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Le 25 juillet s'éteignait à Jérusalem celui qu'à Strasbourg, tout le monde appelait Le Grand Rabbin Abraham Deutsch, Grand Rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Né quatre-vingt dix ans plus tôt à Mulhouse (le 14 février 1902), où son père était sho'heth tandis que sa mère exerçait les fonctions de surveillante de mikveh, Abraham Deutsch avait grandi entre ses frères Isaïe (plus tard 'hazân) à Saverne et Nephtali (décédé prématurément alors qu'il accomplissait en tant que médecin son service militaire au Maroc) et avec ses soeurs, Julienne (mariée à Zurich), Rosa (déportée avec son mari, 'hazân à Balbronn) et Lily, la dernière survivante (veuve de Maître Robert Lévy, Président de la Communauté israélite de Colmar, puis du Consistoire du Haut-Rhin). Il avait été élevé dans une atmosphère d'orthodoxie, où la rigueur du rite le disputait à la chaleur du coeur, (c'est ainsi qu'on accompagnait au piano les chants qui suivent la havdala du samedi soir), non exempte toutefois d'ouverture sur le monde communautaire et non-juif.
L'authenticité de son judaïsme et son sens du service communautaire l'ont conduit pendant la guerre de 1914-18 à l'Ecole Normale Juive d'Emmanuel Carlebach, près de Cologne en compagnie de son ami d'enfance Simon Langer (futur Rabbin de la rue Monté Vidéo à Paris, puis à NewYork). Après la Grande Guerre, la renommée de ces deux brillants étudiants parvint aux oreilles du Rabbin Maurice Liber, professeur au Séminaire Israélite de France, qui vint les chercher pour compléter à Paris l'équipe des élèves de I'Ecole Rabbinique. Ils s'y distinguèrent par leurs connaissances, leur rigueur et leur application. Abraham Deutsch y suivit même le cours facultatif d'arabe et jusque dans ses vieux jours, il étudiera encore la sidrah de la semaine dans la traduction de Saadia Gaon.
Nommé à 22 ans à la tête de la Communauté de Sarre-Union, le Rabbin Deutsch achète sa célèbre automobile rouge, devenant ainsi le premier Rabbin motorisé de France. Deux ans plus tard il prend la tête de la Communauté de Bischheim et du Talmud-Torah de Strasbourg la succession du Rabbin Arthur Weill (auteur de l'Histoire sainte illustrée et des Contes et Légendes d'lsraël), nommé à Bâle. C'est aussi l'année où il épouse Marguerite Lévy, de Colmar, qui sera pour lui une compagne affectueuse et pleine de bon sens, qui lui donnera deux fils, Michel (médecin à Paris) et Guy (professeur à Jérusalem).
Enseignement et activités auprès des jeunes
Le Rabbin Deutsch enseigne aussi au Lycée Fustel de Coulanges et au Lycée de Jeunes Filles de la rue des Pontonniers. Il s'y révèle bientôt un remarquable pédagogue. Il réorganise les programmes, excluant notamment l'Hébreu de l'heure de religion pour le réserver au Talmud-Torah, et restructure aussi l'enseignement de ce dernier. Le corps enseignant en sera renforcé par des professeurs de valeur, dont Robert Weil (père du Rabbin Alain Weil) décédé il y a un an. Ce sont les lycées strasbourgeois qui servent de bancs d'essai à son futur Manuel d'instruction Religieuse, paru en 1938, qui alimentera les connaissances et la foi de deux générations de lecteurs.
Le samedi après-midi plus d'un élève parcourait à pied le chemin de Strasbourg à Bischheim pour aller au domicile du Maître suivre ses cours de Talmud, puis prier Min'hah avec lui dans sa synagogue. La qualité des relations qu'il entretenait avec ses disciples, la franchise de son langage, (il ne faisait aucune impasse devant les questions qui tourmentaient les adolescents) et la conviction qui animait ses propos, s'ils entraînaient l'enthousiasme des disciples, ne lui valurent pas que des approbations du côté des parents.
Il met aussi sur pied la Jeunesse Juive de Strasbourg (J.J.S.T.) pour ceux qui ne faisaient pas partie d'un autre Mouvement et est l'un des premiers à lancer et à diriger des colonies de vacances juives.
