester ce Juif retiré dans les terres de nostre tres gracieux Prince pour avoir de sa justice restitution de la somme que ce Juif fugitif luÿ a volé, d'autant plus que Meÿer Weill ne cherche autre chose, que de recuperer son argent, ne se voulant du reste aucunnement opposé à sa pretendue intention de se faire baptiser, ainsÿ Monsieur, comme vous sçavés, que Nostre Sainte Mere Eglise quoÿque tousjours benignement porté[e] de recevoir indifferement tous ceux, qui font paroistre quelque zele exterieur de rentrer dans son sein, elle ne pretende cependant aucunnement d'accorder en pareil cas la protection à ceux, qui s[o]us ce pretext specieux se croyent estre en liberté de faire telle fraude, je ne puis mieux m'addresser, qu'à vostre bonté pour vous supplier avec instance de faire rendre en cet rencontre bonne justice à Meyer Weill. Le porteur de la presente vous presentera pour cet effet sa requeste en vous exposant le fait < de Meÿ > de la part du dit Meÿer Weill, dont je prens la liberté de vous recommender, esperant que vous voudrés bien avoir la bonté de faire quelque attenton à sa demande, qu'elle me paroit assé juste. Vous obligerés infiniment celuÿ, qui ne peu estre avec plus de reconnoissance, veneration et de respect que je le suis tres essentiellement
Monsieur
Vostre tres humble et tres obeissant serviteur J.B. Haus (8) vicaire et official general Colmar ce 11me novembre 1718. [suscription] Monsieur Monsieur le baron de Rembschwab (9) conseiller intime de Son Altesse Monseigneur le Prince et Evêque de Basle, vice president de son noble conseil aulique à Pourrentruÿ (10) |
Enfin les Juifs jouaient en Alsace le même rôle qu'à Metz : ils fournissaient les armées et prêtaient des capitaux (un personnage comme Moyse Blien ou Blin [c. 1700-1762] mériterait une étude spéciale) (11). "Le crédit octroyé aux paysans solvables permettait bien souvent de lisser les effets d'une mauvaise récolte, favorisant ainsi d'abondantes semailles, espoir d'une récolte future meilleure, qui dissiperait la hantise d'une crise frumentaire, source de désordres et d'agitation" (12) (et ajoutons que de bonnes récoltes permettaient de payer sans trop grogner les impôts que l'État, bon an ou mal an, ne manquait pas d'exiger). On s'explique ainsi qu'en un siècle obsédé par l'idée d'utilité (comme d'autres époques le seront par celle de rentabilité), le pouvoir royal ait considéré les Juifs d'un œil bienveillant - une bienveillance parfois sujette à fluctuations.
Revenons au dictionnaire de Littré qui, s'il ignorait le mot de délinquance, définissait le délinquant comme "celui, celle qui a commis un délit" et le délit comme une "infraction quelconque à la loi". Cette notion de la délinquance comme écart par rapport à une loi donnée soulève aussitôt une question : de quelle loi parle-t-on ? La loi naturelle, la loi civile, la loi religieuse ? Les normes éthiques du judaïsme ne sont pas fondamentalement différentes de celles du christianisme. Mais, alors que dans le catholicisme le mariage est un sacrement ineffaçable et irréversible, il est simple contrat dans le judaïsme, qui admet le divorce. Sous l'Ancien Régime, la communauté juive était la seule de France (13) où le divorce fût permis (suivant la stipulation du Deutéronome 24:1-4). Il suffisait au mari d'envoyer à sa femme une lettre - le fameux libellus repudii, "billet de répudiation", dont il est question dans l'Évangile selon saint Matthieu, 5:31 et 19, 7 (cf. Marc 10:4) - réclamant la dissolution du lien conjugal (14). Les questions matrimoniales peuvent être envisagées dans les sphères respectives du judaïsme ou du christianisme, qui possède chacun sa logique et ses normes propres.
Mais que se produisait-il lorsque l'on passait d'une religion à l'autre ? La conversion (ou l'apostasie, selon le point de vue) de Juifs pour des considérations matrimoniales est un phénomène sous-estimé. Pierre Collet notait " [qu'] on doit éprouver longtemps les Juifs, qui demandent le baptême. "Vous triomphez", me disait un jour quelqu'un de cette perfide (15) nation, "lorsque vous voyez un des nôtres faire semblant de prendre parti parmi vous. Mais sachez qu'un Juif est toujours Juif". Il s'en faut bien que cette règle d'hypocrisie ne soit générale : cependant la prudence veut que pour en éviter les suites, on prenne de justes précautions ; et c'est surtout par rapport à ceux qui sont engagés dans le mariage qu'il faut les prendre. Ce n'est souvent que pour contracter plus vite de nouveaux liens, qu'ils renoncent à la Synagogue ; sauf, si cela se peut, à y rentrer dans la suite. Sur cette crainte trop fondée, j'ai vu un des plus sages prélats du royaume (16), user par rapport à une femme juive, de délais, que sa bonté naturelle lui aurait interdits par rapport à d'autres. Il s'est trouvé des Juifs qui pour terminer plutôt l'affaire de leur conversion, et pour abréger les discussions que le divorce entraîne après soi, donnaient à leurs femmes un libelle de répudiation. […] C'est se disposer bien mal à la religion, que de commencer par des pratiques réprouvées par son législateur" (17).
