Agen, octobre 1942 - mars 1943
Mes passages dans les camps de Casseneuil et de Rivesaltes ont été,
en quelque sorte, des hors d'oeuvre. Il va sans dire que c'est avant tout
à Agen, que nous étions confrontés aux problèmes
posés par une réalité qui s'aggravait toujours plus.
Et, bien entendu, les autorités nous entouraient de leur tendre sollicitude.
Celle-ci s'étendait jusqu'à nos enfants, puisque je fus convoqué
un jour par la police, qui voulait savoir où ils se trouvaient. J'ai
répondu :
"Ainsi, il ne vous suffit plus de vous en prendre aux adultes. Les enfants
vous intéressent également ? Eh bien, je repasserai demain.
Je veux réfléchir avant de vous dire qu'ils sont en Suisse."
Lors d'une alerte, on nous prévint que nous avions intérêt
à être absents de notre domicile, et on nous cacha à la
lisière de la ville. Mais il y avait deux enterrements le même
jour. J'ai donc pris, du lieu où j'étais caché, un vélo-taxi,
qui, par les boulevards extérieurs, me mena jusqu'au cimetière.
Puis j'ai passé à la maison et j'ai demandé à
la voisine du premier étage si on s'était enquis de moi. Elle
me répondit qu'en effet des messieurs avaient demandé à
me voir. Je lui ai dit: "S'ils repassent, saluez-les de ma part !".
Etaient-ce des policiers? Ou des gens qui venaient demander de l'aide ou un
conseil? Je n'ai jamais su ce qu'il en était. Si je relate ces faits,
qui peuvent paraître dérisoires, c'est pour tenter de rendre
l'atmosphère dans laquelle nous vivions, et que des documents officiels
et des statistiques peuvent difficilement dépeindre. Mais dans cette
situation de détresse, comment ne pas souligner une fois de plus l'aide
apportée par un ou des médecins aux jeunes filles internées
au camp de Casseneuil, ainsi que par Angeline Payen qui me remit les deux
tampons qui me servirent pendant des mois ?
Je me souviens aussi d'un juge qui demanda à me voir. Ce qu'il souhaitait, c'est que je fasse passer une dame juive en Suisse. Mais il y avait un problème, c'est que cette femme était en prison. Je lui dis donc de l'en faire sortir, et que je m'occuperais du reste. Je peux dire, d'ailleurs, en anticipant quelque peu. que son cas eut pour conséquence mon départ précipité d'Agen, sans qu'il m'ait été possible de réaliser le souhait de ce juge, à savoir, la faire partir vers la Suisse. A partir d'une certaine époque il fallut que je m'intéresse aussi bien à la Maison Centrale d'Eysse qu'à la Maison d'Arrêt d'Agen. J'obtins l'autorisation de le faire, comme l'atteste la photocopie ci-contre. A la Maison d'Arrêt d'Agen j'ai pu bénéficier de pas mal de liberté, Je pouvais parler aux détenus en l'absence d'un gardien, de sorte que nous mettions au point leur défense. Ce n'était pas le cas à Eysses, établissement pénitentiaire des plus lugubres. Il était exclu d'avoir un entretien avec un détenu sans la présence d'un gardien. On sait d'ailleurs qu'il y eut en 1944 une révolte qui fut matée par les sbires de Darnand, à la mitrailleuse.
Qui ne se souvient de l'effet produit par le débarquement des Alliés
en Afrique du Nord ? La Zone Sud étant désormais occupée
par les Allemands, le danger devenait d'autant plus grand pour les Juifs étrangers.
La chasse à l'homme, plus exactement la chasse au Juif devint plus
intense. Le meilleur conseil qu'on pouvait donner à ceux qui risquaient
d'en être la victime, et qui ne pouvaient passer ni en Suisse, ni en
Espagne c'était de se rendre dans la zone d'occupation italienne devenue
un havre de sécurité. C'est la conclusion à laquelle
on parvint lors d'une réunion qui eut lieu à Nice au début
de 3 janvier 1943 et à laquelle j'ai assisté, réunion
tenue sous la présidence de Raoul Raymond Lambert, ( président
directeur général de L'UGJF pour la Zone Sud, dont le siège
était à Marseille ). Si pénible que ce soit, si douloureux
pour l'honneur, pour l'amour-propre de la France, c'est auprès de l'armée
italienne que tant de Juifs pourchassés trouvèrent refuge et
protection, et ceci jusqu'à l'armistice de Badoglio.
