Une oraison funèbre de Jacob Meyer
Moché CATANE.
Extrait de Revue des Etudes juives (XXIV, 1/2, janvier-juin 1965, p. 213-218)


Le manuscrit 3985 de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg est décrit comme suit dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France - Départements, Tome XLVII : Strasbourg, par le Dr Ernest Wickersheimer (Paris, 1923) à la page 694 :

"3985 (Hébr.) Oraison funèbre à la mémoire d'Isaac Itziq [de Phalsbourg], grand-rabbin du Haut-Rhin, à Uffholtz, et de Jedidjah Tijah [Weil], grand rabbin à Carlsruhe.
Au fol. 1 v°, il est dit que, la même année, sont décédés deux autres rabbins, Pinehas Hurwitz, de Francfort-sur-le-Main et Siméon Hachebourg de Mutzig, morts en 1805. - Au fol. 3 v°, l'auteur mentionne son prédécesseur, le rabbin Benjamin ; c'est le rabbin Benjamin Wolf Reichshofer de Bouxwiller. Aux feuillets 6 et 7, il se plaint amèrement des frères Itziq et Abraham Wesch [Westhausen]. qui l'avaient injurié et calomnié.
XIXe siècle. Papier. 122 feuillets. 210 sur 175 millim. Cartonné."
D'après l'introduction (p. VIII) il semble que les renseignements sur les manuscrits hébraïques ont été fournis à l'ancien administrateur de la grande bibliothèque strasbourgeoise par le regretté rabbin Moïse Ginsburger, qui y exerçait notamment les fonctions de bibliothécaire auxiliaire. Le manuscrit 3985 ne figure pas parmi ceux que l'orientaliste Samuel Landauer avait décrits au siècle dernier dans son Katalog der hebräischen, arabischen, persischen und türkischen Handschriften der Kaiserlichen Universitäts- und Landesbibliothek in Strassburg (Strassburg, 1881).
La lecture de ce manuscrit fort intéressant et remarquablement bien écrit permet de constater que seules les données que nous avons mises en italique figurent explicitement dans le texte. Et l'on se heurte bientôt à une phrase (f° 3b) qui infirme ce que la notice ci-dessus semble suggérer, à savoir que l'auteur était rabbin de Bouxwiller :
Cette confusion de la seconde avec la troisième personne du pluriel, qui se reproduit trois fois dans ces quelques lignes, est sans doute à mettre en rapport avec la forme de politesse en usage en allemand, d'autant plus que le discours était vraisemblablement prononcé en judéo-alsacien.

"Venez donc et expliquons-nous [Isaïe 1:18]. N'est-il pas vrai que vos pensions perpétuelles [d'après 2 Rois 25:30] que vous vous êtes engagés à donner annuellement à l'École talmudique - vous ne les donnez pas ? Ainsi vous enfreignez l'interdiction de retarder l'exécution d'un voeu [Deutéronome 23:22] dès l'instant où les receveurs les réclament, puisqu'il y a des pauvres. Vous avez donc commis un double méfait [Jérémie 2:13]. D'abord, parce que c'est à cause de vos promesses qu'a été fondée l'École talmudique de Marckolsheim, et vous avez tous convenu que c'était une bonne chose qu'il y ait une École talmudique dans votre région [en marge: de la sorte s'est trouvé diminué le montant de votre cotisation pour l'École talmudique d'E[tten]d[orf]]. Et à présent vous revenez en arrière en refusant de payer votre cotisation. De la sorte on se trouvera dans l'obligation de fermer l'École talmudique, D. nous en garde, car avec quoi pourrions-nous entretenir le professeur de cette École, avec la grange ou avec le pressoir [2 Rois 6:27] ? Certes votre attitude ultérieure révèle vos dispositions antérieures [locution talmudique]. C'est intentionnellement que vous avez tous donné votre accord pour fonder une nouvelle École talmudique, afin que vous soyez dégagés également vis-àvis de l'École d'Ettendorf, et que vous puissiez rejeter ceci pour cela et cela pour ceci. Si bien qu'il y a lieu de craindre que les deux écoles talmudiques soient ruinées, que D. nous en garde. Malheur à nous pour le jour du jugement, malheur à nous pour le jour de l'algarade [locution talmudique]").
Il est bien évident qu'un rabbin de Bouxwiller ne peut dire qu'une école fondée à Marckolsheim est plus proche de son siège que celle d'Ettendorf. Un coup d'oeil sur la carte montre que Marckolsheim est à l'angle sud-est du Bas-Rhin, alors que Bouxwiller et Ettendorf sont au nord, à une dizaine de kilomètres de distance l'un de l'autre.
On peut supposer que l'identification a été guidée par le nom du prédécesseur de l'auteur, le rabbin Benjamin, et peut-être M. Ginsburger s'est-il laissé entraîner par la mention du nom de Wolf (Benjamin) Reichshofer dans le manuscrit précédent du catalogue (n° 3984). Mais n'a-t-il pas écrit lui-même dans son article Les Mémoriaux alsaciens (REJ XLI, 1900, p. 135) que Reichshofer n'est mort, à son poste de Bouxwiller, qu'en 1813 !