Une grande partie des Juifs de France résidant alors en Lorraine et en Alsace, il n'était pas surprenant que Pierre Collet alléguât la jurisprudence de l'évêque de Toul. En mars 1750, dom Benoît Sinsart, abbé de Munster, adressait une lettre à son confrère dom Augustin Fangé, Bénédictin de Senones, où il lui demandait son opinion relativement à deux cas de séparation entre époux. Il conclut sa missive par ces mots : "Voudriez-vous bien m'envoyer la résolution de ces deux cas, munie d'autorités, et par-dessus cela revêtue de l'approbation de Monsieur vôtre oncle et de la vôtre ? Un nom comme le sien fait une autorité considérable. Je l'ai ouï citer dans nôtre barreau comme autrefois, le maître l'a dit (18). C'était à l'occasion d'une juive convertie, qui fut déclarée libre de ses premiers liens avec un juif, et a été autorisée à se remarier avec un chrétien. Cette femme gagna son procès parce que l'avocat général avait beaucoup lu le Commentaire et les Dissertations de vôtre cher oncle. Il fit valoir son autorité qui emporta le suffrage des juges." (19)
Dom Fangé était le neveu de dom Augustin Calmet (1672-1757), grande figure de l'érudition bénédictine. Lors de son séjour à l'abbaye de Munster (de 1690 à 1696), ce dernier avait appris l'hébreu et mis à profit cette connaissance dans son Commentaire littéral sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, immense travail exégétique, qui contenait - entre autres choses - de nombreuses dissertations relatives à l'ancienne civilisation juive. Dans sa lettre à dom Fangé, dom Sinsart fait allusion aux dissertations de dom Calmet touchant le mariage (20) et le divorce (21), ainsi qu'à son commentaire du Deutéronome, 24:1-7. La lettre de dom Sinsart montre que le Commentaire littéral de dom Calmet, ouvrage très répandu, offrait à qui s'intéressait aux coutumes matrimoniales juives (divorce compris) une information abondante, facilement accessible et de bonne qualité. Il n'était pas nécessaire de se reporter à des textes comme celui de John Selden (1584-1654), Uxor Ebraica, seu de nuptiis et divortiis ex jure civili, id est, divino et Talmudico, veterum Ebraeorum (1646) (22).
Aaron Lévy vs. Edel Bernheim
Dom Sinsart fait allusion à une affaire proche de celle qui nous est connue grâce à un mémoire de 59 pages imprimées, rédigé par deux avocats colmariens, Me Chauffour (23) et Me Jean-Louis Schirmer (24) :
MEMOIRE POUR Aaron Lévy Juif de Zillisheim appellant comme d'abus, demandeur, et deffendeur en requête. CONTRE Marie Loüise Bernheim sa femme demanderesse, et deffenderesse en requête. ET ENCORE CONTRE François Christophe Bacher, cy-devant appellé Wolff Prague, demandeur en intervention. ET ENCORE CONTRE Me Jean Baptiste Steffan Procureur au Conseil Souverain d'Alsace en qualité de curateur établi à Marie Thérése Bacher fille de ladite Bernheime et Bacher demandeur en intervention (25). |
Les deux avocats ne durent pas seulement faire preuve des qualités
habituellement reconnues aux juristes. Il leur fallut se transformer en théologiens.
De quoi était-il question ? D'un homme et d'une femme, tous deux nés
à Zillisheim
(26). Le 19 février 1739,
Aaron Lévy et Edel Bernheim se marièrent "suivant les rites
de la Loy Mosaïque" (27).
Le père d'Edel, Isaac Jacob Bernheim, donna à sa fille une dot
de 5.797 livres. Si le mariage durait plus de trois ans et qu'Edel mourait,
Aaron Lévy hériterait de la dot. Si, après trois ans
de mariage, Aaron mourait, Edel reprendrait sa dot, avec un augment de 2.748
livres constitué par son mari (28).
Deux enfants virent le jour.
En 1746, Edel prit un amant, un jeune Juif du village. Le rabbin intervint
comme médiateur et "l'objet des justes soupçons
d'Aaron Lévy fut éliminé de Zillisheim" (29).
Cette mesure d'éloignement laissa l'épouse sur sa faim.
"Edel Bernheim privée d'un premier galant, s'en
consola en écoutant un nouvel adorateur. Wolff Bacher, jeune Juif,
échappé de Prague, reçû par charité dans
la maison du frere d'Edel Bernheim et destiné à enseigner à
lire et à écrire aux enfans juifs de Zillisheim scût s'insinuer
dans l'esprit de cette jeune personne" (30).
C'est joliment dit, mais la réalité fut plus triviale.
Cocu et mécontent, Aaron Lévy apprit cette nouvelle infidélité
et menaça sa femme. Le rabbin n'eut cette fois pas le temps de s'en
mêler. Wolff Bacher proposa à Edel de piller la maison de son
mari et de s'enfuir. Fin octobre 1747, alors qu'Aaron Lévy est absent
pour des raisons liées à son commerce, Bacher loue un carrosse
à Mulhouse. Pendant ce temps, Edel vole ce qui était à
voler (bijoux, argenterie, espèces).
Comme le remarquent Me Chauffour et Me Schirmer : "À
ces traits peut on reconnoître les effets de la grace sanctifiante qui
conduisoit Edel Bernheim et Wolff Prague au baptême, si on ne la reconnoit
point dans une fuite aussi suspecte, on la reconnoit bien moins encore dans
les suites de la conduite de ces deux cathecuménes" (31).
Les deux pillards décidèrent de s'éloigner de Zillisheim.