S'il est un nom qu'il convient de rappeler à cette occasion, c'est
celui d'Angelo Donati, Juif italien, banquier à Nice, qui grâce
à ses relations avec les autorités italiennes, s'est acquis
la reconnaissance de milliers de persécutés. Ce fut un privilège
pour le Rabbinat français, d'avoir pu, après la Guerre, l'accueillir
au cours d'une Assemblée Générale, et l'ovationner comme
il le méritait.
Mais quelle que soit la solution adoptée : essayer de traverser la
frontière espagnole, se rendre en zone italienne, demeurer sur place,
les besoins augmentaient, et ma caisse noire s'avéra insuffisante pour
y donner satisfaction. C'est pourquoi je me rendis à Lyon pour solliciter
une aide financière auprès de Marc Jarblum, qui disposait de
ressources importantes en provenance des Etats Unis. Il me dit :
"Mais j'ai un correspondant à Agen, à qui j'envoie régulièrement
de l'argent à distribuer aux nécessiteux, à savoir Monsieur
Kissler."
Cette nouvelle me stupéfia. Je savais que mon ami Kissler disposait
de certains fonds pour aider des familles dans le besoin. Mais il avait toujours
refusé de m'en indiquer la provenance, et de coordonner son action
avec la mienne. Quoi qu'il en soit, après discussion j'obtins une contribution
mensuelle au titre du "Fonds Juda Halévy pour le développement
des études juives".
De retour à Agen, Kissler me dit : "Tu as marché sur mes
platebandes".
Je lui répondis: "Tu n'avais qu'à ne pas faire le cachottier
avec moi. Nous aurions pu travailler ensemble, si tu m'avais fait confiance."
Mais chez lui, c'était une question de tempérament. On disait
d'ailleurs de lui qu'en cas d'alerte, il s'enverrait à lui-même
un télégramme chiffré, mais qu'il ne saurait pas le décoder.
Kissler, dont le totem était Cigogne, fut un des premiers compagnons
de Robert
Gamzon. "Castor", fondateur des Eclaireurs Israélites
de France.
Etait-ce fin février ou début mars 1943 ? Je reçus l'ordre
du grand rabbin de France de me rendre à Toulouse pour y occuper le
poste de rabbin devenu vacant par suite du départ précipité
de son titulaire, le rabbin Cassorla, de nationalité yougoslave, qui
était en danger.Des Agenais, parmi lesquels Max Lazare, me dirent :
"Vous n'allez pas partir et nous quitter !"
J'écrivis donc quel était le voeux des Agenais. Le grand rabbin
me répondit que je devais obéir, et ne pas discuter les ordres
donnés. Le fait était que la population juive de Toulouse était
très importante, et que la présence d'un rabbin dans une telle
agglomération s'imposait.
Je me préparai donc à déménager, lorsque j'y fus
empêché par suite de circonstances imprévues. Voici le
déroulement des faits. A cette même époque, je continuais
de rendre visite à la prison à cette dame, dont un juge, comme
je l'ai raconté plus haut, souhaitait que je la fasse partir en Suisse.
Or, un jour où je me rendis à la prison, le gardien-chef me
dit qu'elle était malade et avait été envoyée
à l'hôpital. Je pus la voir, et elle me demanda quoi faire. Sur
le conseil de ma femme, je lui dis de partir sans se faire remarquer. Je lui
donnai l'adresse de Simone May, où elle trouverait un refuge provisoire.
Elle suivit mon conseil. On savait à l'hôpital qui j'étais.
Afin d'éviter qu'on ne me soupçonnât d'être pour
quelque chose dans sa fuite inopinée, je retournai quelques heures
plus tard à l'hôpital avec un paquet pour elle. Mais je craignais
d'être pris d'un fou-rire en pénétrant dans la salle ou
elle devait se trouver, puisque je savais, et pour cause, qu'elle n'y était
plus. J'avisai donc un infirmier et le priai d'apporter ce paquet à
la dame en question, car, lui dis-je, je l'avais déjà vue auparavant
et j'étais très pressé.
Mais mon stratagème ne servit à rien. Je fus convoqué
peu-après par le commissaire de police qui me dit :
"Parlez-moi un peu de madame X !"
Je répondis : "Je ne vois pas ce que j'aurais à dire à
son sujet."
- Vous ne savez pas où elle est ?
- Non.
- Vous me donnez votre parole d'honneur ?
- Il n'y a pas de raison.
- Parlez-moi un peu de son fils !
Je répondis de la même façon que pour sa mère.
Nous le savions parti pour une autre région.
