BIOGRAPHIE
Benjamin Lipman (Dôbh ben Eliézer) naquit à Metz, le 9 octobre 1819 (sabbat hôl hamôed de Soukkôth 5580), plus jeune enfant d'une famille de quatre, plusieurs autres enfants étant morts en bas âge.
Son père, Bernard Lipman, qui était de Pontpierre (Moselle), avait, épousé une demoiselle Gothon Lévy de Créhange, village voisin, et était venu s'établir à Metz, rue de l'Arsenal (1), où il faisait un commerce de draperie.
Bernard Lipman, né en 1775, appartenait encore au judaïsme du moyen âge, demeuré immuable jusqu'à l'Assemblée des Notables de 1806, dont les réponses au questionnaire impérial sur les principes sociaux des Israélites devaient être converties en Décisions doctrinales par le grand Sanhédrin de 1807. Mais ce simple négociant parlait et écrivait correctement le français, chose rare alors parmi les Israélites lorrains qui, en dehors de l'hébreu, ne connaissaient en général qu'un informe patois judéo-germano-français. Rappelons-nous qu'on ne trouve aucun israélite à l'Ecole polytechnique avant 1830 (2), à l'Ecole de Saint-Cyr avant 1840. Bernard Lipman mourut encore jeune, le 11 mars 1826, laissant trois fils : Isaac, Mathieu, Benjamin, et une fille Clotilde. Benjamin était âgé de six ans. Pendant que ses frères se destinaient à l'industrie, spécialement messine, de la fabrication des flanelles, lui se sentit, dès l'enfance, la vocation du rabbin ; sa pieuse mère l'encourageait dans cette voie (...).
Après des études talmudiques, faites auprès d'un de ces rabbins de la vieille école, qui ne possédaient guère de connaissances générales, et quelques études profanes à l'école Macherez des Israélites de cette époque ignoraient encore le chemin du lycée), il entra en 1839, à l'âge de 19 ans et demi, à l'Ecole rabbinique de Metz, qui avait été instituée dix ans auparavant, et qui devait fournir au judaïsme français tous ses pasteurs jusqu'en 1859, date de son transfert à Paris.
L'école rabbinique de Metz était dirigée par le grand rabbin Mayer Lazard, talmudiste renommé. Bien que les connaissances générales y fussent cultivées latin, grec, littérature française, philosophie, astronomie, musique), l'étude du Talmud y était surtout en honneur, et les élèves, formés à cette école, possédaient à fond cette science difficile, que nos rabbins modernes, obligés à d'autres études encore, approfondissent forcément beaucoup moins. Ce fut au 19ème siècle, (…), que se fit doucement, dans le judaïsme français, la transition entre le moyen âge et les temps modernes. Benjamin Lipman fut de cette génération de transition, que son ouvrage : Le Sinaï, ou la Morale d'après la Bible et le Talmud (1859) pourrait symboliser : le judaïsme, sortant enfin du ghetto, parlait haut et net, et se faisait connaître sous son vrai jour, en culbutant le vieil édifice d'ignorance voulue ou de calomnie haineuse, œuvre de tant de siècles sombres.
Le jeune Emmanuel Lambert, fils du grand rabbin de Metz, étant mort le 20 avril 1844, pendant qu'il était élève à l'école rabbinique, son camarade Benjamin Lipman fut chargé de prononcer l'oraison funèbre de ce jeune homme d'élite. Il le fit avec un talent qui promettait un grand orateur à la chaire israélite française.
En juillet 1845, il sortait de l'Ecole avec le diplôme du deuxième degré (diplôme exigé pour pouvoir être nommé grand rabbin d'une circonscription consistoriale).