Ils partirent pour Colmar, où "ils y ont vécus
dans une union si intime, que si il y a eû gens qui en ont été
édifiés, il y en a eû bien plus qui en ont été
scandalisés" (32). Ils
s'adressèrent à un Jésuite du collège de Colmar,
le R. P. Müller, qui accepta de leur conférer le baptême
(33). Mais le chanoine Gobel (34),
curé et prévôt du chapitre, exigea qu'Edel et Wolff commençassent
par se séparer. "Les nouveaux prosélites
trouverent la condition trop dure, ils refuserent d'entrer dans le sein de
l'Eglise à ce prix, ils quitterent Colmar, pour aller à Strasbourg,
où leur conduite pouvoit être moins suivie" (35).
Edel insinua au procureur général que son mari, Aaron,
voudrait faire expatrier ses deux enfants, pour leur éviter tout risque
de conversion au catholicisme.
Le 4 novembre 1747, le procureur général exigea que les deux
enfants fussent remis à un Juif de Thann,
Lazare Brunschwig (36). Inquiet
de la tournure que prenaient les événements, Aaron Lévy
jugea préférable de se cacher jusqu'en mai 1748.
Edel et Wolff furent baptisés le 25 novembre 1747. Elle prit le prénom
de Marie Louise et Wolff celui de François Christophe. Les choses auraient
pu en rester là, si la cohabitation maritale d'Edel et de Wolff n'avait,
de manière à la fois prévisible mais toujours inattendue
pour les intéressés, produit son fruit :
" Dés le mois de fevrier 1748 Edel Bernheim s'appérçût
qu'elle ne pourroit plus cacher longtemps l'habitude criminelle qu'elle avoit
avec Wolf Bacher, elle crut qu'un mariage préviendroit le scandal public,
et les impressions peu avantageuses, pour les motifs de sa conversion, que
laisseroit un accouchement précoce.
Elle eût recours aux avis pour sçavoir si le baptême luy
donnoit la liberté de se remarier ; on luy répondit que dans
les principes de l'Église catholique, elle ne pouvoit se remarier que
si Aaron Lévy refusoit de cohabiter avec elle, et conséquemment
à cet avis elle fut conseillée de sommer son mary de venir la
rejoindre." (37)
Enceinte, Edel chercha à épouser Wolff et sollicita auprès de l'évêque de Bâle la dispense de publication des bans (38). On lui répondit qu'elle devait d'abord divorcer d'Aaron. Le 20 février 1748, elle adressa à son mari une lettre - sans signature ni adresse - où elle lui ordonnait de se convertir. Le 6 juillet 1748, elle le somma de lui restituer sa dot, plus les 2.748 livres d'augment assuré par le contrat de mariage. "Cette sommation n'est point signée par Marie Louise Bernheim, elle ne porte que la signature de François Christophe Bacher métamorphosée en celle de François Christophe von Prague, et elle ne porte aucune élection de domicile, en sorte que quant même Aaron Lévy auroit eû le bonheur d'ouvrir les yeux aux vérités du christianisme il ne luy auroit pas été possible de satisfaire à la sommation" (39). Le 23 février 1748, Edel reçut les dispenses de l'évêque de Bâle, avec la clause "si nullum canonicum impedimentum obsit" et une lettre interdisant "au curé de Zillisheim de passer outre s'il trouvoit la moindre apparence d'empêchement" (40). Ce dernier, qui connaissait la situation, refusa de la marier à Bacher. Pressée par sa grossesse, Edel retourna dans le diocèse de Strasbourg et épousa Wolff le 14 août 1748, à Saint-Pierre-le-Jeune (Strasbourg). Un peu plus de deux mois après la cérémonie, le 23 octobre 1748 naquit une fille, Marie Thérèse Bacher, baptisée deux jours plus tard.
Il y a nettement, dans la conduite de ces deux personnages, une forme de
fuite en avant et d'accumulation des délits. Les autorités ecclésiastiques
étaient en général heureuses de recevoir des convertis,
mais pas à ces conditions : […] toutes les
circonstances du fait se réunissent pour faire connoître que
la religion a eû moins de part que le libertinage à la conversion
de Marie Louise Bernheim et de François Christophe Bacher.
On voyoit dans les premiers temps de l'Église Juifs, et Payens quiter
en foulle les honneurs, les dignités, les biens, pour suivre la Croix
de Jesus-Christ, mais on ne recevoit point au baptême des femmes qui
venoient de voler la maison maritale, d'indignes ravisseurs qui ne quittoient
le paganisme que pour vivre dans un esprit de débauche que le Christianisme
abhorre.
[…] Edel Bernheim soupçonnée d'un commerce adulterin pendant
qu'elle étoit Juive, n'est pas plûtôt regénérée
dans les eaux sacrées du Baptême qu'elle donne une libre carriere
à une passion criminelle, elle vit dans la débauche la plus
affreuse avec son adultere, et tandis que son mary légitime la reclame,
tandis qu'elle le reconnoît judiciairement comme mary, elle prophane
les cérémonies de l'Église par un prétendu mariage
qu'elle contracte avec son adultère (41).
Les avocats distinguent deux plans, que la conduite (ou l'inconduite) des
fugitifs a rendus sécants : le plan pénal et le plan religieux.
Les dimensions financières de l'affaire sont rapidement traitées.
