15 juin 2000. Il y a 60 ans, jour pour jour, nous quittions lAlsace, sans savoir où nous allions, ni si nous reviendrions un jour. Cette année-là, le 15 juin tombait un Shabath et Mulhouse où nous habitions venait dêtre déclarée "ville ouverte", ce qui pour mes oreilles de 11 ans était à la fois énigmatique et plein de menaces. Pour mes parents, cest la menace qui a prévalu. La veille, le lycée de Jeunes Filles (Camille Sée, comme il se doit) avait joué un remake de la Dernière classe et fermé ses portes. Déjà on nous volait la faste période qui précède les grandes vacances et où on travaille moins, on nous volait le 14 Juillet et son feu dartifice, on nous volait jusquà la sensation dêtre en vacances, puisque avant lheure, "cest pas lheure". Quoi quil en soit, pour mes parents qui avaient longtemps cru à la victoire, à la ligne Maginot, à la valeur de nos généraux, cétait lheure de partir, et comme on dit chez nous cétait même héckschti tzit (grand temps) ou letscht isebohn (dernier train).
Mais de train, il ny en avait point, ni autocar, ni voiture personnelle. Voilà donc mon père et ma sur aînée (tout juste 18 ans), partis chacun de son côté à pied dans les rues de la ville à la recherche dun moyen de transport quelconque pour quelque destination que ce soit, pourvu que ce soit hors dAlsace Pendant ce temps, ma mère jetait pêle-mêle (enfin façon de parler, car le pêle-mêle nétait pas son genre) quelques vêtements, bijoux, argenterie et photos de famille dans trois ou quatre valises (les voyages nétaient pas fréquents à lépoque, ils allaient lêtre à notre corps défendant à lavenir). Je nemportai aucun objet personnel (je jouais les grandes raisonnables), ce qui me permit de regarder avec condescendance ma petite sur de huit ans qui obtint de haute lutte le droit demporter sa poupée préférée.
En jetant un coup dil dans lappartement, ma mère eut soudain lidée de rouler et dentourer de ficelles les deux plus beaux tapis que nous possédions. Ils furent vendus quelques semaines plus tard à un vieux monsieur très riche et comme nous en fuite, qui nen avait sans doute nul besoin dans cette situation, mais les acheta pour rendre service, très en dessous de leur valeur, et au sens propre pour quelques bouchées de pain .
Et puis, ô miracle comment imaginer cela aujourdhui ? mon père revint avec un Monsieur Herrmann, membre de la Communauté, au volant dun camion. Mon père lavait rencontré par hasard en train de charger ledit camion daffaires quil apportait à sa famille déjà réfugiée dans la vallée de St Amarin où elle se croyait à labri ! Nous voilà donc partis jusquà Wesserling où nous arrivons en fin de soirée. Terminus pour M. Herrmann, qui a en plus la gentillesse de laisser son camion sur la place de lÉglise pour nous permettre dy passer la nuit. Cétait non seulement notre premier voyage en camion, mais aussi notre première (mais pas la dernière) nuit ailleurs que dans un lit. Je ne me rappelle pas si nous avons dormi, mais je pense que oui, au moins nous les enfants.
Le lendemain matin, mon père et ma sur aînée sont partis à pied vers la "France de lintérieur". Le premier petit village quils trouvèrent fut Ventron (département des Vosges) à environ 25 km et en montée ! ! ! Ils revinrent dans laprès-midi avec un taxi à moins que ce ne fût une voiture appartenant à lunique hôtel du village. Nous passâmes deux jours et deux nuits dans cet hôtel avant de poursuivre notre chemin vers un hypothétique refuge.
"Ils" (les nazis) nétaient pas encore là, mais nous savions quils nous suivaient de près, et dès lors et pour cinq longues années, la peur ne nous quitta plus.