Les événements qui seront relatés ici ne sont pas totalement
ignorés des historiens, mais il ne semble pas qu'ils aient jamais
été l'objet d'une étude détaillée. celle
qui est entamée ici a pour seul objectif de les porter à l'attention
des amateurs et de faire progresser leur compréhension.
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On peut donc considérer qu'au printemps 1940 les évacués y étaient installés tant bien que mal, souvent mal, et qu'il n'y avait pratiquement pas de Juif alsacien qui n'ait de la famille dans l'intérieur ou tout au moins l'adresse d'une communauté, d'un rabbin, d'un ministre officiant, d'un ami ou d'une connaissance reinstallés dans la région.Ce carnet d'adresse leur fut extrémement utile une fois que l'offensive allemande eut démarré le 10 mai 1940 et encore plus lorsqu'ils durent se rendre à l'évidence : la défaite était devenue inévitable. On se souviendra que l'offensive allemande avait complétement négligé l'imprenable ligne Maginot et qu'elle s'était développée vers la partie Nord Ouest du territoire national. La région Est, y compris l'Alsace et la Lorraine, ne faisait pas encore partie du théâtre des opérations, ce qui permit à tous ceux qui le désiraient de fuir et de participer au grand exode. La communication des provinces de l'Est avec le reste de la France ne fut interrompue qu'assez tardivement. Beaucoup s'enfuirent alors, Juifs et non Juifs. Au moment de la signature de l'armistice on pouvait considérer que tous les Juifs d'Alsace et de Lorraine avaient réussi à prendre la route de l'intérieur. Sans doute certains n'avaient ils pas donné de leurs nouvelles mais comme le courrier marchait très mal en général et pas du tout avec la zone occupée, on ne s'en était pas inquiété outre mesure : on finirait bien par se retrouver et se regrouper plus tard. Le choc de la défaite avait été si fort que les réactions en étaient émoussées. Un peuple entier était assommé.
Le 3 septembre 1940 le général Huntziger remettait à la commission d'armistice à Wiesbaden une protestation du Gouvernement français qui portait sur douze points différents. L'un d'eux concernait l'introduction en Alsace Lorraine de la législation raciale allemande, l'expulsion des Juifs de ces deux provinces ainsi que celle de nationaux que l'autorité allemande tient pour des intrus, autrement dit de ceux qui s'y étaient installés depuis 1918. Le gouvernement français considérait qu'il y avait eu là une violation des conditions de l'armistice qui avait été signé entre l'Allemagne et la France dans ses frontiéres de 1939. Celle-ci restait en principe chargée de l'administration de ses territoires occupés ou non. Le gouvernement avait décidé de ne pas publier sa protestation. La radio et la presse n'en firent donc pas état.
Cependant rien ne fut officiellement annoncé concernant les intentions allemandes. On peut se demander pourquoi Hitler préféra garder le silence. Craignait-il une réaction du gouvernement français qui aurait pu profiter de la circonstance pour proclamer qu'il avait rompu l'armistice ou bien voulait il mener dans un certain calme sa politique de désengagement de l'Angleterre du conflit ? On n'en sait rien , mais le résultat fut le mutisme, qui ne l'empêcha d'ailleurs pas de mener trés activement sa politique lorraine-alsacienne.
Le 15 juillet la frontière douanière fut repoussée jusqu'à l'ancienne frontière de 1871, mais seuls les ministres des finances et de l'intérieur en furent avisés. En fait les Gauleiter reçurent la plus grande liberté d'action et ils ne manquèrent pas de s'en servir. C'est ainsi qu'ils purent ordonner l'expulsion des Juifs d'Alsace et de Lorraine. Il faudra désormais prendre garde et ne jamais oublier que les deux provinces avalées dans des Gau allemands allaient mener des vies indépendantes dans le cadre du Reich : même lorsque des décisions semblables seront prises dans chacune des deux provinces, rien ne démontre qu'elles le furent en même temps, ni même qu'elles furent appliquées parallèlement. Il se trouve que nous sommes mieux renseignés pour l'Alsace que pour la Lorraine et c'est donc d'elle qu'il sera essentiellement question ici.