D'une part, Edel Bernheim ne peut recevoir le montant de la dot, car son mari
n'est pas mort. D'autre part, il faut rendre justice à Aaron Lévy,
qui demande que sa femme soit condamnée à lui restituer ce qu'elle
a volé dans la maison commune. "Ce chef est encore
indépendant de la question qui intéresse le changement de religion
de la deffenderesse, le Christianisme non plus qu'aucune autre religion ne
dispensent point une femme de la restitution de ce qu'elle a volé à
son mary" (42). Cela étant
dit, nous parvenons à la dimension théologique, qui occupera
l'essentiel du mémoire. Les avocats calculèrent que Marie Thérèse
Bacher, née le 23 octobre 1748, avait été conçue
entre janvier et mars 1748 (43).
L'enfant était donc adultérin.
Me Chauffour et Me Schirmer résument ainsi la thèse qu'ils défendront
: "[…] le mariage contracté par des infidels,
est indissoluble par luy même" (44).
Pourtant, seule l'Église a fait du mariage un sacrement. "Le mariage
contracté par des Juifs ou des payens n'est point à la vérité
élevé à la dignité de sacrement, il reste dans
les termes d'un simple contract, mais d'une nature infiniment superieure au
surplus des engagements que l'homme peut contracter" (45).
Car le mariage a été institué par Dieu lui-même.
"Moïse qui nous a transmis l'histoire de la Création nous a tracé
en même temps le précepte divin, qui devoit servir de règle
à tous les descendans d'Adam, quelque culte qu'ils ayent pû suivre
dans la suite des tems" (46).
Il est remarquable que les deux avocats colmariens, qui s'appuient
sur la Genèse 2 :22-24 (47),
rejoignent (sans les citer et peut-être même sans les connaître)
les sept commandements noachides (48),
absents de la Bible, mais cités par le Talmud, et qu'on pouvait alors
facilement trouver dans le volume du Commentaire littéral
de dom Calmet consacré à la Genèse (49).
Placés sous l'autorité de Noé et donc antérieurs
aux Décalogue, les sept commandements noachides
"constituent une liste étonnamment concise des traits par lesquels
l'homme comme tel se distingue des autres êtres vivants" (50);
parmi eux figure la prohibition de l'adultère : Ce
précepte positif de l'indissolubilité du lien conjugal, simbole
de l'union inalterable qui devoit un jour unir Jésus-Christ à
son Eglise ; n'a point été donné aux Chrêtiens
par préférence aux autres religions ; il lie également
tous les hommes qui ont étés, qui sont, et qui seront, le Payen,
le Juif, le Chrêtien, y sont également soûmis, Dieu est
le créateur des uns comme des autres, ses préceptes obligent
indistinctement tous les hommes de quelque religion qu'ils puissent être
(51). À ceux qui
allégueraient la polygamie de certaines grandes figures de l'Ancien
Testament, nos avocats répondent que "[…]
l'exemple des Patriarches n'est pas à citer ; l'Ecriture ne les louë
pas pour avoir eû en même temps plusieurs femmes, il ne leur a
pas été permis de contrevenir au précepte positif. Et
Innocent III remarque que ce fait est excusé par l'Ecriture comme elle
excuse le mensonge dans Jacob, le vol dans les Israëlites, et l'homicide
dans Samson.
Aussi n'y a-t-il aucun exemple de poligamie dans l'Ecriture qui ne porte en
même temps la preuve que Dieu la réprouvoit ; avant qu'Abraham
eut fait avec Dieu le pacte qui devoit être le gage de l'amour que l'Être
suprême auroit pour les enfants d'Israël, ce patriarche avoit eû
Ismaël d'Agar, mais ce fruit infortuné d'un amour qui n'étoit
point légitime aux yeux de Dieu n'a eû aucune part au pacte divin,
aux bénédictions dont Dieu combloit Isaac et sa postérité,
ny à la Terre promise" (52).
La bigamie d'Abraham n'est donc point un exemple à citer, pour en conclure
qu'il ne s'est écarté ny du précepte divin, ny de la
loy naturelle pure, la prédilection que Dieu a pour Isaac fait assés
sentir, qu'il étoit ce fruit légitime d'un amour conforme au
précepte originaire (53).
Les avocats notent que, si le judaïsme a reconnu la possibilité
du divorce grâce au billet de répudiation mentionné dans
le Deutéronome (24:1-7) (54),
le Christ - dans l'épisode rapporté par Matthieu 19.3-9
(55) - a abrogé les dispositions
du Deutéronome 24:1-7 et restauré la dignité
originelle du mariage : "C'est donc pour ces Pharisiens,
ces Juifs endurcis, ces infidels, que Jesus-Christ, la verité même,
dit que l'indissolubilité du lien a été prononcé
dès l'origine du monde, c'est pour eux comme pour les Chrêtiens
qu'il rétablit cette indissolubilité originaire, il est donc
d'une vérité indubitable que le mariage contracté entre
deux infidels est indissoluble par lui-même quoyque non élevé
à la dignité de sacrement.
Le mariage des Chrêtiens ne doit pas son indissolubilité à
son élevation à la dignité de sacrement, il n'est point
sacrement parce qu'il est indissoluble, Jesus-Christ ne lui a mérité
cette dignité que par sa Passion, mais son indissolubilité est
de 6 000 ans antérieure, et le Sauveur n'en est que le restituteur
et non l'instituteur." (56)
Partant, le mariage d'Aaron Lévy avec Edel Bernheim, célébré
en 1739, est indissoluble (ce qui revient à admettre que le mariage
juif est égal en dignité au mariage catholique) (57).