Pas plus à cette époque qu'à la nôtre, une place n'était assurée aux jeunes rabbins à leur sortie de l'Ecole. En attendant qu'un poste de rabbin devînt vacant, Benjamin Lipman alla diriger l'enseignement religieux à l'Ecole israélite de Nancy, grande communauté voisine de celle de Metz (une centaine d'élèves). A la tête de la circonscription consistoriale de Nancy se trouvait alors un pasteur éminent, le grand rabbin Salomon Ullmann, futur chef spirituel du Judaïsme français. Celui-ci fit au jeune rabbin le meilleur accueil dans sa synagogue, où il lui donnait souvent la parole, et dans .sa maison dont il lui ouvrit largement la porte. Mon père a toujours gardé à cette belle figure israélite un pieux et affectueux souvenir. Le 21 mai 1866, grand rabbin de Metz, il eut à prononcer dans la synagogue de cette ville l'éloge funèbre du grand rabbin Ulmann, grand rabbin du Consistoire central, décédé le 5 mai. On trouvera, page 109, les notes par lui jetées sur le papier en vue de cette oraison funèbre, selon sa méthode habituelle.
Le 24 janvier 1848, Benjamin Lipman est nommé au poste, récemment créé, de grand rabbin du Consistoire provincial de Constantine. Il rejoint Marseille, où il doit s'embarquer pour l'Algérie. Mais, à la tête de la circonscription de Marseille il trouve un messin, le vénéré grand rabbin Cahen, qui, bien au courant de l'état des esprits dans les communautés algériennes, le dissuade d'assumer une mission pour la réussite de laquelle une longue expérience des hommes serait nécessaire. Le jeune rabbin a la sagesse de s'incliner devant les conseils d'un ancien et, renonçant à un rêve peut-être trop ambitieux, il reprend modestement le chemin de l'école israélite nancéienne.
Le rabbin de Phalsbourg, Lazare Isidor, avait été porté le 15 novembre 1847 au siège de grand rabbin de Paris par la popularité qu'il devait à sa protestation courageuse contre le serment more judaico. Ce dernier vestige du ghetto venait d'être, grâce à lui et à la parole enflammée de Crémieux, à jamais effacé des codes modernes (3).
Le 28 juillet 1848, Benjamin Lipman succéda, dans la chaire de Phalsbourg, au rabbin Isidor, sorti trois ans avant lui de l'école rabbinique, et qui avait assidûment fréquenté comme parent éloigné et comme hôte, la maison de sa mère pendant son séjour à cette école (annexes 3 et 4).
Curieuse ville et curieuse communauté que le Phalsbourg d'alors ; le romancier Erckmann l'a immortalisée dans la littérature française ; parlons-en au point de vue israélite.
La ville ne compte que 1.800 âmes ainsi réparties : 1.200 catholiques, 400 protestants, 200 israélites. Curé, pasteur et rabbin y vivent dans la plus complète harmonie, leurs ouailles font de même. L'antisémitisme (le mot est nouveau, mais la chose est séculaire) y est à peu près inconnu. Un jour, il est vrai, un jeune garçon a osé insulter le rabbin dans la rue ; mais le père de l'enfant l'a amené chez ce rabbin et obligé à lui demander pardon en sa présence. Ainsi le mal est coupé à la racine. Les Israélites phalsbourgeois sont d'une piété extrême ; le jour de Kippour, hommes et femmes, revêtus de leurs habits funéraires, passent leur journée à la synagogue, à jeûner et à prier ; et le lendemain de grand matin, les hommes se rendent encore à un office de seli'hôth, que le Choul'han Aroukh ne prescrit pas. Cela frise l'ascétisme.
Outre Phalsbourg, le rabbinat comprend encore neuf communautés, petites, mais où la vie religieuse est des plus intenses (4). Le rabbin les visite deux fois par an, pour y porter la parole de Dieu et aplanir toutes difficultés. Sa venue a la portée d'un véritable événement.
Le rabbin Lipman prenait possession de sa chaire, au lendemain des tristes journées de juin. Il choisit, pour thème de son sermon le sujet qui passionnait alors l'opinion publique. Il montra, du point de vue israélite, comment la richesse et la pauvreté entraient dans le plan providentiel, à titre d'épreuves imposées aux hommes en vue de mieux assurer l'union, des volontés.
