En chaque siècle... Aujourd'hui aussi. Et ce pain de misère qui sera sur notre table à nous, juifs heureux, un symbole, sera pour la majorité de nos frères un vrai pain de misère. Il y a ceux qui le mangeront, mouillé de larmes, parce que le travail manque et que les enfants ont faim ; parce que le papa est loin sur les routes, devant les portes, à mendier la nourriture de la famille ; parce que le petit à l'école a été insulté, humilié ; parce que le grand frère est mort lâchement assassiné et parce que le peuple gronde après les juifs qui sont la cause de tout le mal, de la crise et de la guerre qui menace et de la réaction et de la révolution - ces mêmes juifs qui pleurent et qui ont faim. Ceux qui mouilleront ce pain de misère de leurs larmes seront plus nombreux que nous, ne l'oublions pas. Pâque de misère, encore.
Pâque d'espoir quand même si nous le voulons : Pâque de salut. L'histoire est un enseignement que nul homme n'a le droit de dédaigner. La misère de Mitsraïm [l'Egypte] a formé l'âme d'Israël, et son aboutissement fut au Sinaï. La misère de 1932 pour Israël, peut reformer son âme endolorie. Il faut que nous la surmontions, car si nous nous laissions aller à un égoïsme coupable, à une indifférence criminelle, nous, ne serions pas dignes de nos aïeux et nous n'aurions qu'à disparaître : ce serait un suicide. Pour la surmonter, il faut que nous donnions de notre cœur, de nos forces et de notre argent. Il nous faut combattre l'antisémitisme qui croît, à l'Est. Il nous faut donner du pain et de la soupe à ceux qui ont faim. Il faut surtout croire au salut d'Israël pour qu'il vienne, et croire chez un juif, c'est agir.
Ainsi, tout naturellement, renonçant à une apathie qui serait monstrueuse ou à une sympathie sans effet, nous travaillerons à notre âme propre, à recouvrer notre conscience de juif.
Dieu qui a voulu que l'esclavage d'Egypte précédât le don de sa Loi, pour qu'Israël méritât sa mission dans l'humanité, veut peut-être que notre misère soit suivie d'une nouvelle libération, si nous le méritons, juifs d'aujourd'hui, afin de servir mieux l'humanité de demain.
Chers frères et chères sœurs,
Voici Pâque revenue
; cette Pâque que bénissent les générations d'Israël.
Malgré les temps, elle garde à nos yeux, son auréole
de beauté et de poésie, grâce au souffle puissant d'espérance
et de renaissance qui l'anime.
Car ce n'est pas seulement le souvenir de l'esclavage d'Egypte que Pâque perpétue, c'est surtout la merveilleuse délivrance, la fin du joug des Pharaons. Nos pères le sentaient si bien, que cette délivrance, ils la rapprochaient de toutes les délivrances à venir. Ecoutez ce 'Had Gadya que nous a légué le moyen-âge des martyrs, comprenez la folle et sublime espérance qu'il chante. Evoquez cette image du Messie pacificateur, image intimement attachée à la Pâque d'Israël.
Et ce printemps que Pâque inaugure est la preuve de la réalité de cette espérance. N'est-il pas comme un renouveau continu, obstiné, inaccessible au découragement ? Le printemps lutte avant de vaincre, mais il triomphe toujours. Pâque donc, fête de l'Histoire ou fête de la Terre, est la fête de tous les saluts, de toutes les libérations, de toutes les renaissances, dans l'Humanité.
Ainsi, chers frères et chères sœurs, il n'est guère pour Israël de moment plus propice à lui parler d'action, de lutte et de résurrection. Et cette année particulièrement, les événements, les crises, les espoirs d'un monde en travail nous y invitent. Dans l'âme de la collectivité, dans l'âme de chacun de nous, il y a des raisons d'agir qui n'étaient pas si impérieuses l'an dernier, ni les années précédentes. Il y a la nécessité pressante d'une renaissance plus profonde que cette autre renaissance juive que nous saluions hier dans nos pays et qui n'a fait que préparer les esprits. Dans le Monde d'aujourd'hui, nous avons droit à une place, nous avons le devoir de ne pas repousser cet honneur périlleux. Il faut qu'Israël se réveille, s'il ne veut pas mourir.
Et c'est pourquoi, je voudrais soumettre aujourd'hui à vos pensées, quelques problèmes du temps présent. Les uns appartiennent à la politique intérieure du Judaïsme, - s'il est permis de s'exprimer ainsi -, les autres à son activité humaine. Tous, sont indissolublement liés. Qui donc pourrait séparer la misère de millions de nos frères, de la brûlante question de l'antisémitisme croissant et de la Paix du monde ?