Un troisième texte peut et doit être ajouté à Deutéronome
24 :1-7 et Matthieu 19 :3-9 : celui de la première Epître
aux Corinthiens 7 :10-17. Saint Paul semblait considérer que l'union
entre deux conjoints, dont l'un est païen et l'autre chrétien
pouvait être dissoute. Mais l'ensemble du passage obéit à
un mouvement dialectique. Dans le verset 10, Saint Paul regarde le mariage
comme indissoluble par la volonté de Dieu ("Praecipio non ego,
sed Dominus") (58). Puis,
lorsqu'il aborde les mariages entre chrétiens et païens, la formule
se renverse : c'est Saint Paul qui s'exprime, et non plus le Seigneur ("ce
n'est pas le Seigneur, mais c'est moi qui leur dis", v. 12) (59).
Quel était au juste le degré d'autorité que possédaient
ses paroles ? "La défense que l'Apôtre fait
au converti d'abandonner l'infidel qui consent de cohabiter, prouve indubitablement,
que l'Apôtre ne regardoit point le baptême comme une dissolution
du lien conjugal contracté dans l'infidélité.
Mais cette défense d'abandonner l'infidel est-elle de précepte,
ou de simple conseil ? C'est une question sur laquelle les saints Péres
et les théologiens ne sont pas d'accord (60).
Saint Augustin pense qu'il s'agit d'un conseil. Tertullien considère
que c'est de précepte divin. Les avocats s'appuient sur le commentaire
sur les épîtres de saint Paul publié par Guillaume Estius
(1542-1613), chancelier de l'université de Louvain (61),
et considèrent que " […] l'Église sans
avoir jamais décidé si le texte de saint Paul étoit précepte,
ou conseil a néantmoins toûjours décidée que le
baptême ne rompoit point le lien contracté dans l'infidélité"
(62) . Ils se réfèrent
également à un canon du concile de Meaux (845) (63)
et progressent vers leur conclusion : "Le refus de cohabiter
en haine de la foy est le seul cas dans lequel l'Être suprème
a accordé aux Chrêtiens la dispense de l'observation du précepte
qui prononce l'indissolubilité absoluë du lien, c'est un privilège
émané d'autorité divine, par l'organe de l'Apôtre,
privilege qui ne peut point sans abus être porté à aucun
autre cas que celuy dans lequel l'Apôtre l'a accordé, et que
l'Église n'a jamais étenduë à un autre cas, qu'à
celuy du refus de cohabiter, ou à la cohabitation accompagnée
d'injure contre le Créateur qui va de paire avec le refus." (64)
Aaron Lévy n'a pas chassé sa femme parce qu'elle voulait se
faire chrétienne ; c'est elle qui est partie pour suivre son amant,
en pillant la maison commune. "Mais au fond quel motif
de dissolution du lien conjugal Edel Bernheim donne-t-elle à son acte,
elle dit que le baptême a rompu son mariage. On a démontré
que ce principe étoit faux, et il faut bien qu'Edel Bernheim l'aye
régardé comme tel, puisqu'elle somme Aaron Lévy de venir
la réjoindre, ce qu'elle n'auroit constamment ni faite [sic],
ni pû faire après avoir promise mariage à un autre si
le premier lien avoit été dissolu." (65)
Les deux anciens conjoints professaient la même religion au moment de
leurs épousailles : "[…] il n'est pas douteux
que l'Église défend la cohabitation au Juif avec la Chrêtienne,
parce que la disparité du culte, qui existoit au moment du mariage,
a mis entr'eux un empêchement dirimant, qui les a rendus inhabiles à
recevoir le sacrement, et par une suite necessaire leur cohabitation est défenduë
par l'Église.
Il n'en est pas de même du Juif marié à une Juive qui
se convertit, leur mariage a été valable au moment qu'il a été
contracté, et il ne cesse pas d'être mariage par le baptême,
par une suite necessaire la cohabitation de cette espèce de mariés
n'a rien de criminel." (66)
Et ce n'étaient pas non plus des motifs religieux qui justifiaient
que le mari trompé voulût éloigner sa femme :
"Il est vray qu'aujourd'huy Aaron Lévy ne demande plus que sa femme
vienne le rejoindre, mais ce n'est point pour avoir embrassé le Christianisme,
c'est au contraire pour s'être écartée des régles
de sagesse, et de vertu que le Christianisme lui enseignoit, pour être
tombée dans un adultére qui dans les principes de la réligion
catholique de méme que dans ceux de toutes les autres réligions
dispense un mary de cohabiter avec sa femme." (67)
Outre la Bible, les deux avocats mentionnent (68)
une décision faisant jurisprudence du cardinal Armand-Gaston de Rohan
(1674-1749), à propos de Bernard Hirtz, Juif marié, qui s'est
converti à la foi catholique, et dont la femme, Kendel Mock, a refusé
de cohabiter avec lui. Sa femme le fit assigner pour obtenir le libelle de
répudiation et récupérer sa dot. Le cardinal refusa dans
deux jugements rendus à Saverne les 11 juin et 10 août 1732.
Le second jugement stipulait que "Nous avons fait défenses
au suppliant de donner le prétendu libelle de répudiation non
seulement parce que l'usage de ces sortes de libelles est reprouvé
par l'Église, mais encore parce que le mariage qu'il a contracté
avant son baptême avec la nommée Kendel Mock Juive sa femme n'est
point dissous par le baptême qu'il a reçû du depuis, ni
par le refus qu'elle fait de cohabiter avec luy, ne pouvant être dissous
du vivant des dites parties que par un nouveau mariage que ledit Bernard pourroit
contracter dans la suite avec une Chrêtienne." (69) Le mémoire
de Me Chauffour et Me Schirmer se termine sur ces mots :
"Le Christianisme n'autorisa jamais une femme d'exiger de son mary, au-delà
de ce qui luy est dû suivant la convention des parties, il ne dispensa
jamais de la restitution du vol, et enfin il n'excusa jamais l'impudicité.
