Il est des livres qui garnissent nos bibliothèques,
dont il faut secouer une poussière dense lorsquau hasard dune
étude on cherche à les consulter. Mais louvrage que nous
aimons et que nous feuilletons sans cesse, dégage comme un pouvoir dattraction.
II peut être usé par nos manipulations, sa reliure est
bien défraîchie, mais la poussière, témoignage
de loubli, ne risque pas de latteindre.
Ainsi en est-il des hommes que nous avons fréquentés. Tel nom, autrefois sur toutes les lèvres, demeure aujourdhui enfoui dans les recoins de notre mémoire et il nous faut soulever bien des voiles pour le redécouvrir. Mais lhomme qui nous a été familier et proche, resurgit à nos yeux dès que son nom est prononcé.
Aussi semblerait-il superflu dévoquer la mémoire du Rabbin Victor Marx, demeuré vivante parmi nous, si cet Almanach nétait destiné également à des lecteurs en dehors de Strasbourg ou à notre génération montante. Ces quelques lignes ne veulent être quun hommage de fidélité à celui que nous revoyons dans toutes les manifestations de la vie dune communauté.
Il hocherait peut-être la tête, gêné par cet éloge public, lui qui avait oeuvré dans lombre. "A quoi bon parler de moi, dirait-il, had mîn havraya, rabbin parmi tant dautres, plus brillants, plus méritants ?" Et notre réponse serait : "Cest votre simplicité, votre douceur, qui vous distinguaient et que nous voulons évoquer devant ceux qui ne vous ont pas connu, ou qui vous avaient mal connu.
30 années dactivité dans une même communauté avaient rendu votre silhouette familière dans tous les quartiers de Strasbourg. Chacun savait votre dévouement aux humbles, chacun connaissait votre modestie et combien vous fuyiez les honneurs et les titres. Vous étiez auprès de ceux qui souffraient, vous apportiez la consolation aux familles éplorées. Mais qui, en dehors de vos proches et des intimes savaient que sous des dehors de bonhomie et de simplicité, vous cachiez, comme si vous craigniez den faire étalage, une âme de chercheur, de savant épris de connaissances toujours nouvelles ? Vous regrettiez que votre travail à Strasbourg vous empêchât de vous consacrer autant que par le passé aux études que vous aviez entreprises à Westhoffen. Mais votre sens du devoir dictait votre conduite et vous avez sacrifié vos aspirations aux tâches nombreuses qui vous réclamaient.
Cest cela quil faut rappeler à la Communauté daujourdhui, dispersée lorsque vous nous avez quittés, il y a onze ans presque.
Ayant obtenu son abitur, Victor Marx partit à Breslau poursuivre ses études théologiques et orientalistes. Il en revint avec son doctorat. Ancien élève de Delitzsch, il fut un des rares étudiants à obtenir le diplôme rabbinique à Strasbourg, par les grands rabbins des trois départements annexés.
Sa carrière de Rabbin débute en 1899 à Westhoffen, où il demeura en fonction pendant onze ans. Dans cette communauté des plus anciennes et des plus réputées en Alsace, il déploya une activité littéraire intense. Les éditoriaux hebdomadaires du Wochenblatt sont des chefs-duvre du genre et permettent de suivre lévolution dun penseur profond et dun journaliste de grande classe. Ce nétait pas un orateur brillant: il compensait par sa plume son manque déloquence. Son séjour àWesthoffen reste parmi les plus beaux souvenirs de sa vie. Il y avait fondé son foyer en 1900.
Mais la Communauté de Strasbourg fit appel à Victor Marx. Le grand rabbin Uhry avait su apprécier son travail, la douceur de son caractère, et le choisit comme collaborateur. Il devait rester dans ces fonctions jusquà sa mort, adjoint de quatre grands-rabbins successifs.
Aumônier des hôpitaux, membre de tous les Comités doeuvres sociales, chargé des "lernen" (soirées d'études) dans les maisons de deuil, une vie de constant mouvement commençait pour le Rabbin Marx. Il était connu de tous, et surtout dans les foyers déshérités.
Sa simplicité attirait les confidences, et son dévouement la sympathie de ses fidèles.
Chaque Hevra faisait appel à lui et il ne refusait aucune tâche, allant de maison en maison pour soulager ou pour consoler.
Opposé au sionisme dans sa jeunesse, il en était devenu, après la guerre de 1914-1918,un adepte convaincu et cest lui qui introduisit les troncs bleus dans les minyanim (assemblées de fidèles), rendant le tronc du K.K.L. populaire à Strasbourg.
Survint la seconde guerre mondiale. Victor Marx avait 67 ans. Il eut la charge de la communauté repliée à Périgueux. Si cest dans ladversité que lon peut juger les hommes, le rabbin Marx fut lun des meilleurs. Il sut regrouper les réfugiés désemparés, réorganiser la vie cultuelle, ses services religieux, et rester le pasteur dévoué à son troupeau. Le danger ne pouvait lui faire quitter un poste exposé, que son âge lui eût permis dabandonner. Il sut aider et réconforter, car il savait aimer son prochain. Le destin lui épargna de vivre les heures sanglantes, qui, vers Pessach 1944,décimèrent la Communauté de Périgueux. Il mourut à son poste en février 1944, laissant dunanimes regrets et le souvenir dun homme fidèle à D., exemple de foi et de ce courage véritable dhomme qui se voua à sa mission et y consacra le meilleur de lui même.