Depuis quelques temps, mes frères et mes sœurs, des mots chantent en moi : עת לעשות לה' הפרו תורתך (1). Ils disent : "Il est temps d'agir pour le Seigneur, sa Loi est en danger d'être brisée." Or, la Loi de Dieu n'est pas seulement écrite dans les Livres que nous révérons, elle est écrite dans nos joies et dans nos souffrances, dans nos rires et dans nos larmes. Elle est écrite dans le cœur des hommes, qui est en danger d'être brisé.
I
Chers frères et chères sœurs,
Qu'il ne vous étonne pas d'entendre du haut de cette chaire des paroles
d'actualité. Le temps n'est pas, je pense, aux études académiques
qui permettent seulement un peu moins d'ignorance sur tel ou tel point de
l'histoire ou de la doctrine d'Israël Aujourd'hui, trop de problèmes
nous sollicitent, dont dépendent notre vie et notre avenir, pour que
nous osions les mettre de côté. Pour modèle, un Israélite
ne doit avoir que la Divinité. Or, lorsqu'un jour Moïse demanda
à Dieu, ce qu'Il était, Dieu répondit :
אהיה אשר אהיה (2). "Je suis Celui qui suis", c'est-à-dire,
non seulement l'Etre qui fut dans le passé, mais l'Etre qui est aujourd'hui
et chaque jour, l'Etre qui sera demain. Ainsi, nous devons être, nous-mêmes,
et si la Loi de Dieu et ses Commandements sont un principe de vie toujours
actuelle, c'est qu'ils nous donnent à la fois le but et les moyens
de l'atteindre. Ce principe, ce sont les Vérités et l'expérience
millénaire d'Israël.
En votre âme, mes frères et mes sœurs, aujourd'hui, le besoin d'un principe défini, n'est-il pas pressant ? Et, si je vous demande : où va le monde ? pensez-vous que ce soit une simple formule oratoire?
Aux premières lignes de la Bible, il est écrit qu'à l'origine, l'Univers était תהו ובהו (3), Tohu-bohu. Et, nos rabbins (4) expliquent que c'était un mélange de pur et d'impur, de neige et de boue. N'est-ce pas ainsi que nous pouvons voir le monde ? Dans le sens biblique n'est-ce pas un véritable chaos ?
Pour le prouver, je n'en veux que deux exemples.
D'un côté, poussés par les espoirs démesurés
de peuples en misère, les représentants de 59 nations, délégués
de plus d'un milliard cinq cent millions d'hommes, parlent de Désarmement.
Des ministres se réunissent, des hommes s'assemblent, les mères
s'émeuvent, des ligues se créent, pour travailler à
la Paix du Monde. Les foules se passionnent. La crise, la misère, la
faim font comprendre que le salut n'est que dans la Paix : cette paix universelle
que nos prophètes prêchaient, il y a trois mille ans, et à
laquelle notre siècle travaille le premier. Ceci, c'est ce qu'il y
a de pur dans notre monde.
D'un autre côté, regardez le sort des Juifs, de nos frères.
Car il est superflu de vous dire, je pense, qu'il n'est pas de meilleur symptôme
de la moralité d'un peuple, que la façon dont il traite sa population
israélite.
Or, il n'est presque pas de jour, que des appels au secours ne nous parviennent.
Je ne veux pas vous citer les noms des coupables, vous les connaissez. Lorsque
dernièrement (5) un homme qui a vu ces atrocités
est venu nous les dire, ici-même dans notre ville, nous avons tous frémi
d'horreur. C'est à peine si nous pouvons croire, dans notre quiétude,
ce qui se passe et ce qui menace en tant de lieux : des coups, des blessures
et des meurtres. Les tombes mêmes ne sont pas respectées : ce
n'est pas assez de tuer ceux qui vivent, il faut encore profaner ceux qui
sont morts (6).
Ce n'est pas tout. Il y a encore la persécution économique qui fait la misère, qui fait la famine, la persécution intellectuelle qui fait les déclassés, les mécontents. De celles-là aussi, on vous a parlé. Un homme de cœur est allé, il n'y a pas longtemps, vous demander de l'argent pour donner de la soupe et du pain à des enfants, des milliers d'enfants qui, dans les écoles, tombent de faim (7). On vous a dit encore que quinze cents mille Juifs sont dans la misère la plus profonde. Le cœur se brise à penser au nombre des sacrifiés, de ceux qu'on ne peut pas aider, parce qu'ils sont trop.