Qu'Edel Bernheim apprenne par son expérience que les tribunaux chrêtiens
sont les vangeurs du vice, et du crime, sous quelqu'aspect que se présente
le criminel, et que la religion chrêtienne n'est un azyle que pour ceux
qui y entrent et qui y vivent dans les maximes de la morale de l'Eglise." (70)
Ils donnent en pièce justificative le contrat de mariage d'Aaron Lévy
et d'Edel Bernheim, daté du 9e jour du mois d'Amus de l'an 5499 (=
17 février 1739), traduit de l'allemand par Jean Reubell (1707-1775),
secrétaire interprète.
Ainsi s'achève ce texte dense, intelligent et argumenté, qui
permet de connaître l'affaire en détail. Il est à présent
possible de se tourner vers une autre source, plus sèche dans sa concision
: les registres du Conseil souverain d'Alsace.
Aaron Lévy et Edel Bernheim entrèrent dans le champ de vision
judiciaire début 1749, sur requête du mari trompé et volé
(71). Quelques jours plus tard,
Edel Bernheim demanda qu'un curateur fût désigné pour
sa fille (72), ce que le Conseil
souverain accepta (73). Bacher,
le ci-devant Wolff Prague, se manifesta à son tour (74).
Les nombreuses mentions ultérieures de l'affaire (75)
trahissent l'embarras des magistrats face à ce dossier complexe. De
manière surprenante, ils condamneront Aaron Lévy à verser
huit mille livres à son ancienne femme, somme de laquelle il fallait
déduire ce qu'Edel Bernheim avait volé dans la maison commune
(76). Invoquera-t-on les mauvaises
dispositions du Conseil souverain à l'égard des Juifs ? (77)
Ce qu'Edel Bernheim avait dérobé représentait-il une
somme à ce point importante ? Était-ce une manière de
lui restituer sa dot ? On l'ignore.
Quoi qu'il en soit, les traces d'Edel Bernheim et Wolff Prague se perdent
ensuite. Aaron Lévy demeura à Zillisheim, jouissant de l'estime
des siens (78).
Jean-Bernard Lang remarquait que "la population juive était bien plus proche des mœurs générales en matière de sexualité que de cette sorte de puritanisme austère dont se félicitait un abbé Grégoire, et que même les ennemis des Juifs reconnaissaient chez eux" (79). Les déboires conjugaux d'Aaron Lévy et l'inconduite de sa femme illustrent cette affirmation.
Des prêts consentis à des paysans
Tous les documents rencontrés ne sont pas de ce niveau intellectuel. La position économique des Juifs comme prêteurs avait ce double effet de les rendre indispensables et de les placer dans une situation délicate, les exposant à toutes sortes d'accusations, fondées ou non, comme on le voit par ces deux lettres, qui concernent la région de Belfort et émanent d'une autorité militaire, à propos de prêts consentis à des paysans :
À Belfort le 4 avril 1755.
Monsieur
Je crois avoir eû l'honneur de vous marquer par m'a precedente
que les détachemens de cavalerie d'Alkirch, Thann et Delle avoient
esté retiré le 2. et le 3. du mois par les ordres de M.
le marquis de Montconseil (80),
hier il est arrivé un cavalier d'ordonnance de Lurre qui m'a
apporté coppie de la lettre cy jointe avec vu de l'officier commandant
audit poste suivant lesquelles il paroistroit quelques inquietudes nouvelles
sur les frontieres de la Franche Comté, du costé de Geneve,
ce qu'il y a de certain, c'est que dans le pays de Neufchatel, Montbelliard,
Pourentruy et Basle il n'est question de rien et que l'on y est sur
ces gardes comme cy devant, je ne manqueré pas de vous informer
de ce qui poura arriver, nous attendons ce soir ou demain M. le marquis
de Montconseil qui doit faire sa tournée et prendre d'icy la
routte de Paris. Je suis avec un profond respect |
À Belfort le 4 avril 1755.