- Vous me donnez votre parole d'honneur que vous ignorez où il se trouve
?
- Il n'en n'est pas question, fut ma réponse.
Après une minute de silence il me dit : "Vous pouvez partir".
Je me levai : "Ce n'est donc pas pour cette fois ?", répliquais-je.
Je partis d'abord pour Moissac (Tarn-et-Garonne), où je demeurai pendant
quelques jours dans la maison d'enfants des Eclaireurs Israélites,
dirigée par une femme exceptionnelle, Madame Simon, que l'on appelait
tout simplement "Chatta". Son mari, dont le totem était Bouli,
avait aidé Robert Gamzon, "Castor", fondateur des EIF, à
donner des bases solides à ce mouvement. Je pense à ce Pourim
fantastique que j'ai vécu à Moissac, à cette atmosphère
de fête qui y régnait, en faisant abstraction de tous les dangers
qui existaient alors. Dans une chambre reculée de cette maison, j'ai
pu voir David Donoff fabriquer un faux tampon avec ce qui était un
morceau de caoutchouc ou de linoleum. Et je dois reconnaître qu'il ne
s'en tirait pas mal du tout. Je crois que David Donoff, ainsi que d'autres
membres de la famille Donoff, ont payé un lourd tribut au malheur des
temps.
De Moissac, je me rendis à Grenoble, sous occupation italienne. Là,
je fus chargé par la "Sixième" , c'est à dire
l'organisation clandestine des EI, sous ma nouvelle identité "Jean-Pierre
Marie Renaudin", de chercher avec une équipe de cheftaines EI
des planques pour des enfants. Notre terrain d'exploration était la
Chartreuse et les environs. Au bout de quelques temps, ma femme vint me rejoindre.
Elle me raconta qu'à Agen on avait continué à s'intéresser
à moi. A plus d'une reprise on était venu prendre de mes nouvelles.
Elle avait répondu chaque fois, que j'étais en tournée.
Je dois avouer que je ne me souviens pas avoir remporté un grand succès
dans la tâche dont m'avait chargé la "Sixième".
Quoi qu'il en soit, ma femme allait bientôt accoucher, et je ne voyais
pas d'autre solution que de passer avec elle en Suisse. Je me rendis d'abord
à Lyon pour en demander l'autorisation au grand rabbin de France, puis
à Périgueux pour l'obtenir également du directeur
des Cultes d'Alsace-Lorraine dont je dépendais également
du point de vue administratif.
Ici s'arrête le récit de mes souvenirs de mai 1941 à mai 1943.
Sans doute en ai-je omis quelques uns, et le temps ayant fait son oeuvre, il en est qui se sont complètement effacés de ma mémoire.
Mais je ne peux pas déposer ma plume sans penser avec émotion à ces hommes, ces femmes et ces enfants que je n'ai pas pu aider efficacement, et sans rendre hommage à ceux de mes collègues qui ont payé de leur vie leur dévouement envers la communauté d 'Israël.
Peut-être devrais-je ajouter encore ceci : dans les pages qui précédent,
on l'aura compris je l'espère, il ne s'agit que d'un témoignage
parmi les autres, limité à la fois dans l'espace et dans le temps,
je tiens à le souligner, de ce que fut l'activité d'un rabbin,
parmi d'autres rabbins, durant les années de cauchemar. Il n'y a donc
lieu, ni à des félicitations, ni à des marques de reconnaissance,
pour ce qui n'a été que l'accomplissement du simple devoir. Encore
faut-il que si imparfaite, si dérisoire même, qu'ait été
l'activité des rabbins, durant cette épouvantable époque,
elle soit connue et reconnue.
En ce qui me concerne, je ne pourrai jamais me consoler de n'avoir pas fait
plus. Et il me semble parfois, que je les revois, ceux à qui je n'ai
pas été en mesure d'éviter le sort qui les attendait. Et
il m'arrive de me figurer que ce sont eux, surtout, ou plutôt leurs ombres,
qui me feront escorte, lorsque mon cercueil prendra le chemin du tombeau, soit
pour me reprocher de n'avoir pas su les sauver, ou peut-être, pour me
pardonner et me consoler de n'avoir pas pu le faire.
"Quand revient le souvenir", je me dis que c'est comme un supplément de vie qui m'a été accordé depuis mars 1943. Dans ces conditions, que puis-je souhaiter d'autre, que puis-je souhaiter de plus, que de parvenir jusqu'au port, dans un esprit de sérénité, de foi en D, et d'espérance.
Page précédente |
Début du dossier |