Les années de guerre
En 1939, la mobilisation le surprend avec son épouse alors qu'ils animaient une colonie à Saint-Gervais il rejoint son unité et laisse à Madame Deutsch le soin de rapatrier les enfants. Après la défaite de 1940 il retrouve une grande part de la Communauté de Strasbourg, repliée à Limoges et environs. Immédiatement, il sait mettre en place toutes les structures nécessaires à La vie religieuse d'une communauté : offices, enseignement, abattage rituel, boucherie, cantine Sandler, fabrication de matsoth. A toutes ces activités il ajoute bientôt la direction de la nouvelle école O.R.T., où affluent les professeurs exclus de l'enseignement public.
Même après l'occupation par les Allemands de la Zone Sud, il réussit (pratiquement pendant tout le temps de l'occupation) à maintenir les activités communautaires de Limoges. Son logement devient une ruche bruissante, que les élèves envahissent jusque dans les moindres recoins (à tel point qu'il lui faudra recevoir les visiteurs dans la chambre à coucher !). Des fidèles en quête d'aide morale ou matérielle, voire de faux papiers (qu'il fabrique à son domicile avec Félix Goldschmidt) affluent et des ecclésiastiques venus suivre des cours d'Hébreu (par exemple le père Braun, qui assurait également les liaisons avec la Résistance), se retrouvent également chez lui.
En 1943 avec l'accord du Grand Rabbin Maurice Liber et l'aide de Léon Meiss, Président du Consistoire Central, le Rabbin Deutsch crée le Petit Séminaire Israélite de Limoges (P.S.I.L.). Le Professeur Jacques Schwartz, fils du Grand Rabbin de France, Isaïe Schwartz (décédé il y a quelques mois) fut l'un des enseignants de l'institution. Du P.S.I.L. sont sortis, entre autres, les futurs cadres de Strasbourg le Grand Rabbin Max Warschawski (son successeur), Benno Gross (ancien Directeur de l'Ecole Aquiba), Lucien Lazare et Raymond Franck (anciens secrétaires généraux de la communauté). Mais une activité aussi intense devait fatalement attirer l'attention de la Gestapo. Il est arrêté en 1943, mais est relâché peu après.
En 1944 c'est au tour de la Milice, qui l'interne au camp de détention de Saint-PauI d'Ayjaux. Profitant d'un raid des Forces Françaises de l'Intérieur, il s'enfuit, se cache chez des paysans et essaye de rejoindre le maquis de I'O.J.C. (Organisation Juive de Combat). Arrêté une seconde fois, il est enfermé dans les caves de la prison de Limoges où il affronte avec un courage et une dignité exemplaires les injures, coups et tortures des Allemands (on lui arrache tous les poils de la barbe et on lui casse le nez). Seule la libération de Limoges par la Résistance lui permet d'échapper à la déportation.
Reconstruction de la Communauté
Dès son retour à Strasbourg en 1945, il entreprend de reconstruire la communauté. Grand Rabbin intérimaire (on espérait encore le retour d'Auschwitz du Grand Rabbin Hirschler) il organise les premiers offices à la synagogue de la rue Kageneck, la seule qui ait échappé à la destruction. Promu titulaire en 1947, il n'accepte le poste de Grand Rabbin qu'à la condition expresse que la communauté renonce à l'orgue (on venait de retrouver celui du quai Kléber, choisi en son temps par le Pasteur Albert Schweitzer et enlevé avant qu'on incendie la synagogue).
Un vaste chantier s'offre alors à l'infatigable bâtisseur offices au Palais des Fêtes, puis aménagement de la synagogue provisoire de la place Broglie (actuelle chapelle de Garnison), remise en marche des institutions d'avant 1939 (Talmud-Torah, she'hitah, mikveh, Société des Dames, ouvroir, vestiaire), Il est cependant soucieux de se démarquer de la Communauté d'avant-guerre, dont l'activité religieuse était essentiellement centrée sur les offices aussi, dès 1948, lorsqu'il s'agit d'engager un rabbin pour la synagogue Adath-Israël, il ajoute aux fonctions de ce dernier celle de Dayân et fait nommer à ce poste le Rabbin David Horowitz (actuellement à Jérusalem et membre du Beth Dîn de la Eida Ha'haredith à Jérusalem).
Il ne faudrait pas croire pour autant que le Grand Rabbin Deutsch limitait son action à la sphère du cultuel. Bien au contraire, le domaine social n'a cessé de figurer au centre de ses préoccupations son téléphone sonnait sans arrêt et les personnes en difficulté (que, par souci de discrétion et de contact direct, il recevait dans son appartement, rue de l'Observatoire, puis rue Silbermann, plutôt qu'au centre communautaire) trouvaient toujours chez lui et chez Madame Deutsch le réconfort et l'aide qu'elles étaient venues chercher. Il crée d'autre part le Foyer des Enfants de Déportés (l'actuel Beth-Hillel) et élargit le recrutement des Violettes, comme plus tard il soutiendra les différentes institutions de Strasbourg.