Le passage qui parle du feu rabbin est assez piquant pour que nous le rapportions (3 b/4 a). Pour prouver à ses ouailles leur avarice, l'orateur rappelle le cas d'une pauvre fille abandonnée :

"N'avais-je pas exposé il y a quelques mois le statut et la situation de la fille du feu rabbin, Notre Maître le Rabbin Benjamin, que la mémoire du juste soit une bénédiction [Proverbes 10:7] pour le monde futur, qui fut votre rabbin et votre maître près de trente ans. Eh bien, elle n'a littéralement pas le sou pour vivre et de plus elle est pauvre d'esprit. Et il y a lieu de craindre que, si elle est renvoyée d'un endroit à l'autre au gré des voitures, elle devienne complètement folle, que D. nous en préserve, et quelle n'en serait pas la honte [Esther 1:18] pour le feu rabbin dans sa tombe. Aussi avais-je demandé aux notables qu'ils lui donnent une pension hebdomadaire, d'un montant infime, tel que 2 ou 3 sous, afin qu'elle ait de quoi vivre. Mais vous avez dit lanlaire [Jérémie2:25] à mes paroles, et vous n'avez pas épargné l'honneur du rabbin, que la mémoire du juste soit une bénédiction [f° 4a]. Où irez-vous cacher votre opprobre [d'après 2 Samuel 13:13]. Nos maîtres, de mémoire bénie, n'ont-ils pas dit [Michna Sanhédrin 4:5] "Quiconque sauve une vie en Israël est considéré comme s'il avait maintenu le monde entier" ? Et pourquoi ne sauverez-vous pas la vie de la fille de l'Éminence de l'abîme ? Et, si vous ne voulez pas le faire pour elle-même, faites-le en l'honneur de l'Éminent Rabbin que la mémoire etc. Et je suis sûr que le mérite du rabbin de mémoire bénie vous assistera pour vous sauver de tout malheur et de toute affliction. Et il priera pour vous, D'autant plus que vous en avez, D. merci, les moyens, car c'est peu de chose et elle sera maintenue en vie [jeu de mots sur Genèse 19:20].")
Il suffit de consulter le Dénombrement général des juifs qui sont tolérés en la province d'Alsace... (Colmar, 1785) pour découvrir qu'à part celui de Bouxwiller, il y avait un autre rabbin qui portait le prénom de Benjamin. C'est le fameux Benjamin Hemmendinger de Niedernai (Niederehnheim) (p. 202; cf. Les Mémoriaux alsaciens, p. 122).
Désormais tout s'éclaire. Niedernai était un poste rabbinique important, siège au dix-huitième siècle d'un tribunal rabbinique connu, et situé dans le sud du Bas-Rhin. Par la même occasion, nous apprenons qui est l'auteur de l'oraison funèbre, car le successeur de Benjamin Hemmendinger n'est autre que le célèbre Jacob Meyer, qui devait devenir en 1809 le premier grand rabbin de Strasbourg (après la renonciation de David Sinzheim, élu à la fois à ce poste et au grand-rabbinat de France).

Nous avons pu en trouver une certaine confirmation en comparant l'écriture de notre manuscrit avec celle du manuscrit 3930 de la même bibliothèque. Ce dernier est décrit comme suit dans le catalogue de Wickersheimer (p. 682) :

"3930 (Hébr. 4) Jacob, dit Jéqel hen Isaac Saeckel Moutzig, Gnari temporum. Abrégé de comput.
L'auteur, originaire de Riheauvillé fut successivement rabbin à Hagenthal-le-Bas, Rixheim, Niedernai et mourut grand-rabbin de Strasbourg en 1830..."
Il figure aussi dans le catalogue de Landauer sous le no 4 (p. 2), avec la description suivante :

Aucun doute : il s'agit de Jacob Meyer (commis-rabbin à Rixheim en 1784 selon le Dénombrement général, p. 264 [Jacques Meyer]). Pourquoi Ginsburger - qui a publié lui-même dans Les Mémoriaux alsaciens (p. 128-129), puis dans Souvenir et science IV, 9, de septembre 1933, p. 12-14, une petite biographie du premier grand-rabbin de Strasbourg ne l'a-t-il pas précisé, c'est là une autre question...
Les écritures ne sont pas identiques, il s'en faut de beaucoup. Mais à quarante-trois ans de distance (1762-1805) la main ne reste pas immuable... D'autant plus qu'il s'agit dans le manuscrit 3930 d'un petit traité et dans le 3985 de notes plus ou moins mises au net pour un discours. On peut néanmoins affirmer que le type d'écriture est semblable, et qu'il a conservé une grande régularité dans le second manuscrit malgré l'âge du rédacteur.