Ce n'est pas tout. Songez à ceux d'entre nos frères, qui, fuyant la persécution, fuyant la misère, vont de ville en ville, de pays en pays, mendier leur pain et leur vie. Heureux souvent d'envoyer au lointain foyer quelques sous terriblement nécessaires. Et ceux-là sont quelques dizaines de milliers, qui plient l'échine sous le mépris - le nôtre parfois aussi -, qui parcourent les routes du monde, comme Caïn le maudit, errants et fugitifs.
Oh, mes frères et mes sœurs, je voudrais vous faire sentir en
ce moment ce que les mots évoquent si mal, parce que la vérité
est plus noire qu'ils ne peuvent dire. Par nature, Juifs, vous êtes
רחמים בני רחמים, miséricordieux, fils de miséricordieux, et
je ne pense pas que vous puissiez rester insensibles à de telles
misères.
Or, cette, souffrance juive qui pleure dans le monde, donne la mesure des
mauvaises puissances qui le dominent encore, ces puissances qui luttent avec
l'espérance des peuples.
Voici donc, mes frères et mes sœurs, le monde dans lequel nous
sommes aujourd'hui, où nous avons mission de vivre. Que devons-nous
faire ?
II
Mes chers frères, mes chères sœurs,
La Hagada nous parle de quatre enfants, qui au soir du Séder
posent, chacun à sa manière, des questions sur la cérémonie
qui se déroule devant eux. Il y a le sage, le méchant, le simple
et celui qui ne sait pas questionner. Les rabbins expliquent que ces quatre
enfants représentent les enfants d'Israël eux-mêmes avec
leurs différentes réactions devant les choses. Or, comme les
symboles du Séder, les événements actuels du monde, sont
devant nos yeux. Et pour les analyser, il y a encore parmi nous le Sage, le
Méchant, le Simple et Celui qui ne sait pas questionner.
Il y a celui qui dit : מה זאת ? , "Qu'est ceci ?" c'est-à-dire: "Quel droit particulier avons-nous à cette mission?" et puis: " Le malheur des temps est si grand, si grand qu'Israël ne peut avoir la prétention d'y porter remède. " A celui-ci, nous répondrons encore, comme le père de la Hagada : בחוזק יד היציאנו ה' אלוהינו מארץ מצרים, "L'Eternel nous a fait sortir d'Egypte par la puissance de sa main". Et cela veut dire que nous sommes les fils d'un peuple qui est né pour la liberté, la nôtre et celle de nos frères, les humains. D'un peuple qui, le premier proclamant l'unité de Dieu Créateur, publiait l'unité de la Création, l'égalité et la fraternité des hommes. D'un peuple de martyrs : Nos pères mouraient de toutes les morts, sans cesser d'espérer, de croire que le monde un jour serait meilleur. Et dans leur dernier regard, ce n'était pas les flammes du bûcher ou le couteau meurtrier, maculé de leur propre sang, qu'ils voyaient, c'était le règne de Dieu, מלכות שמים, c'est-à-dire le bonheur de l'Humanité, sa vie et sa paix. Cela, je pense, est suffisant pour que nous ayons des droits et des raisons d'agir pour la Paix. Quant à l'impuissance, due à notre petit nombre, n'y croyons pas, mes frères et mes sœurs. L'histoire de la science comme celle de la morale nous apprennent que rien n'a été fait sur terre que par des petits nombres. Toujours et partout ce sont des minorités qui ont agi et qui ont fait l'évolution de l'Humanité. Ce n'est pas sans raison que la légende raconte que Dieu choisit à dessein pour donner sa Loi, la plus petite des montagnes et le plus petit des peuples. Or, cette Loi vit toujours et le peuple d'Israël est toujours là pour la servir, alors que toutes les nations de l'antiquité, les plus fortes mêmes, ont disparu et que leurs lois ne sont plus que des curiosités historiques ou littéraires. Comme les enfants d'Israël sont sortis de l'Egypte, par la puissance de Dieu, la Vérité triomphe par Dieu, qui est lui-même Toute-Vérité.
Tels sont les deux premiers qui questionnent. Le troisième ne sait même pas questionner, שאינו יודע לשאול c'est à peine s'il sait qu'il appartient à la Communauté d'Israël. Et de tels hommes sont nombreux parmi nous, de nos jours : ils sont indifférents parce qu'ils ne savent pas. Pour ceux-là, le commandement dit : "Tu raconteras à ton fils", c'est-à-dire : "Tu lui feras comprendre ce que le Judaïsme signifie de devoirs, de volonté, de discipline, de sacrifices pour le bonheur des hommes." Tu lui parleras du glorieux passé, de l'éternelle espérance d'Israël, tu lui feras recouvrer sa conscience de Juif.
