Le titre de "CHOFER" ou "'HAVER" : le "Compagnon"
De l'érudit à l'activiste communautaire
par Daniel Warschawski

חבר אני לכל אשר יראוך ולשומרי פיקודך
"Je suis le compagnon de ceux qui pratiquent les lois" (Psaume 119).

Suite à notre précédente étude consacrée à la consécration du rabbin en Ashkénaze publiée sur le site du judaïsme d'Alsace et de Loraine, nous allons essayer d'étudier un autre "titre" attribué en Ashkénaze à savoir le titre de 'Haver ou Chofer en judéo-allemand ("Compagnon") attribué à notre époque à une personnalité ayant contribué ou participé activement à la vie communautaire (ce qui n'a pas été toujours le cas comme nous allons le voir dans cette étude).
Lors de nos recherches, nous avons constaté la parallèle existant entre le titre de "Morénou Rav" et celui de 'Haver, suite à quoi nous avons, dans un premier temps, pensé faire une seule étude sur les deux "titres". Mais, après réflexions, nous sommes arrivés à la conclusion que le titre de compagnons méritait une étude séparée.
Avant d'étudier la notion de "compagnon" comme "titre de noblesse", il nous semble important de voir les différentes définitions de 'Haver à travers les textes.

Le sens du mot 'Haver dans la pensée de Maïmonide



Alain Kahn reçoit le diplôme de 'Haver des mains du grand rabbin René Gutman
au cours d'une cérémonie en la synagogue de Saverne, 2006


Diplôme de Shimon ben David Halevi, alias Roland Goetschel, remis
à la synagogue du Mercaz, Strasbourg, avec les signatures
du grand rabbin René Gutman et du rabbin Alain Weill
Maïmonide, dans son traité des Huit chapitres distingue trois catégories de compagnonnage :

1.1 Le compagnonnage "intéressé", basé sur un intérêt (חברות תועלת) et dans lequel les deux parties tirent un intérêt matériel.

1.2 Le compagnonnage intéressé intellectuellement (חבר נחת) où l'intérêt des deux parties est un enrichissement non pas matériel mais spirituel.

Pour Maïmonide ces deux catégories sont considérées comme inférieures car "intéressées" ou encore שלא לשמה.

1.3 Le vrai compagnonnage qui permet de "s'élever" (אוהב המעלה), qui est celui dont parle la Michna (Avoth 1:6 ou encore Avoth 2:9). C'est la camaraderie désintéressée ou "lishma" dont le but est le compagnonnage et lui seul, même si on doit payer pour l’obtenir. C'est dans le sens de "חבר אוהב המעלה" que se situe le "Haver /Chofer) (voir l'explication du Baal Alé Tamar dans son commentaire sur le Talmud de Jérusalem Bikourim).

2. Le titre de Haver, "Compagnon", selon la Michna et le Talmud

2.1 Dans le traité Demaï (littéralement: "fruits douteux") chapitre 2 michna 3 il est écrit :
"Celui qui prend l'engagement d'adopter la conduite pure et scrupuleuse du compagnon des savants ne doit pas vendre à l'ignorant des fruits humides (susceptibles d'impureté) ni même secs; il ne lui en achète pas de verts ; il n'accepte pas l'hospitalité chez un ignorant et ne l'accueille pas chez lui comme hôte (impureté contagieuse). Selon R. Juda il ne doit pas élever de troupeaux de moutons, doit se restreindre dans l'expression des vœux, se livrer aux plaisirs avec modération, ne pas se rendre impur pour les morts et fréquenter assidument les salles d'étude";

2.2 L'analyse de ce texte montre que le compagnon, en sus du fait qu'il accomplit de manière pointilleuse les lois qui concernent le prélèvement de la dîme (qui est nommé dans la Michna précédente "Nééman" [fidèle], celui qui s'engage devant témoins de mériter la confidence de tous en prélevant les parts dues légalement) (Schwab page 140), il sera aussi scrupuleux concernant les lois de la pureté et de l’impureté. Le compagnon est appelé "celui qui se sépare" (הפורש). Il est intéressant de signaler que contrairement à la majorité des traités de la Michna, celui de Demaï n'existe que dans le Talmud de Jérusalem, et n'a pas son pendant dans le Talmud de Babylone.