Ainsi donc des Juifs étaient restés en Alsace qui n'avaient pas fui devant l'avance allemande. Combien étaient ils ? On n'en sait trop rien, les archives allemandes étant trés indigentes pout cette période d'organisation pendant laquelle, de par la volonté du Führer, beaucoup de choses furent dites et peu écrites. On peut très prudemment évaluer leur nombre à trois mille environ pour les deux provinces.
Pourquoi étaient ils restés en Alsace et en Lorraine ? Il faut faire ici un effort pour recréer l'état d'esprit de l'époque. Il faut se souvenir d'abord qu'en 1940 il existait toujours encore des communautés juives organisées en Allemagne avec leurs institutions et ce malgré toutes les mesures discriminatoires dont elles étaient l'objet. Il y avait encore une certaine normalité et il n'est pas impossible que certains aient été tentés d'en profiter aussi longtemps qu'il serait possible pour ne pas avoir à abandonner une province à laquelle ils étaient extrêmement attachés et peut être aussi pour ne pas devoir renoncer à des biens intransportables.
Il y avait peut être aussi ceux qui avaient connu et apprécié avant 1918 une Allemagne différente et n'arrivaient pas à croire qu'elle avait si terriblement changé. Ils voulaient croire qu'elle traversait une crise aiguë et qu'il n'était pas assuré qu'elle serait irremédiable. Il y avait surtout les pauvres les malades et les vieillards laissés pour compte et qui se voyaient abandonnés.
Tout montre que les autorités allemandes furent rapidement avisés de leur présence. Par qui ? Il ne manquait pas d'autonomistes en Alsace qui étaient tout disposés à aider et renseigner le vainqueur.
Un certain nombre de lettres et de rapports écrits par ces Juifs alsaciens peu après leur expulsion permettent de reconstituer la suite des événements. Précisons que certains ont un caractére ponctuel, ce qui les rend d'autant plus représentatifs et intéressants, car ce sont des témoins occulaires qui prennent alors la parole.
Les réquisitionnés furent molestés de toutes les manières possibles au cours de leur travail. Ils furent obligés de se coucher à plat ventre dans l'eau et de faire plusieurs fois le tour de la cour à la course. Un soldat allemand les suivait, qui ne leur ménageait pas les coups de pied. On les arrosait en plein visage alors qu'ils nettoyaient les camions. Plusieurs furent roués de coups. Ils furent contraints de se couper mutuellement les cheveux et de crier devant la foule qui les regardait : Wir Juden sind schuld am Kriege, das bestätigen wir ou bien : Wir haben unser ganzes Leben die Leute betrogen. La foule restait tranquille et silencieuse et les soldats allemands déçus demandaient : Pourquoi n'applaudissez vous pas ? Ces Juifs disent la vérité ! On leur demandait leur nom et ils devaient répondre en choeur Saujude Ils furent photographiés à plusieurs reprises en groupe ou isolément la bouche grande ouverte. Ils furent autorisés à rentrer chez eux le 16 juillet mais avec l'ordre formel de ne pas en sortir. Ainsi qu'on le verra une décision avait déjà été prise concernant le sort qui allait leur être fait.
Les Allemands avaient eu le temps de visiter entre temps la synagogue de Mulhouse et les services de la communauté. Dans ces derniers ils avaient pris une bonne part du mobilier - tables, fauteuils, panier à papier - et du matériel, du papier à lettre jusqu'aux plumes certainement Sergent Major.
A cette époque le secrétaire de la communauté, assisté d'une employée de bureau, assurait encore le secrétariat. Les Allemands le chargèrent d'établir plusieurs listes : celle des membres de la communauté résidant encore à Mulhouse, celle des Juifs propriétaires de maisons ou de magasins et celle de ceux qui n'étaient pas membres de la communauté. La demande de préparer cette dernière liste confirme la perplexité des Allemands qui étaient convaincus qu'en France comme dans le Reich tous les Juifs étaient automatiquement et obligatoirement membres d'une communauté. Ils avaient constaté leur erreur et se trouvèrent donc dans l'obligation de faire établir une liste complète des Juifs de la région.
Un Hauptsturmfuhrer S.S. suivait ces opérations de près. Il visita à plusieurs reprises la synagogue, distribua des ordres et ne négligea pas d'emporter contre quittance une grande partie des fonds dont disposait encore la communauté. Peut-être le secrétaire avait-il cru devoir les garder par devers lui, tous les comptes en banque des Juifs ayant été bloqués.
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