Pendant la même année 1848, les événements politiques lui donnèrent plusieurs fois l'occasion de prendre la parole devant un auditoire composé de citoyens de tous les cultes ; on trouvera pages 95 à 103, ces allocutions patriotiques.
En exerçant, pendant plus de quinze ans (juillet 1848-août 1863), ses fonctions pastorales dans le milieu que nous venons de décrire, le rabbin Lipman put déployer ses vertus et son talent, accroître sa science, amasser son expérience.
En 1850, il épousait à Colmar (Haut-Rhin) Mademoiselle Rosalie Sée, qui appartenait à une ancienne famille, connue dans le judaïsme français. Une nouvelle synagogue ayant été inaugurée à Phalsbourg le 10 septembre 1857 (annexe no 5), le rabbin Lipman prononça, à cette cérémonie, un sermon sur "la Tolérance".
En 1859, il publia son remarquable ouvrage : Le Sinaï, ou la Morale d'après la Bible et le Talmud (5) où il montrait qu'en condensant les textes de la Bible et du Talmud, on pouvait réunir, sans recourir à aucun artifice, les enseignements de la morale la plus élevée et la plus complète. Il vengeait ainsi, de la façon la plus noble, le judaïsme calomnié par une certaine presse (6) et outragé par d'insolentes tentatives de conversions en masse (7).
Il y a lieu, de rapporter ici une aventure assez plaisante, qui arriva à cette époque au rabbin de Phalsbourg. Un jour, il reçoit la visite d'un de ces convertisseurs patentés, qui parcouraient alors l'Alsace :
Les regrets qu'inspira aux Phalsbourgeois le départ de leur rabbin, nommé par décret du 16 août 1863 au poste de grand rabbin de Metz, sont exprimés dans une lettre d'adieu de la Commission administrative du Temple de Phalsbourg (annexe n° 6).
Hélas ! sa vieille mère, si fière de lui, était morte depuis neuf ans déjà, âgée de 78 ans ; elle n'eut pas la joie de lui voir occuper la chaire messine, elle qui l'avait si pieusement poussé vers la carrière rabbinique.
La cérémonie d'installation fut célébrée avec un éclat inaccoutumé jusqu'alors (annexes 7 et 8). Le sermon sur "La sanctification du nom de l'Eternel" fit sensation, autant par l'élévation des idées que par le charme du style. Il n'était que le premier de cette longue série de sermons, qui devaient, pendant neuf années, faire accourir les fidèles en foule au pied de la chaire de la synagogue de Metz. (...)
A Metz existaient encore de nombreuses confréries, se donnant chacune à une mission religieuse spéciale et ayant chacune à sa tête un rabbin ou un talmudiste, capable d'en instruire les membres dans une conférence du samedi. Le grand rabbin Lipman instruisit ainsi les membres de la confrérie Metaharim (purificateurs), dont la mission était de rendre les derniers devoirs aux morts (annexe no 9).
L'école rabbinique, nous l'avons dit, ne se trouvait plus à Metz depuis 1859 ; mais les grands rabbins Mayer Lazard, ancien Directeur, et Louis Morhange, ancien Professeur à l'école, étaient restés au milieu de la vieille communauté, avec le titre, purement honorifique, d'assesseurs du grand rabbin. Jamais aucun froissement ne se produisit entre celui-ci et les assesseurs, ses anciens maîtres ; cela les honore tous les trois.
Mais le grand rabbin Lipman ne devait trouver ici ni chez les ministres des autres cultes, ni dans la population, l'esprit de tolérance et de libéralisme qui animait, nous l'avons vu, le curé, le pasteur et tous les habitants de son ancien siège, Phalsbourg.
On ne vit aucun prêtre, aucun pasteur à la cérémonie de son installation.
L'évêque de Metz (8) ne rendit même pas au grand rabbin la visite que celui-ci lui avait faite en prenant possession de ses fonctions ; et, comme si un mot d'ordre eût été donné, le curé de la paroisse où habitait le grand rabbin montra le même manque de courtoise tolérance.