Monsieur
Je conviens que la requeste que j'ay eû l'honneur de vous addresser concernant les Juifs est de la compétance de la justice ordinaire et exige le ministere de Monsieur le procureur general, mais quand la friponnerie est aussy manifeste et que cela influe sur le bien publique en général et sur le recouvrement des deniers du Roy comme dans les circonstances presentes, je pense que ces gens là devroient etre arrestés par provision ; j'ay eu l'honneur de vous addresser un second etat, en voicy plusieurs autres qui se montent ensemble à 7.130 livres. Je sçay qu'il en doit encore arriver tous dans ce baillage et aux environs de sorte que la pluspart de ces familles qui comptoient sur ces deniers pour payer leurs impositions sont venus aujourd'huy en pleurs et desolés me faire leurs declarations, et il est certain que si on n'oblige pas cette nation à payer ces sommes il faudra vendre les fonds de ces particuliers pour payer les deux quartiers echus ; je conviens que c'est mal à propos que les habitans ont mis leur confiance en ces juifs et je leur ay fais l'objection, mais comment peuvent ils faire puisque lesdits juifs tiennent tout l'argent et que les chretiens doivent necessairement faire leur commerce avec eux et qu'il se sont emparés de tout le credit. Il est vray que cette nation est tollerée, mais il est certain que dans l'origine le nombre en estoit fixé et que suivant les ordonnances et deffenses qui ont étés rendues ils ne pouvoient point se multiplier n'y s'etablir sans permission, c'est cependant ce qui s'est fait et qui se fait encore tous les jours, cette mannouvre est des plus criante et m'est [sic] ce pays cy dans la plus grande désolation, ce qui me fait penser qu'il conviendroit de faire arrester ces juifs pour ranimer un peu l'esperance des paysans, sauf à faire decider leur different par le juge ordinaire et je crois que cette nation est trop interressée pour son credit à assoupir cette affaire et donner satisfaction aux parties lézées. Je suis d'ailleur instruit que ces miserables avant de faire eclater cette friponnerie ont eu la précaution de se faire assigner à la justice d'Oberheim et de Serviller par d'autres juifs pour se faire condamner en des sommes excedantes à celle des particuliers sur des billets simullés, au moyen de quoy ils pretendent fruster ces pauvres paysans de leur deû ; les jugements ont été rendus à ce que l'un m'assure, je ne crois pas qu'il soit possible de tollerer pareille chose vis à vis des sujets du Roy et je vois que les differentes sommes friponnées se montent à prés de 30.000 livres. J'ay l'honneur d'etre avec un respectueux attachement |
Le ton n'est pas aimable à l'excès. Ces deux documents furent écrits quelques mois après l'effrayante erreur judiciaire dont fut victime Hirtzel Lévy (85).
Les "Juifs errants"
On a noté plus haut que la population juive d'Alsace avait connu un
accroissement considérable au 18ème siècle (il en est
d'ailleurs question dans le texte précédent), par l'arrivée
de nombreux coreligionnaires, ce qui n'allait pas sans poser de nombreux problèmes,
les nouveaux venus ne trouvant pas à s'insérer dans le tissu
économique de la province et se trouvant réduits au statut peu
enviable de "Juifs errants" ; problèmes dont les notables de la communauté
étaient les premiers conscients :
Memoire. (86)
Les Juifs de la province d'Alsace voyent avec douleur, que les soupçons de differents attentats commis depuis quelque tems contre la sureté publique, paroissent ne s'elever que sur ceux de leur Nation : et ce qui leur est encore plus amer, que ces soupçons confondent indistinctement tous les Juifs, comme si cette qualité seule les rendoit coupables. Qu'il puisse y avoir des Juifs capables de commettre des crimes, c'est une triste verité, suitte des dereglemens et des passions auxquels l'homme est exposé. Mais que tout Juif soit criminel dans l'ordre de la societé humaine, ce seroit sacrifier la raison et l'experience au préjugé. Ainsy que des Juifs ayent eu part aux desordres qui sont arrivés, c'est ce que la Nation n'entreprend pas de contredire ; mais que des Juifs en soient seuls les auteurs ou les ayent tous commis, c'est ce qu'elle ne peut consentir sans faire injustice à l'innocent. Il doit donc être bien accablant pour les préposés des Juifs de recevoir des reproches sensibles, et de voir toute leur Nation supporter l'indignation publique ou pour des crimes qui luy sont etrangers, ou pour un petit nombre de miserables qui peuvent se cacher parmis eux. C'est pour lever de sur eux un opprobre si humiliant qu'ils ont resolu de travailler avec effort à purger leur Nation de tout mauvais levain ; mais il n'espereront jamais y reussir s'ils ne sont secourus par la puissance et l'autorité, ils les implorent. Tout Juif doit avoir un domicile réel et certain ; ce n'est qu'à ce caractere qu'il doit être reconnu et avoüé. Il importe donc principalement de ne pas souffrir une foule de Juifs errans et vagabonds qui rodent dans le païs et qui sont à charge à la Nation même : si les soupçons des vols et autres crimes qui se commettent doivent tomber sur des Juifs, ce sera plustôt sans doute sur cette sorte de gens sans aveu, sans facultés, sans domiciles, que sur des Juifs établis, connus, aisés. Il s'agit des moyens qu'il convient d'employer pour purger la Nation juive de ces mauvais sujets : ce n'est pas aux preposés à les choisir, ils s'en rapportent à la sagesse et à la prudence des superieurs : ils oseront cependant les proposer. Rien ne peut mettre obstacle à l'expulsion des Juifs sans domicile, mais il s'agit de les connoitre, qu'il soit permis aux preposés de s'expliquer : plusieurs de ces Juifs errans, peuvent avoir des domiciles simulés, ou qu'ils se seront procurés par surprise. Il seroit donc convenable d'en faire une recherche en exigeant des prevots des communautés et des preposés juifs de chaque lieu des etats exacts de tous ceux de cette Nation qui s'y retirent en distinguant ceux qui y ont un domicile acquis par droit de succession, ou par des voyes nettes, de ceux qui ne s'y font que des retraites momentanées. Pour s'assurer d'autant plus de l'exactitude