2.3 Selon Maïmonide, on ne peut avoir confiance en "l'ignorant" car il n'a pas les connaissances exigées concernant les lois des "puretés et impuretés" et ce "jusqu'à ce qu'il s'engage à "accepter l'enseignement des compagnons" à savoir "être pointilleux et rigoureux sur les lois de la pureté et de l'impureté". Après avoir étudié scrupuleusement il deviendra compagnon si "trois compagnons le jugent apte". L'érudit lui-même doit suivre cette procédure alors que les anciens et les maîtres des écoles talmudiques n'ont pas besoin de recevoir l'accord de trois camarades" voir Pinhas Kehati sur la Michna Demaï .
Pour Maïmonide (dans le Guide des égarés, se fondant sur le Talmud de Babylone) le peuple juif serait partagé en "catégories" suivant le niveau de connaissance ou de la pratique de la loi.
- les ignorants auxquels on ne peut faire confiance en ce qui concerne les "prélèvements obligatoires".
- le Nééman, celui en qui on peut avoir confiance en ce qui concerne les prélèvements obligatoires et par conséquent on peut manger chez lui sans crainte de transgression.
- le Compagnon, ou תלמיד חבר , Talmid 'haver (Talmud de Babylone traité Erouvim 63:1), sujet de notre étude.
- l'érudit ou Talmid Hakham (voir notre précédent travail).

Pour passer du stade de Nééman à celui de 'Haver, le "candidat" devra recevoir une "ordination", toutefois moindre que celle de l'érudit. Pour Maïmonide il n'y a pas de différence fondamentale entre l'érudit et le compagnon.
Il est nécessaire de préciser que Maïmonide par principe s'oppose à toute ordination après la destruction du Second temple en accord avec le Talmud de Babylone et en opposition avec la tradition ashkénaze ; et la classification ci-dessus n'a plus de sens à son époque si ce n'est la recherche intellectuelle (comme l'étude des sacrifices).
Une autre remarque s'impose : dans le Talmud de Babylone il n'y a pas de traité Demaï (contrairement au Talmud de Jérusale^m) car les lois sur l'obligation de prélèvement (lois agricoles) n'existent pas en dehors d'Israël.

3. Le titre de Compagnon au moyen-âge

Avec l'exil des juifs d'Eretz Israël le titre de Compagnon disparait jusqu'à nos jours sauf en Ashkénaze. Le texte le plus ancien (après le Talmud) faisant allusion au 'Haver se trouve dans une réponse datant du onzième siècle, donnée par Rabénou Gerschon de Metz (connu sous le pseudonyme "la lumière de l'exil", maître des maîtres de Rachi). Il s'agit d'une question que lui a adressée un "homme du peuple" concernant une décision prise par un Compagnon ('Haver) qui servait de guide spirituel dans sa communauté concernant une transaction entre un juif et un non juif.

A travers la question posée ainsi que la réponse de Rabénou Gerschon on peut affirmer que :

  1. Le 'Haver est en droit de décider, mais uniquement dans le cadre d'une jurisprudence existante. Le 'Haver n'a pas le droit d'interpréter la loi tel qu'il la conçoit.
  2. Le Rabbin (Morénou Rav), contrairement à la règle selon laquelle un tribunal n'a pas le droit d'annuler une décision prise par une autre instance (il n'existe pas d'instance d'appel), a le droit de changer ou d'annuler la décision du 'Haver.

