ROGER ET MOI ou plutôt, MOI ET ROGER
par Grand Rabbin Jean KLING
Extrait de la Plaquette En souvenir du Rabbin Roger Kahn 1917-1986


Au Séminaire rabbinique de la Rue Vauquelin en 1945 :
1- Max Warschawski
2 - Ephraïm Rozen
3- Charly Touati
4- Jean Kling (en uniforme EI)
5- Roger Kahn
6- Simon Schwartzfuks
7- Paul Rojtman
8- Rb. Soil
9- Grand Rabbin Liber
10- Léon Algazi
11- Georges Vajda

 

Le bac en poche, je décidai de consacrer quelques mois, un an tout au plus, à l'approfondissement du judaïsme. Je m'adressai au grand rabbin Bauer qui m'envoya à l'école rabbinique de Paris.

L'immeuble de la rue Vauquelin m'apparaissait gris et vétuste. Les "cellules" méritaient bien leur nom !
Je devais d'ailleurs partager la mienne, moi, fils unique, avec un cothurne qui sortait, me dit-on d'Auschwitz et qui baragouinait quelques mots de français. Malgré l'extrême gentillesse d'Ephraïm, il me lançait un regard soupçonneux et même désapprobateur. Je venai d'entrer en fanfare dans notre cellule, de jeter mon baluchon sur l'un des lits disponibles et ma valise en plein milieu de la chambre qui, jusqu'à là, était si bien rangée ; elle ne le sera plus jamais pendant les quatre années de notre cohabitation. J'étais déprimé, au point que j'envisageais de retourner chez papa et maman.

Je ruminais ces sombres pensées lorsque je descendis au réfectoire au sous-sol, triste également, comme l'ensemble.

J'avais donc décidé d'abandonner lorsque la cuisinière (personnage le plus important de l'institution) m'installa à une table où étaient déjà assis de curieux convives : un jeune homme qui tortillait sans cesse son mouchoir. J'appris vite qu'il s'agissait de notre professeur de Talmud. A la droite de "Goug", était assis un jeune homme qui me reçut par de joyeux jeux de mots. Lorsque que j'appris qu'un agrégé de lettres, fils de rabbin, séminariste de surcroît, pouvait se laisser aller devant ses maîtres à de telles pirouettes linguistiques, ma "prison" prit tout à coup un aspect plus plaisant.

Heureusement, pour tempérer cette impression de désinvolture, siégeait à la gauche du maître (position que les impétrants semblent avoir conservée toute leur vie, y compris en Israël sur le plan politique), à la gauche donc, l'antipode de Jean, le rigolard, Roger, sérieux comme un pape (du moins le pensions-nous) grand sec et maigre, un peu déglingué avec une pipe à la bouche, un penseur, un peu tourmenté, ascétique. Il parlait peu, mais chaque fois qu'il ouvrait la bouche, on l'écoutait ...religieusement, questionnant sur le Inyan (sujet) répondant au Inyan, n'ayant pas peur d'apporter, fut ce au maître, une contradiction vigoureuse, tenace, mais toujours respectueuse. Un prince (de l'esprit en tout cas.)

Ces " Messieurs les penseurs " furent pour moi, Roger surtout, un exemple vivant et de plus en plus proche ; j'étais de loin leur cadet et ils m'acceptaient dans leur cénacle !...

Un jour, je dévalais les escaliers en trombe et en chantant... Ma voix tonitruante finit sans doute par empêcher la pleine concentration de Roger "le matmid (l'assidu)", il m'invita à prendre un pot dans l'un des bistrots du coin, là il me fit gentiment mais fermement la leçon. Certes, Roger le"mélomane" n'était pas adversaire d'une certaine animation vocale, mais il doit y avoir un temps pour tout me dit Roger "la Sagesse" qui venait de lire Salomon dans le texte. Je devrais peut être réserver un peu de temps à des études approfondies et silencieuses. " Viens chez moi ce soir, je te montrerai". Me voici franchissant la porte du sanctuaire pour me heurter immédiatement à un matelas étendu à même le sol, et Roger, "l'avaleur de textes" couché par-dessus LA TETE EN BAS en train d'étudier.

Ceci dit, n'allez pas vous imaginer que Roger" le studieux" ne s'accordait pas, lui aussi, des plages de pause et de détente. Par exemple pour s'adonner à l'important rite du bourrage de pipe.

Les rondeurs, Roger les appréciait non seulement dans les pipes mais aussi chez les animaux quand il dessinait des félins dans toutes sortes de postures. Ces véritables oeuvres d'art éclairaient sa cellule. C'est ce sens artistique qui l'incita à se convertir en artiste tisserand lorsqu'il monta en Israël. Il y inventa "entre autres" le talith (châle de prière) bariolé aux couleurs bibliques Il m'en exécuta un exemplaire, unique par le coeur qu'il mit à l'exécuter.

C'est sous une houppah (dais nuptial) neuve, entièrement conçue par lui que nous célébrâmes notre mariage, Esther et moi. Elle était étincelante de blancheur, mais à la dernière minute, nous avons failli être privés du dais nuptial car il lui manquait quatre piques flamboyantes qui, dans la tête du concepteur, devaient ABSOLUMENT prolonger les hampes. Roger, "le méticuleux" n'aurait pas supporté un tel manquement à l'esthétique. Sous peine de devoir retarder le mariage il fallut les trouver coûte que coûte et l'on courut la capitale, et l'on trouva, et l'on cousit.

