Il avait pour grand-père paternel le célèbre Mosché Uttenheim (Moïse Bloch) qui enseignait le Talmud à Strasbourg et dont la science, unie à une piété rigide, était universellement réputée en Alsace. Son père, Isaac Bloch, un des fidèles assidus du temple de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, digne héritier des traditions de sa famine, joignait à sa ferveur religieuse une bonté souriante et communicative. Sa mère était vraiment une sainte, dont toute l'existence était guidée et échauffée par la pensée de Dieu et dont l'esprit de sacrifice ne connaissait pas de limites. La maison de ces braves cœurs s'ouvrait particulièrement aux jeunes gens studieux se destinant au rabbinat ; plusieurs de mes camarades y avaient leur "jour".
Abraham Bloch, comme son frère Armand, aujourd'hui grand rabbin de Belgique, était donc tout naturellement orienté vers la carrière rabbinique. Au séminaire, il se fit tout de suite aimer pour sa nature franche, sans replis ni détours, sa bonne humeur, parfois narquoise, son esprit « bon enfant », sans amertume ni méchanceté.
C'est le même accueil qui l'attendait dans toutes les communautés par lesquelles il a passé ; partout il a gagné la sympathie générale pour l'intégrité de son caractère, sa délicate.sse scrupuleuse, son dévouement toujours en éveil, sa bonhomie sans apprêt, sa piété foncière sans trouble ni complications. Il trouvait, pour accomplir sa mission, un appui précieux dans l'affection d'une compagne qui avait recueilli comme lui des traditions inestimables : il avait épousé une Eudlitz, dont le nom était à Paris synonyme de charité et de dévotion ardente, petite fille du célèbre Salomon Klein, grand rabbin de Colmar.
Comme il arrive souvent, ce furent les circonstances qui mirent en lumière ses qualités, qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de déployer et qu'il ignorait peut-être tout le premier, Devenu, en 1897, grand rabbin d'Alger, après avoir exercé son ministère quelques années à Remiremont (1884-1897), il découvrit des abus et, pour les réprimer, il ne craignit pas d'ameuter contre lui les intérêts. Son attitude résolue lui valut la reconnaissance des honnêtes gens et les calomnies des autres. Elle lui valut aussi, un jour, un coup de couteau, qui mit sa vie en danger pendant plusieurs semaines.
Le judaïsme algérien traversait alors une crise qui menaçait de l'emporter ; une sorte de vent de folie soufflait sur la colonie du nord de l'Afrique ; est-il nécessaire de rappeler les émeutes, le sac des quartiers juifs, les mesures odieuses prises contre nos coreligionnaires malheureux, qui illustrèrent si tristement cette période douloureuse ?
Dans cette tourmente, Abraham Bloch fut admirable de sang-froid, de courage et de décision. Il montra une intelligence de la situation et une connaissance des hommes qui aidèrent singulièrement au triomphe de la vérité et de la justice. Ceux qui alors prirent en mains la cause du droit et de la raison n'eurent pas de plus utile collaborateur ni de plus sûr conseiller.
Lorsqu'il quitta l'Algérie, affaibli par tant d'années de lutte, il pouvait se féliciter du retour à la santé morale de la province où il avait passé les années les plus sombres de sa vie ; sa modestie l'empêchait de se féliciter d'avoir contribué à cette heureuse cure.
S'il eût vécu quelques semaines de plus, il aurait assisté à une autre revanche : ces israélites algériens, dont le décret Crémieux avait fait des citoyens français et à qui on voulait ravir ce titre, devaient, à la bataille de la Marne, comme plus tard à Soissons, à Arras, paver largement leur dette de reconnaissance à la France. On sait le rôle jouit par les zouaves dans ces combats épiques et la part qui leur revient dans la victoire ; ce qu'on sait moins, c'est que ces régiments sont composés pour un tiers au moins de nos frères d'Algérie.
L'estime qu'avait conquise Abraham Bloch dans ces moments difficiles le recommanda aux suffrages de la communauté de Lyon et lui assura l'honneur de succéder, en 1908, à. M. Alfred Lévy, devenu grand rabbin de France. Il n'eut pas de peine à se concilier l'affection de ses nouvelles ouailles, qui appréciaient la simplicité de ses manières, son dédain de la réclame et son affabilité empressée. Un professeur de l'Université, docteur en droit — tombé lui aussi sur le champ de bataille — me disait avec émotion l'action exercée sur lui par son nouveau pasteur : israélite de coeur, il était devenu israélite, de fait, affermi dans ses sentiments religieux moins par l'éclat de la parole de son rabbin que par le doux rayonnement de sa vie, si pure et si transparente.
Quand fut décrétée la mobilisation, l'autorité militaire demanda au grand rabbin de Lyon de désigner l'aumônier destiné à. suivre le 14e corps d'armée. Sourd aux objurgations de ses amis et de ses proches, qui lui représentaient les dangers d'une campagne dont s'accommoderait mal sa santé délicate, Abraham Bloch n'hésita pas à revendiquer pour lui l'honneur de servir son pays.
Le 30 août, nous apprenions sa mort : il était tombé près de Tintrux (aux environs de Saint-Dié), frappé par un obus. Les circonstances de cette fin tragique furent racontées au docteur A. Chauvin, de Lyon, par une lettre du P. Jamin, aumônier catholique au 14e corps. "Voici quelques détails sur la mort de M. Bloch, dont nous déplorons la perte. C'est un obus qui lui a enlevé la cuisse et l'a laissé inanimé sur la route près du hameau où il venait d'aider à relever de pauvres blessés. Il a survécu un quart d'heure mais, croit-on, sans connaissance et sans souffrance et n'a dit qu'une parole : "J'ai soif". — Avant de quitter le hameau, un blessé, le prenant pour un prêtre catholique, lui a demandé à baiser un crucifix, M. Bloch a trouvé le crucifix demandé et l'a fa baiser à ce blessé. C'est après avoir accompli cet acte de charité qu'il est sorti du hameau, accompagnant un autre blessé jusqu'à la voiture la plus proche. L'obus l'a atteint à quelques mètres en avant de la charrette où le blessé venait de monter."
(…) Pour adoucir les derniers moments d'un soldat mourant il obéissait, comme le dit très bien le P. Jamin, à un sentiment de charité et cet acte d'humanité et de fraternité, il l'a rempli comme un devoir d'une clarté souveraine, comme une prescription impérieuse de la religion. Et c'est ainsi qu'il a prêché le judaïsme par sa mort comme par sa vie.
Son corps repose aujourd'hui dans le cimetière israélite de Saint-Dié, grâce au dévouement du capitaine Paul Helbronner, membre du Consistoire central, qui se trouvait alors dans la région. Quand, l'an prochain, on érigera sur sa sépulture une pierre tombale, je propose qu'on y inscrive, à côté de son nom, l'épithète de ha-Kadoch, qu'on réservait au moyen âge à ceux qui avaient, par leur mort, sanctifié leur Dieu..