4. Le 'Haver en Ashkénaze du moyen âge jusqu'au dix-neuvième siècle

4.1 Définition de la notion de Haver en Ashkénaze:

4.2 Fonctionnement des communautés Ashkénazes au moyen âge
Pour avoir un aperçu des connaissances exigées du candidat au titre de 'Haver, nous devons, en quelques lignes, expliquer le fonctionnement des communautés ashkénazes et le rôle des Takanoth [ordonnances] ainsi que celui des règlements internes de chaque communauté.

C'est l'étude de ces règlements ainsi que les Sifrei haminhagim (livres décrivant les traditions) qui nous permettrons de cerner le sujet de notre étude.

5. L'examen et le diplôme

5.1 L'examen :
Les connaissances exigées du candidat sont très vastes comme l'explique Hamburger dans son livre sur la Yeshiva de Fiorde (tome 1 page 526). L'un des élèves du célèbre Arié Loeb ben Asher connu sous le nom de Chaagath Arié, le Rabbin Guedalia Rotenbourg de Metz, écrit (voir J.B., Das Judenthum und seine Reform als Vorbedingung der vollstangen Aufnahme der Nation in dem Staatsverband) :
"le candidat devait savoir, en sus du Talmud, les décisionnaires la grammaire et la Bible". L'examen se passe devant trois examinateurs réunis en "tribunal" à l'initiative et sous l'autorité du président du tribunal rabbinique local qui seul avait compétence pour engager la procédure. La réussite à l'examen permet à l'élu de devenir "Melamed", enseignant dans les petites classes (Yeshiva Ketana)."

5.2 Le diplôme
Si le candidat est considéré apte, il recevra le diplôme qui confirmera le choix (voir Andreas Wufel, Histoire des communautés juives de Furth, Frankfurt et Prague p. 152-153). Le 'Haver P. Katzelbogen (élève du célèbre rabbin Baruch Cahana Rappaport) décrit comment son maître a décidé de lui conférer le titre de 'Haver:
"Au mois d'Adar תע"א (1710), je suis venu demander à mon maître sa bénédiction pour aller à Nikelsbourg. Mon maître m'a répondu: "comment te bénir et en même temps être bénis? (במה אברך ואתברך?) Si je te nomme 'Haver, ce titre ne reflète pas ton niveau (אין זה לכבודך כלום בשום דבר), malgré cela je te donne le titre avant ton départ". Le rabbin Cahana Rappaport est entré dans son bureau et m'a donné personnellement et en main propre un diplôme dans lequel il a écrit que l'élève assidu Pinhass fils du rabbin Moché a étudié dans notre Yeshiva. J'ai appris avec lui le Talmud et les décisionnaires, et j'ai trouvé en lui mon âme sœur. Il est apte à obtenir l'ordination rabbinique mais étant encore jeune (ימים יגידו), je lui donne le titre de Haver (droit d'enseigner et non de décider)". Le rabbin Katzelbogen termine ce récit en ces termes: "Voyez comme j'étais aimé par mon maître et l'honneur qu'il m'a fait".
Voir aussi la nomination de Yekoutiel Garsenheim élève du célèbre Rabbi Mechoulam Zalman Kahn (auteur du Bigdé Kehouna) décrite dans le livre de Hamburger volume 2 pages 528.

Remise du diplôme de "Haver à Jacques Bloch de Bâle (Strasbourg, 2006) - à dr. son allocution, à g. son diplôme.
Le diplôme est signé par René Gutman, grand rabbin du Bas-Rhin, Jacky Dreyfus, grand rabbin du Haut-Rhin, et Arieh Folger, grand rabbin dr Bâle