Soucieux de transmettre son message au-delà du cercle des fidèles de la synagogue, il souhaitait, comme ce fut le cas avant lui pour le Grand Rabbin Zadoc Kahn, avoir son propre journal. Il s'associe alors à Nephtali Grunewald pour développer son petit bulletin d'avant-guerre (déjà intitulé Tribune Juive et rédigé alors par le Docteur Charles Dreyfus de Mulhouse) et en fait le Bulletin de nos Communautés, qui deviendra l'actuelle Tribune Juive. Son périodique se distingue de T.J. par une coloration beaucoup plus communautaire axée essentiellement sur les communautés d'Alsace et de Moselle, il n'exclut pas pour autant un regard sur le monde environnant et plus particulièrement sur nos coreligionnaires. Il le transmettra en 1965 au Rabbin Jacquot Grunewald. Dès le début et jusqu'à son retrait du périodique, en 1965, c'est surtout l'éditorial si percutant du Grand Rabbin, à la rédaction toujours soignée, qu'attendent avec impatience les lecteurs.
Création de l'Ecole Aquiba
Sa création la plus originale, à laquelle il donnait une importance primordiale est celle de l'Ecole Aquiba, premier établissement scolaire juif fondé en France après 1945. Le Grand Rabbin dut affronter l'opposition farouche de certains Juifs strasbourgeois, partisans de l'assimilation, aussi bien que celle des orthodoxes de la rue Kageneck. Il n'envisagea pourtant nullement de ressusciter le "'heder" de l'Europe de l'Est mais au contraire chercha à allier l'universalité de la civilisation occidentale à la profondeur de la pensée juive. Il s'agissait d'allier la connaissance et la pratique de l'hébreu et du judaïsme à la rationalité et l'esprit d'ouverture de la culture française.
Le financement de son école, d'abord entièrement privée (elle ne deviendra que plus tard un établissement sous contrat) et qui ne cessera de se développer, l'obligera jusqu'à son départ à la retraite (et même au-delà, lors de ses passages à Strasbourg) à faire du porte à porte, et fera ainsi de lui le premier Schnorrer de France (seul compliment qu'il acceptait de s'octroyer). Au poste de directeur il avait placé Benno Gross, son ancien élève, à qui il concède une large frange d'autonomie. Il s'intéresse cependant à tout, donne son avis sur tout et sur tous, inspecte régulièrement les cours de matières juives, ne dédaigne pas de remplacer un professeur absent, de faire des cours Ivrith be-ivrith (Tout en hébreu), impose le respect à tous les élèves et enseignants. Il répandait dans toutes les classes, outre l'amour du judaïsme, celui de la Terre sainte et de la langue hébraïque.
Montée en Israël
En 1969 il réalise enfin son rêve : résider en lsraël (où habitait déjà son fils Guy), pays qu'il avait déjà visité en ... 1938. Retraite n'est pas à ses yeux synonyme de repos il continue à faire de la natation, apprend l'arabe dialectal, s'adonne plus que jamais à son Daf Yomi préside le Séder dans les hôtels, parcourt à pied matin et soir plus de trois kilomètres pour aller prier et étudier avec ses amis au milieu des indigents, pour lesquels il n'était pas moins qu'un envoyé de la Providence. Son foyer hyérosolomitain devint l'étape inconditionnelle de tout Strasbourgeois se rendant en lsraël. Il lui arrivait même de leur servir de guide dans Jérusalem faisant, avec quelle compétence, découvrir à ses hôtes les richesses de la vieille ville, parcourant allègrement les dédales des rues jusqu'à épuisement des visiteurs, mais non du Grand Rabbin
Avec la vieillesse, la maladie finit malgré tout par l'atteindre dans la dernière année de sa vie il lui faut ralentir ses activités et sa souffrance sera grande de ne pas pouvoir servir D. avec autant de forces qu'auparavant.
Dans l'après-midi de Shabath Pin'hass, le 25 juillet 1992 (24 Tammouz 5752) son âme pieuse a rejoint sa demeure céleste. Le soir même il fut enterré au Mont des Oliviers, où il attend, avec l'ère messianique, la résurrection des Justes.