Laissons parler maintenant le חכם, le Sage. Il dit : מה העדות והמשפטים והחוקים אשר צוה ה' אלוהנו אתכם ? ,
"Quels sont ces lois ces devoirs que l'Eternel,
notre Dieu, nous a ordonnés ?" C'est-à-dire : "
Je comprends, certes, que j'ai à agir, mais que puis-je faire ?"
Oh, mes frères, j'ose croire que vous tous, qui êtes venus ici
aujourd'hui, avez maintenant cette même pensée. Et, je vous réponds
: il s'agit surtout de vouloir. Vous avez conscience de votre Judaïsme,
il faut y participer de façon plus intime. Il faut étudier son
histoire et son idéal, il faut - chacun dans son milieu - le faire
connaître non pas toujours tel qu'il est, mais tel qu'il devrait être.
Il faut aimer la paix, poursuivre la paix, croire à la paix. Car, travailler
pour la paix c'est travailler pour le Judaïsme et travailler pour le
Judaïsme, c'est travailler pour la paix. Et, si l'on vous parle des difficultés,
montrez l'exemple d'Israël qui n'a jamais voulu voir les difficultés,
lorsqu'il s'agissait d'Idéal. Et, si l'on vous traite de généreux
utopistes, montrez que les utopies d'une époque deviennent les réalités
d'une autre époque. Il y a trois mille ans que des rêveurs parlaient
de monter dans les airs et, nous ne nous étonnons plus de voir des
hommes sillonner le Ciel. Ce qui est vrai dans le domaine scientifique doit
l'être dans le moral, encore faut-il y travailler avec autant d'ardeur.
Et cela incombe à chacun de nous.
Préparer le bien, c'est lutter contre le mal. Mais il y a encore à réparer les méfaits du mal pour préparer le bien. En ceci, Juifs, nous avons des devoirs immédiats. Il faut sauver nos propres frères qui souffrent, pour les rendre aussitôt que possible au service de notre mission. Il faut donner notre appui à toutes les organisations sérieuses qui luttent contre l'antisémitisme ou qui travaillent à la régénération économique, sanitaire et morale des malheureuses victimes. Il ne faut pas oublier les errants, ces déracinés, qui risquent trop la déchéance morale après la déchéance matérielle. Vous savez que pour ceux-ci, une vaste organisation est en formation : une de nos sociétés, l'Ezrass Achim, y participe et vous-mêmes serez appelés à y participer. Bientôt, nous vous convoquerons tous pour vous expliquer les choses, pour vous convaincre que le Bien n'est ni si difficile, ni si lourd.
Voilà, mes chers frères et mes chères sœurs, en peu de mots, ce qu'il y a à faire pour nous dans le monde d'aujourd'hui. C'est une nouvelle libération : une véritable renaissance à accomplir.
Chers frères et chères sœurs,
Hier soir, dans chacun des foyers d'Israël, sous l'œil attendri
d'un papa et d'une maman, un enfant à l'âme naïve et fraiche
a posé la question rituelle : " Quelle différence
y a-t-il entre cette nuit et les autres nuits ?" Chez vous aussi, mes
frères et mes sœurs, un être cher a posé la même
question. Peut-être vous êtes-vous contentés de répondre
par la seule réponse du texte et vous avez dit :
"C'est que nous avons été esclaves de Pharaon en Egypte et que
l'Eternel, notre Dieu, nous a fait sortir de ce pays par une main puissante
". Ce n'est pas assez, mes frères et mes sœurs, car vous
savez qu'il est prescrit d'expliquer et de développer le récit
de la Hagada. Vous pouvez donc dire, et vous resterez dans l'esprit-même
du Judaïsme éternel : " C'est en pareil jour que Dieu nous a donné
la Liberté, pour que nous préparions le bonheur du Monde : c'est
pour cela qu'Israël est sur terre. " Alors vraiment, lorsque vous aurez
ainsi parlé, ainsi pensé, vous comprendrez vous-mêmes
que cette nuit est différente des autres nuits, car vous aurez déjà
agi pour l'Idéal d'Israël. Et, mieux encore, vous aurez mérité
de voir descendre sur vos têtes et sur la tête de ceux que vous
chérissez, la bénédiction de bonheur et de paix, que
je veux maintenant implorer de Dieu, non seulement pour vous, mais pour les
hommes, nos frères.
Amen !