Cela étant, on ne doit pas s'étonner de l'excellence de cette oraison, car Jacob Meyer était réputé à la fois par son érudition juive, son ouverture au siècle et la fermeté de son caractère.
La langue de notre manuscrit, malgré quelques étourderies orthographiques et grammaticales, est constamment élégante et, conformément aux règles du genre, amplement émaillée de citations bibliques et talmudiques, parfois détournées par jeu de leur sens. Les deux complaintes (f° l1a et b et 12a) composées en l'honneur des rabbins dont il est fait l'éloge ne sont peut-être pas de la haute poésie, mais répondent aux critères en vigueur dans ce domaine, par l'usage de l'acrostiche et de la rime, ainsi que par une composition régulière et un emploi abondant des textes sacrés.

L'auteur fait preuve d'une connaissance courante de la Bible et des deux Talmud, mais aussi des Midrashim, du Sefer Hassidim et du Zohar, ainsi que d'ouvrages de Hayyim Vital et d'Isaïe Horowitz. Il cite aussi Rachi, Abarbanel (sur le Traité des Principes) Bina Le'ethim d'Azaryah Figo et Ya'aroth Devash de Jonathan Eybeschütz. Enfin il développe une interprétation homilétique de Rabbénou Yona de Tolède [ou de Gérone], puisée dans le Massoreth Habrith, sans doute celui de David ben Benjamin de Hambourg.

Dans tout cela il montre beaucoup de logique et plus encore d'humanité. Aucune de ses suggestions - contrairement à ce qui se passe souvent à la lecture de rabbins de cette époque, que nulle invraisemblance et nulle incongruité ne rebutaient pourvu qu'ils aient cru les déduire d'écrits consacrés ne heurte le bon goût ou le bon sens. Bien au contraire.
Nous le voyons réprimander sévèrement ses auditeurs pour leur pingrerie et leur abandon des études juives, mais plus encore pour la malhonnêteté de certains d'entre eux. Voici l'une de ses adjurations (8b) :

"Pour nos nombreux péchés, la plus grave de toutes les infractions, la majorité des gens de notre province s'y adonnent et finissent par la traiter comme une chose absolument permise. C'est la profanation de Son nom - qu'il soit béni - pour autant qu'il est possible [de le profaner] en escroquant les idolâtres, en faisant à leur sujet des contrats falsifiés en leur teneur [Talmud Gitîn 10b et passim], de sorte qu'ils soient redevables à un juif à leur insu, et en leur prenant un gros intérêt. Or cela se passe journellement. Les non-juifs ne vont-ils pas dire que c'est là-dessus que repose notre foi, de voler et d'escroquer ? Il n'y a pas de pire profanation du Nom. Et pourquoi ne détournerait-Il pas Son visage de nous, que D. nous en préserve, car la Profanation du Nom est impardonnable." (Cf. aussi 9b).
Le seul point sur lequel on puisse hésiter à porter un jugement favorable c'est l'affaire de calomnie des frères Wesch, où l'orateur adopte une position intransigeante, allant jusqu'à jurer de sa bonne foi, à exiger des excuses publiques, sous peine d'exclusion des honneurs religieux, et à appeler sur eux le courroux divin. Mais il semble que les chefs de la communauté n'avaient pas d'autre ressource pour maintenir la cohésion des fidèles et abattre l'esprit d'intrigue, largement utilisé par les ennemis des juifs.

Quant à l'identification des autres personnages mentionnés, elle ne fait aucun doute en ce qui concerne les illustres rabbins de Carlsruhe Tiah Weil mort le 10 octobre 1805 (Jewish Encyclopedia sub v°) et de Francfort Pinehas Horowitz, mort le 1er juillet de la même année (Encyclopedia Judaica, sub v°).
Pour le rabbin de Mutzig, le Dénombrement général (p. 193) nous fournit le nom de Simon Horcheim (cf. Les Mémoriaux alsaciens, p. 134). D'où provient le Hachebourg du catalogue, je l'ignore.

L'identification par Ginsburger du rabbin Isaac du Haut-Rhin repose sur une autre donnée des Mémoriaux alsaciens (p. 126-127) qui nous rapporte la mort, au jeûne de Guedalya 5566, c'est-à-dire en automne 1805, du rabbin d'Uffholtz Itzik Phalsbourg. Rien n'indique en tout cas qu'il s'agisse d'un grand-rabbin.


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