Une semblable direction religieuse n'était certes pas faite pour extirper des cœurs l'ancienne et injuste haine amassée contre les Juifs. On pouvait encore, dans les rues de Metz, entendre des enfants vociférer l'odieux refrain du moyen-âge :
"Mâ-youte (méchant juif) ! Mâ-youte ! Casse ta croûte! Tête de chien, Qui ne vaut rien, Passe ton chemin Et ne dis rien !" |
Le 12 avril 1867, le grand rabbin. Lipman prononçait; à l'inauguration de l'Hospice israélite, un important sermon. En 1868, il adressa à ses fidèles la. Lettre pastorale sur La Prédication. En même temps qu'il y définissait, en termes saisissants, les rapports qui doivent s'établir entre le prédicateur israélite et son auditoire, il réduisait à néant les injustes attaques auxquelles se livrait la Libre-pensée contre les textes de l'Écriture sainte. La même préoccupation se retrouvera dans sa Lettre pastorale de 1873, à Lille. Sa vue perçante avait, de loin, découvert les dommages que causerait au judaïsme français cet engouement déraisonnable des israélites pour une philosophie, bonne uniquement contre des prétentions ultramontaines, entièrement étrangères à la religion de Moïse. Le judaïsme de notre pays, après cinquante années passées, est encore loin d'être remis d'une telle secousse.
Le 19 juillet 1870, la France déclarait, dans les conditions défavorables qu'on sait, la guerre à la Prusse ; le 28, Napoléon III établissait son grand quartier-général à Metz.
Le grand rabbin Lipman, se rendant compte qu'il se trouvait à un poste d'honneur, offrit alors au Gouvernement ses services patriotiques.
Après les batailles de Borny et de Gravelotte (14 et 16 août), les blessés affluent ; le grand rabbin de Metz, soucieux de leur assurer les consolations religieuses, fait aafficher dans les ambulances l'avis suivant :
GRAND RABBINAT DE LA CIRCONSCRIPTION DE METZ
AVIS Dans les temps ordinaires, rien n'est plus facile pour nous, grâce aux bons soins de l'Administration, que de trouver, dans l'hôpital militaire, les soldats israélites malades. Il n'en saurait être ainsi en ce moment, où les soldats israélites blessés se trouvent disséminés dans de nombreuses ambulances, et où l'Administration ne peut pas établir les listes des différents cultes. Nous croyons utile, pour remédier autant qu'il est en nous à cet inconvénient, de porter à la connaissance des blessés qu'il y a des aumôniers israélites attachés à l'armée, que nous faisons nous-même de fréquentes visites aux ambulances et qu'on peut toujours recourir à nous, en s'adressant à notre domicile, rue Taison, 43.
Le grand rabbin de Metz : B. Lipman. Metz, le 18 août 1870. |
Le nombre des blessés hospitalisés à Metz atteignit 24.000 ; le grand rabbin et les trois aumôniers de l'armée du Rhin (9) suffisaient à peine à visiter toutes les ambulances. Sur la demande du commandement, un grand nombre de particuliers hospitalisèrent alors des blessés, selon les ressources dont ils disposaient. Le grand rabbin Lipman soigna ainsi chez lui, pendant la durée du siège, le colonel du 65e de ligne L. Sée, oncle de sa femme, qui avait été grièvement blessé le 18 août à Amanvilliers.
A partir du 1er octobre, la famine se fit sentir et il y eut beaucoup de malades dans la population civile.
Le 28 octobre, Metz capitulait, avec l'armée du Rhin tout entière, faute de vivres. Alors les maladies, la variole surtout, sévirent de plus en plus, au point qu'il n'y eut pas de maison sans malades ; le grand rabbin se multipliait; lui et sa famille furent miraculeusement protégés contre les contagions.
Nos troupes avaient, hélas ! pris le chemin de la captivité ; nombreux furent les prisonniers de guerre que mon père secourut - matériellement et moralement - soit directement, soit en correspondant avec les rabbins d'Allemagne, ceux de Magdebourg et de Mayence en particulier.