des etats, on peut faire assister aux visites sur lesquelles ils seront dressés un officier de marechaussée ou autre qui en constatera la verité et pourra si on l'approuve faire retirer sur le champ hors de la province ceux qui ne justifieront d'aucun droit d'habitation ou de protection, sauf à attendre de nouveaux ordres pour ceux qui se seront procuré quelque azile simulé par des voyes clandestines. Mais il ne suffira pas d'avoir ainsy purgé la Nation pour une fois : l'essentiel sera de fermer l'entrée de la province pour l'avenir à ces Juifs rodeurs, ce qui ne sera pas sans difficulté par la facilité que donnent le Rhin et la proximité de differentes dominations etrangeres. Les seuls moyens praticables que les preposés imaginent, sont de ne laisser passer par les bureaux d'entrée que les Juifs étrangers qui se legitimeront par de bons certificats des lieux d'où ils viennent, de ceux où ils entendent aller dans le païs, et pour quel tems, que ces certificats visés par les commis des bureaux le soient egalement par les preposés des lieux où ces Juifs étrangers seront intentionnés d'aller. Que si cela s'ordonne, les preposés des Juifs esperent que l'execution en sera attentivement suivie, et que les contraventions ne leur seront pas imputées. Il ne sera pas moins nécessaire d'obliger par des ordres précis et des punitions severes ceux d'entre les Juifs qui tiennent les cabarets et les hospices pour la Nation de ne recevoir chez eux que gens connus de la Province, dont ils remettront un etat chaque soir au prevot ou chef du lieu, et à l'egard des etrangers que l'on ne logera que ceux qui se trouveront munis de certificats et passeports en forme et en outre d'une permission du preposé du lieu qui ne l'accordera auxdits etrangers qu'avec précaution, et la refusera dans les cas qui le meriteront, pourra même faire arreter tous les etrangers qui seront sans aveu pour en être ordonné par les superieurs. Les preposés des Juifs qui se sousmettent à tout ce qui leur sera prescrit, osent cependant esperer que ces moyens seront employés avec succès s'ils sont adoptés. |
Ce texte fait entendre (et la chose est rare) la voix des responsables juifs, conscients que les actes de délinquance commis par leurs coreligionnaires "errants" risquaient de desservir la communauté entière auprès des autorités. Quant à l'attitude de ces dernières, on ne peut exciper d'une affaire aussi retentissante que la tragédie dont fut victime Hirtzel Lév pour apprécier le fonctionnement d'ensemble de la justice royale. Dans deux affaires où des prêteurs juifs avaient été molestés (Erstroff en 1758 et, dix ans plus tard, Mittelbronn) (87), elle eut la condamnation expéditive, allant jusqu'à prononcer des peines capitales, et la main lourde, trop lourde puisque, dans l'affaire de Mittelbronn, quatre innocents furent pendus à Phalsbourg le 11 février 1769 (88).
Une "véritable protection de la minorité juive"
Dans son article, Jean-Bernard Lang évoque la "véritable protection de la minorité juive" pratiquée par l'État , allant de pair avec d'autres évolutions touchant l'histoire des mentalités. Même s'il est déjà connu (90), il convient de citer ce placard imprimé bilingue :
Extrait
du procès-verbal des séances de la commission intermédiaire (91) provinciale d'Alsace. Du 28 août 1789.
Toutes les ames honnêtes ont frémi de voir des chrétiens agir avec autant de barbarie contre des hommes, contre des concitoyens, qui ont un droit égal à la protection que les loix accordent à tous les individus sans distinction ; ceux même, qu'un sentiment d'effervescence ou peut-être de vengeance a éblouis un instant, ont eu le temps de rougir de leur conduite et regrettent actuellement leur erreur. Mais le mal n'en est pas moins fait ; des familles entières, vieillards, femmes, enfans, sont dispersés ; ils errent sans domicile et sans secours : il est temps de leur accorder l'un et l'autre, et de veiller à ce que, rentrés dans leurs foyers, ils soient à l'abri des vexations qu'ils ont éprouvées. Persuadée, qu'il n'y a que des gens sans aveu qui se soient livrés à ces excès, la Commission intermédiaire invite et enjoint, en tant que besoin sera, à toutes les municipalités de la province, de veiller et porter tous leurs soins à ce que tous les juifs domiciliés dans leur communauté, ou qui rentreroient dans leur domicile, ne soient plus troublés en aucune manière par qui que ce soit ; de dénoncer et livrer à la justice les gens mal intentionnés, qui menaceroient de nouveau leurs propriétés, pour être sévi contre eux suivant la rigueur des ordonnances ; et de leur prêter, ainsi qu'à tous les autres citoyens, main-forte, secours et assistance, lorsqu'ils le requerront. La Commission intermédiaire déclare, que, s'il se commettoit de nouveaux délits, les communautés entières et tous les habitans en particulier seroient dans le cas d'être regardés comme séditieux, perturbateurs du repos public, réputés solidairement responsables de tous les dommages, et condamnés à les réparer ; puisque chaque société doit protéger les propriétés de tous ses membres, de quelque classe ou religion qu'ils soient, bien loin qu'il puisse être toléré qu'elles cherchent elles-mêmes à les dépouiller. Et sera le présent arrêté, lu, publié et affiché partout où besoin sera, et adressé à toutes les municipalités de la province, afin que personne n'en ignore. Signé Hoffmann, secrétaire
provisoire adjoint. (92) |
On observe, dans plusieurs textes, une dialectique du particulier et du général, une forme de tension (de contradiction ?) entre une (réelle) tolérance générale et des remarques ponctuelles où s'exprime le vieux fonds d'antijudaïsme, ainsi, dans le premier document publié, un mépris pour "la nation réprouvée des Juifs" et des considérations sur les mérites individuels du suppliant. Cette dialectique, cette tension, sont absentes du texte de la Commission intermédiaire. L'étude poussée, à ma connaissance jamais entreprise, des nombreux mémoires juridiques répertoriés par Szajkowski dans sa précieuse bibliographie - une matière à la fois considérable, aride et prometteuse - apporterait des éléments remarquables.