Satisfait du résultat ( nous avions servi de cobayes après les "Goug") Roger décida de rentabiliser immédiatement son oeuvre et de se marier derechef. Colette, qui n'attendait que ça acquiesça évidemment. C'est ainsi que vous êtes nés, chers enfants, de parents si extraordinaires. Mais ceci est une autre histoire, et revenons à notre copain du Séminaire.

C'est encore au sens à la fois artistique et pratique que nous devons à Roger "l'érudit" quelques soirées particulièrement.... chaleureuses. Nous souffrions au cours d' un hiver particulièrement rigoureux du manque de combustibles.
La chaleur de la Foi ne suffit pas toujours à résister en permanence aux assauts de la froidure. Roger "le fumeur" avait sa pipe pour se réchauffer. Mais il n'était pas égoïste et, tout en fumant et en fulminant il fut saisi d'une idée géniale : se réchauffer à l'Odéon, théâtre situé à deux pas de chez nous. Installés au "poulailler" (les places les moins chères tout au fond de la salle) on entendait à peine les artistes, mais peu importe, l'on avait chaud et l'on pouvait discuter sans fin, le lendemain du mérite des acteurs à peine entrevus de temps à autre sur le devant de la scène. A propos de vacances, Roger avait quelques problèmes. Roger "le pieux" (il n'aimait pas ce qualificatif) était ce qu'on nommera bien plus tard un Baal Teshouva (revenu à la religion). Ses parents distingués, comme lui, se demandaient sans doute, comment ils avaient pu pondre un tel ouistiti, mais ils étaient tolérants et suivaient avec une fierté cachée le chemin difficile de la recherche identitaire de leur fils. Mais cela posait des problèmes techniques de casherouth et de minyan (quorum) dans la ville de Provins où les Juifs n'étaient plus légion. aussi Roger "le modeste" accepta-t-il sans chichis de passer les vacances avec moi chez mes parents qui, à leur tour, eurent vite faits de déceler ses qualités exceptionnelles et l'adoptèrent comme s'il était un membre de la famille. I1 y fut un invité permanent et privilégié.

Rien d'étonnant donc à ce qu'il me suivit quand j'organisais les premières grandes colonies de vacances vraiment communautaires, le plus souvent dans de mauvaises conditions techniques. Il ne se plaignit jamais de l'inconfort des campements et du bruit des centaines d'enfants rassemblés. Il ne ronchonnait plus en m'entendant chanter, il en fut plutôt enchanté ! Mais fut intraitable quant à la qualité de la prière. Il avait horreur de la prière bâclée. Il menaça même de quitter le séminaire si l'on continuait à confondre prière et champ de courses.

Ayant obtenu en même temps que Roger, mon diplôme rabbinique, je servis quelques temps comme rabbin dans une petite communauté de la banlieue parisienne. Imaginez ma joie lorsqu'on me proposa le poste d'aumônier de la jeunesse ! Ce poste était à recréer je trouvais partout des communautés décimées, des cadres inexistants ou incompétents, aucune école juive, si ce n'est à Strasbourg, mais des Talmudei-Torah (cours d'instruction religieuse) squelettiques et chaotiques, sans programme cohérent. La jeunesse était déboussolée, mais paradoxalement, avide de connaître, éparpillée et isolée dans une multitude de petites communautés dépourvues d'hommes et de moyens. Bref, un chantier immense, dans une terre en friche.

Je compris rapidement qu'il m'était impossible de faire seul cet immense travail. J'eus de la chance, et le Consistoire décida de m'adjoindre deux autres rabbins, l'un chargé du nord de la France, un second du sud et moi même du centre.

C'est ainsi que Roger fut catapulté à Montpellier. Le choix de cette n'était pas tout à fait dû au hasard. Elle était le siège de nombre universités, en particulier d'une faculté de médecine que les ancêtres juifs avaient d'ailleurs édifiée en y prenant des responsabilités prépondérantes. Mais, aujourd'hui, à Montpellier il n'y avait plus grand chose. Certes, les carabins juifs venaient toujours s'initier à l'art médical, mais comment contacter ? où les rencontrer ? où les inviter à manger cascher alors que, faute de boucherie, on allait régulièrement.... à la gare chercher la viande. Au point que leurs enfants furent longtemps persuadés que, dans le monde entier, c'est le chef de gare qui est chargé de distribuer la viande aux Juifs.

C'était compter sans la volonté et l'entêtement de ce couple extraordinaire. Quand une communauté ne possède pas de foyer pour les étudiants, et bien ils en installent un de leurs mains dans leur propre logis. C'était un lieu de prières, de réunions, de discussions, d'accueil. Le seul centre communautaire en France après Paris et Strasbourg.

Mais finalement l'attrait de la proche cité phocéenne fit son effet, puis la séduction du duché de Lorraine, sans parler de l'attrait final d'Eretz Israël.

Voici quelques souvenirs glanés dans ma mémoire quant au rôle joué ma vie et dans celle de beaucoup d'autres par notre"pote" à tous. Le ton de cette confession cache une émotion profonde. Il n'y a certaines personnes dont on ne peut parler qu'avec pudeur. Il fut en tout cas pour moi un inspirateur, un exemple étonnant et détonnant d'ouverture et de rigueur, d'exigence et de tolérance, d'intelligence et de simplicité.


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