Il ne voulut avoir, avec les autorités allemandes, que les rapports indispensables exigés par ses fonctions et il leur témoignait une froideur marquée.
Un jour, le gardien-chef de la prison civile le fit grossièrement expulser de l'établissement, parce qu'il avait apporté quelques douceurs à un israélite injustement incarcéré (il y eut plusieurs de ces victimes, en particulier les maitres de forges Dreyfus et Dupont, le dernier, membre du Consistoire, qui avaient fabriqué des obus dans leurs forges d'Ars) (…).
Le grand rabbin traita cet agent subalterne par le mépris et se garda bien d'adresser une plainte à l'autorité supérieure allemande pour une injure personnelle.
Décembre 1870 : Affaire des réfugiés polonais
Au mois de mars 1871, au moment où se préparaient à Bruxelles les préliminaires du traité de paix, le grand rabbin, fermement décidé à ne pas rester dans Metz devenu allemand, mais soucieux des intérêts religieux des Israélites lorrains et alsaciens, qui allaient subir l'annexion, s'adressa, de sa seule initiative, au représentant de la France à la Conférence de Bruxelles, le baron Baude,puis, sur le conseil de celui-ci, au Ministre des Affaires étrangères, Jules Favre (annexes 14, 15, 16). Ces démarches furent couronnées de succès.
A la fin de l'année, le Consistoire central travailla énergiquement à obtenir du Gouvernement la création de deux nouvelles circonscriptions consistoriales, qui pussent, dans une certaine mesure, remplacer celles de Metz et de Colmar, dont un lambeau (Sedan et Belfort) demeurait à la France. La circonscription de Strasbourg, annexée dans sa totalité, était irrémédiablement abandonnée.
Mon père avait, dès le 3 octobre 1871 (annexe 17), officiellement déclaré qu'il ne prêterait pas serment à l'Empereur d'Allemagne. Incertain du résultat des efforts tentés par le Consistoire central, mais bien déterminé à ne jamais réciter la prière pour Guillaume, il décida que si la circonscription nouvelle n'était pas créée, il émigrerait avec les siens aux Etats-Unis, pour y être rabbin ; et, dans cette vue, i1 se mit à étudier l'anglais, qu'il ignorait complètement.
Cependant les événements prirent, une tournure favorable : Lille et Vesoul remplaçaient, jusqu'à nouvel ordre, Metz et Colmar.
Le 17 août 1872, le grand rabbin Lipman prononça dans la synagogue de Metz son sermon d'adieu.
Après avoir reçu des lettres d'adieu touchantes des Polonais, qu'il avait sauvés de la barbarie allemande, et de deux de ces confréries dont nous avons parlé plus haut (annexes 18 et 20), il quittait Metz le 27 août, avec sa famille, pour arriver le 28 à Lille, siège de sa nouvelle circonscription.
Il avait repoussé toutes les avances de l'autorité allemande, une augmentation considérable de traitement ; il quittait une communauté de 2500 âmes, la plus vieille de France, une circonscription de 9.000 âmes, encore accrue par le fait de l'annexion de nombreuses communautés de la Meurthe (arrondissements de Sarrebourg et de Château-Salins), parmi lesquelles celles de son ancien rabbinat de Phalsbourg. Et il allait tout organiser dans une circonscription nouvellement créée, qu'on avait dû former de sept départements (10), pour arriver à réunir la population minima de 2.000 âmes israélites, exigée par la loi !
Groupant les petits noyaux israélites, qui existaient déjà, au nombre d'une dizaine, dans les sept départements, et que vivifiait l'apport des immigrés de l'Alsace et de la Lorraine, le grand rabbin Lipman organisa des communautés, qui n'ont cessé depuis lors de se développer.
Des sièges rabbiniques sont créés à Valenciennes, Sedan, Reims ; des synagogues sont inaugurées à Boulogne-sur-Mer (25 août 1873), Reims (15 septembre 1879), Sedan (15 août 1880), Dunkerque (oratoire, 13 mars 1880); au moment de sa mort (juin 1886), le grand rabbin avait fait les premières et plus importantes démarches en vue de la construction de la nouvelle synagogue de Lille, construction réalisée en 1892.
