La dernière
expulsion des
Juifs d'Alsace



Article de
S. Schwarzfuchs

Article de
Francis Weill

Article de
Simone Lévy

Appel aux
témoins et aux
survivants

15 juin 1940
Simone Lévy

15 juin 2000. Il y a 60 ans, jour pour jour, nous quittions l’Alsace, sans savoir où nous allions, ni si nous reviendrions un jour. Cette année-là, le 15 juin tombait un Shabath et Mulhouse où nous habitions venait d’être déclarée "ville ouverte", ce qui pour mes oreilles de 11 ans était à la fois énigmatique et plein de menaces. Pour mes parents, c’est la menace qui a prévalu. La veille, le lycée de Jeunes Filles (Camille Sée, comme il se doit) avait joué un remake de la Dernière classe et fermé ses portes. Déjà on nous volait la faste période qui précède les grandes vacances et où on travaille moins, on nous volait le 14 Juillet et son feu d’artifice, on nous volait jusqu’à la sensation d’être en vacances, puisque avant l’heure, "c’est pas l’heure". Quoi qu’il en soit, pour mes parents qui avaient longtemps cru à la victoire, à la ligne Maginot, à la valeur de nos généraux, c’était l’heure de partir, et comme on dit chez nous c’était même héckschti tzit (grand temps) ou letscht isebohn (dernier train).

Mais de train, il n’y en avait point, ni autocar, ni voiture personnelle. Voilà donc mon père et ma sœur aînée (tout juste 18 ans), partis chacun de son côté à pied dans les rues de la ville à la recherche d’un moyen de transport quelconque pour quelque destination que ce soit, pourvu que ce soit hors d’Alsace…Pendant ce temps, ma mère jetait pêle-mêle (enfin façon de parler, car le pêle-mêle n’était pas son genre) quelques vêtements, bijoux, argenterie et photos de famille dans trois ou quatre valises (les voyages n’étaient pas fréquents à l’époque, ils allaient l’être à notre corps défendant à l’avenir). Je n’emportai aucun objet personnel (je jouais les grandes raisonnables), ce qui me permit de regarder avec condescendance ma petite sœur de huit ans qui obtint de haute lutte le droit d’emporter sa poupée préférée.

En jetant un coup d’œil dans l’appartement, ma mère eut soudain l’idée de rouler et d’entourer de ficelles les deux plus beaux tapis que nous possédions. Ils furent vendus quelques semaines plus tard à un vieux monsieur très riche et comme nous en fuite, qui n’en avait sans doute nul besoin dans cette situation, mais les acheta pour rendre service, très en dessous de leur valeur, et au sens propre pour quelques bouchées de pain .

Et puis, ô miracle – comment imaginer cela aujourd’hui ? – mon père revint avec un Monsieur Herrmann, membre de la Communauté, au volant d’un camion. Mon père l’avait rencontré par hasard en train de charger ledit camion d’affaires qu’il apportait à sa famille déjà réfugiée dans la vallée de St Amarin où elle se croyait à l’abri… ! Nous voilà donc partis jusqu’à Wesserling où nous arrivons en fin de soirée. Terminus pour M. Herrmann, qui a en plus la gentillesse de laisser son camion sur la place de l’Église pour nous permettre d’y passer la nuit. C’était non seulement notre premier voyage en camion, mais aussi notre première (mais pas la dernière) nuit ailleurs que dans un lit. Je ne me rappelle pas si nous avons dormi, mais je pense que oui, au moins nous les enfants.

Le lendemain matin, mon père et ma sœur aînée sont partis à pied vers la "France de l’intérieur". Le premier petit village qu’ils trouvèrent fut Ventron (département des Vosges) à environ 25 km et en montée ! ! ! Ils revinrent dans l’après-midi avec un taxi à moins que ce ne fût une voiture appartenant à l’unique hôtel du village. Nous passâmes deux jours et deux nuits dans cet hôtel avant de poursuivre notre chemin vers un hypothétique refuge.

"Ils" (les nazis) n’étaient pas encore là, mais nous savions qu’ils nous suivaient de près, et dès lors et pour cinq longues années, la peur ne nous quitta plus.


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