6.Cérémonie d'intronisation

Selon le rabbin Hamburger, dans la préface du livre Ainsi se comportaient, coutumes de la communauté de Bekhhof, écrit par Uri Shraga Rosenstein, (publié par l'Institut du Patrimoine), "le Shabath matin l'élu (après avoir reçu un certificat affirmant qu'il a les connaissances exigées) sera appelé à monter à la Torah". Josef Chamach dans son livre sur les Traditions de la sainte communauté de Worms écrit "Les membres ont préparé avant Shabath de l'alcool à base de raisins (יין שרוף), sorte de Cognac, et un gâteau (lewkuchen). L'élu monte troisième ("Chelichi") et pour la première fois son nom est précédé de son nouveau titre "החבר פלוני בן אלמוני". Le nouveau 'Haver ne se lève pas de sa place, baisse les yeux par modestie et refuse de se lever. Le rabbin donne au bedeau l'ordre d'aller auprès du nouveau 'Haver et de lui dire qu'il s'agit d'un "ordre" (גזרה) qu'il ne peut pas refuser. Le bedeau va auprès du nouveau 'Haver et dit à l'élu "le Rabbin t'ordonne d'obéir". Après cela il acceptera de monter au Sefer Torah". Voir aussi le livre de Yossef Ometz sur les traditions de la communauté de Francfort-sur-le-Main (proche de la tradition des juifs d'Alsace).

7. Radiation du titre de 'Haver

Dans les réponses du Mahari Weil (première moitié du quinzième siècle, élève du Maharil) nous trouvons le cas d'un 'Haver radié de son titre pour comportement incompatible avec son titre, sans qu'il ait été mis en garde précédemment, sur la base de l'adage talmudique selon lequel l'érudit et le 'Haver n'ont pas besoin d'avertissement préalable avant d'être sanctionnés étant donné qu'ils connaissent les lois et, a priori, leurs actes sont commis en connaissance de cause.

8. Le Haver après le dix-neuvième siècle

Selon le Rabbin Hamburger, au dix-neuvième, siècle avec la disparition des grandes écoles talmudiques allemandes, la notion de 'Haver est passée du l'érudit à l'activiste communautaire. En fait ce passage a été réalisé par étapes :

8.1 Dans un premier temps, on n'a plus exigé des candidats au titre de Haver des connaissances approfondies mais on exigea que le candidat étudie chaque dimanche matin, ainsi que deux mois avant les fêtes de Pessah et de Rosh Hashana (voir entre autres les règlements en vigueur dans la communauté d'Oberpfalz). Le choix des candidats restait au libre arbitre du rabbin local.

8.2 Au milieu du dix-neuvième siècle, le titre de 'Haver sera donné par le rabbin après avoir reçu recommandation de l'administration de la communauté. En d'autres termes, l'initiative passe du tribunal rabbinique (jusqu'au début du dix-neuvième siècle), au rabbin (milieu du dix-neuvième) et du rabbin à la commission administrative.
Le titre sera décerné non pas exclusivement à l'érudit mais à la personne ayant participé à la vie communautaire sans contrepartie (lichma). Le titre lui sera conféré lors d'un évènement personnel (départ à la retraite, anniversaire ou encore la montée en Israël).

En guise de conclusion :

Dans notre brève étude nous avons essayé de trouver le fil conducteur menant du titre attribué à un érudit pour son savoir à celui attribué à l'activiste ou au philanthrope pour le fait de participer à la vie communautaire sans "espoir" de recevoir un salaire. En fait il nous semble que pour mériter l'obtention du titre de compagnon le candidat doit être un erudit (Talmid Hakham) et un activiste comme nous l'enseigne la Michna אם אין קמח אין תורה.

Le grand rabbin de France Haim Korsia a décidé d'honorer Madame Janine Elkouby (une des plus proches élèves de mon père) en lui décernant le titre de Yekirath Hakehila, titre équivalent à celui de 'Haver. A notre humble avis personne plus qu'elle ne mérite ce titre, attendu qu'elle représente l'idéal talmudique de "ספרא וסייפא", possédant d'une part le savoir (ספרא) exigé du 'Haver jusqu'au dix-neuvième siècle, et d'autre part, le סייפא (participation active aux activités communautaires) représentant le Talmid Haver "moderne". Je pense qu'en sa personne est résolu le dilemme talmudique de ce qui est plus important de l'action ou de l'étude.


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