Un service accessoire à première vue, mais de première importance morale, celui d'aumônier de la Colonie agricole de Saint-Bernard, sollicitait les soins du grand rabbin de Lille. La Colonie de Saint-Bernard, installée à côté de la Prison centrale de Loos, à quelques kilomètres de Lille, recevait les enfants israélites de la France entière qui, à la suite de certains délits, avaient été, par jugement, enlevés à leurs parents, considérés comme incapables de les diriger. La colonie de Saint-Bernard occupait ces enfants à des travaux divers, généralement agricoles, parfois jusqu'à leur majorité.
On sera peut-être étonné d'apprendre que, parmi ces malheureux, on trouvait toujours de six à dix israélites. Le grand rabbin consacrait à cette œuvre do sauvetage beaucoup de son temps, donnant aux enfants l'instruction et l'éducation religieuses, appuyant souvent, auprès d'eux, de son prestige moral l'autorité du Directeur de l'établissement ne les perdant pas de vue dans les années qui suivant leur sortie de la colonie. J'ai reproduit en un Appendice (…), les notes qui témoignent de l'importance qu'il attachait à cette branche de son ministère sacré.
Les relations avec les autorités civiles et militaires n'étaient pas non plus négligées (…). La continuité de ces relations était, on le comprend, des plus nécessaires dans une circonscription où tout était à créer, au milieu de populations qui ne pouvaient guère connaître des Israélites que les grossiers préjugés répandus contre eux depuis le moyen âge.
Le grand rabbin siégea, membre écouté, dans le Comité de bienfaisance de la grande ville industrielle et au Conseil départemental de l'Instruction publique.
Ses relations avec le pasteur du culte réformé étaient des plus cordiales, et les familles des deux ministres furent même sympathiquement liées l'une à l'autre. Mais je dois à la vérité de dire qu'à Lille, comme à Metz, le grand rabbin ne trouva aucun accueil auprès du clergé catholique ; les prêtres ne lui rendirent pas sa visite d'arrivée ; évidemment ils obéissaient, ici comme là, à un mot d'ordre. Cela n'empêcha pas mon père de donner gracieusement des leçons d'hébreu à un prêtre, qui les lui avait demandées, et qui d'ailleurs s'en montra digne.
Heureusement, cette attitude condamnable du clergé catholique demeura sans action sur la population lilloise, très libérale dans sa masse.
Le grand rabbin Lipman était d'une rare modestie ; cependant, guidé par le seul souci de grandir l'israélitisme (12) aux yeux des populations et de mieux assurer sa mission, il désira être décoré de la Légion d'honneur. Cette distinction, qu'il avait plusieurs fois méritée à Metz, par son attitude durant le siège et pendant l'occupation allemande, lui fut décernée le 30 janvier 1877 ; il fut nommé Officier d'Académie le 1er août 1878, en récompense des services qu'il avait rendus au Conseil départemental de l'Instruction publique.
Le Consistoire de Metz l'ayant félicité de sa décoration, il lui répondit, le 12 février 1877, par une lettre d'un émouvant patriotisme, que j'ai versée aux Pièces annexées à cette Biographie (annexe no 21).
C'est en avril 1884 qu'il adressa aux fidèles de sa circonscription la substantielle Lettre pastorale, intitulée Les quatre Souvenirs (sortie d'Egypte, révélation du Sinaï, attaque d'Amaleq, châtiment de Miriam), qui fut son chant du cygne. Il y laissait, en d'éloquentes pages, le fruit de toute son expérience d'israélite et de rabbin, un tableau magistral de la mission historique et providentielle d'Israël :
Ayant entièrement accompli sa mission de rabbin et de fondateur,
"Il pouvait s'endormir du sommeil de la terre".
Le soir du 7 juin 1886, veille de Châbhouôth 5646, le Dieu d'Israël rappela au pied de son Trône l'âme de ce juste, qui l'avait servi avec tant de zèle, d'humilité et de foi.