Itshak Hacohen RUNÈS
(1889 - 1944)
En mémoire d'un rabbin oublié par l'Histoire
extrait de Tribune Juive, 1986
Il y a soixante ans, en
1926, un rabbin d'Europe de l'Est reçut en charge la communauté
d'
Adath Israël à
Strasbourg.
Adath Israël, c'est toujours, en 1986, la synagogue qui officie selon le
rite de l'Europe de l'Est et qui continue à témoigner, avec ferveur,
de son attachement à une tradition qui, dans l'Alsace d'avant-guerre,
n'eut pas droit, généralement, au respect qui lui était
dû.
A Strasbourg, les juifs réfugiés de ces régions vivaient
épars, souffrant de l'incompréhension dont beaucoup étaient
victimes. L'homme qui sut les rassembler, leur donner confiance était
précisément ce rabbin à la barbe grise, Itshak Hacohen
Runès, né en 1889 à Cotmeni (Bucovine), un ancien des
grandes yechivoth de l'Europe de l'Est.
Dès 19 ans, il avait obtenu le titre rabbinique à la yechiva de
Stanislavov, mais il refusa de tirer des avantages financiers de son titre rabbinique.
C'est pourquoi, alors qu'enseignant à Anvers il avait déjà
charge de famille, il déclina le poste de rabbin du Québec qui
lui était proposé.
Mais la première guerre mondiale allait changer le cours des choses.
Il se réfugia à Karlsruhe où, toujours à titre honorifique,
il servit de guide spirituel aux juifs de cette ville qui l'aimaient.
Par la suite, il accepta le poste rabbinique qui lui était proposé
à Strasbourg. Nous avons dit quel était son rôle de rassembleur
d'hommes et l'on peut imaginer, en cette période troublée, l'influence
heureuse de cet homme sur les juifs qui étaient de cette même origine.
Mais justement, là ne s'arrêta pas l'action de Itshak Hacohen Runès.
Il refusa à sa science et à son dynamisme de se laisser enfermer
dans un ghetto communautaire. Il participa pleinement aux activités de
la grande communauté, fondant un Talmud Torah, en renforçant un
autre, apportant une participation décisive à l'organisation de
l'abattage rituel et à la distribution de la viande casher.|
Il refusait les clivages, les barrières qui séparaient certains
hommes des autres. Alors que la communauté Adath Israël avait déménagé
de la rue de la Lanterne à la rue de la Nuée Bleue (avant de s'installer,
comme de vieux Strasbourgeois s'en souviennent, rue du Marais Vert), il eut
à choisir entre deux
minyanim, celui du premier étage
où ne priaient que les
shomerei shabath intégraux et
puis celui du second où les fidèles étaient plus mélangés.
L'homme que son comportement religieux poussait naturellement vers l'orthodoxie
la plus stricte, s'associa pourtant, à l'heure de la prière, avec
la foule dans ses diversités.
En 1933, le
Bulletin
de nos Communautés publiait cette photo, prise par un lecteur,
dans les rues de Strasbourg. Le rabbin Runès est à gauche,
le
G.R. Isaïe Schwartz à droite.
Une photo, dit le journal, qui illustre bien "l'entente cordiale entre
juifs de la grande communauté strasbourgeoise".
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Aussi ne s'étonnera-t-on pas qu'à une époque où
le système des communautés séparées était
pourtant de mode, le rabbin Runès ait participé aux activités
de la grande communauté, entretenant des rapports de réelle cordialité
avec le grand rabbin de Strasbourg de l'époque,
Isaïe
Schwartz, aussi bien d'ailleurs qu'avec le grand rabbin
Ernest
Weill de Colmar.
Son influence sur les jeunes de Strasbourg était loin d'être
négligeable et le courage qu'il manifestait en quittant le cadre étroit
d'un judaïsme élitiste, il le manifesta aussi en affirmant bien
haut ses convictions sionistes.
Le sionisme, alors, n'était pas bien vu par la grande masse. Ni par
certaines catégories de juifs orthodoxes, pour les raisons qu'ils font
valoir aujourd'hui encore, ni par ceux qui confondaient le patriotisme avec
l'exclusive.
En 1938, il se rendit pendant deux mois en Eretz Israël. Il songea alors
à habiter définitivement la terre ancestrale où l'un de
ses enfants s'était installé dès 1935. De retour en France,
il devait partager le sort de la Communauté au cours de la guerre. C'est
à Lyon qu'il rendit l'âme avant d'avoir pu "monter" à
Sion.
...Mais c'est à Jérusalem que ses enfants, fidèles à
l'enseignement du père, m'ont raconté l'histoire de ce rabbin
de Strasbourg, trop modeste pour une mémoire collective qui n'a pas
le culte de la fidélité. J.G.