Saly Bergman est venu à Colmar le 18 octobre 1993 avec sa femme, et ils restèrent encore avec nous le lendemain. Saül nous raconta qu'il fut libéré légalement du Camp de Casseneuil grâce à l'intervention du Major de l'Armée Belge Arthur Rotsaert, que les Bergman connaissaient, et qui vint le chercher au camp, revêtu de son uniforme militaire. Mais cette intervention ne fut rendue possible que grâce à un stratagème employé par M. Bergman. Il avait appris que, lors de cette rafle d'août 1942, les enfants âgés de plus de 2 ans ne partaient en déportation que s'ils avaient été arrêtés avec leurs parents. Par contre, ceux qui étaient isolés, pouvaient être libérés et envoyés dans des maisons d'enfants ou recueillis par des familles. Monsieur Bergman mit alors la tactique suivante au point avec son fils : ils ne devaient plus se voir, ne plus se connaître, faire croire que le fils se trouvait seul au camp. Y eut-il indulgence de la part de la direction du camp, ou manque de contrôle ? Quoi qu'il en soit, ce stratagème réussit, et lorsque, le 3 septembre, le convoi des internés partit pour Drancy, son fils resta au camp, lequel n'était pas encore liquidé, et c'est alors que le Major Rotsaert put venir l'en faire sortir. Admirons l'ingéniosité de M. Bergman, l'esprit de sacrifice de ce père "reniant" en quelque sorte son fils, afin de pouvoir le sauver ! Quant à ce fils, inconscient du danger qu'il courait en cas d'une nouvelle rafle, il était retourné à Tournon d'Agenais où il avait habité avec son père. C'est alors, que je lui avais donné l'ordre de venir me voir à Agen, d'où nous pûmes le faire passer en Suisse avec une fausse identité, en lui demandant de nous laisser ses tefilines (phylactères) afin qu'en cas d'un contrôle durant son voyage vers la frontière, on ne découvre pas qu'il était juif.
Le moment le plus émouvant de cette visite fut, lorsque Saül prononça la bénédiction "Chéhiyanou" par laquelle nous remercions "D, le Roi de l'Univers, de nous avoir fait la grâce de nous maintenir en vie jusqu'à cette époque.", et que Mme Geismar ( décédée à Colmar le 17 avril 1994 ), d'Agen, venue en visite à Colmar. put lui remettre à la fois ses tefilines et le livre de prières de son frère, dont nous lui avions confié la garde, lorsque nous dûmes fuir Agen. Nous avions montré à Saül un autre livre de prières que Reine Geismar nous avait également apporté. Il m'avait été remis par autre interné de Casseneuil, Jacob Rothschild, qui disparut lui aussi. à Auschwitz. Nous montrâmes ce livre à Saül qui nous dit que ce nom lui disait quelque chose. Or, quelle ne fut pas notre stupéfaction, lorsque, après le départ de Bergman pour Amsterdam, nous reçûmes un coup de téléphone de cette ville d'un certain Monsieur Magnus.. C'était le gendre de Jacob Rothschild, que les Bergman avaient pu contacter, et qui nous demandait de leur envoyer le livre de prières de son beau-père. Mais. deux heures plus tard, nouveau coup de téléphone d'Anvers. C'était cette fois le propre fils de Jacob Rothschild. qui, prévenu par son beau-frère, M. Magnus, nous demanda de lui faire parvenir ce livre de prières que m'avait remis son père à Casseneuil. Puis, se ravisant, il nous déclara qu'il viendrait lui-même le chercher, poussé par un geste de piété filiale. C'est ainsi qu'il vint à Colmar, avec sa fille, le 11 novembre 1993, et que je lui remis ce qui était pour lui une sorte de relique. J'avais d'ailleurs décidé de demander, si personne n'avait réclamé ce livre, qu'on le mette dans mon cercueil, le jour venu. Je joins la documentation les inscriptions du début et de la fin de ce livre, ainsi que la traduction des textes bibliques que j'ai traduits en français, et qui dénotent combien grande était la piété de Jacob Rothschild, qui passa par les camps de Gurs, St Cyprien, puis Casseneuil, avant d'être envoyé a Auschwitz. Il était né en 1885, comme l'indique la première inscription (voir DOCUMENT n°6).
Qui était Paul David ?
Ah ! sans doute, comme peut paraître dérisoire, ce que j'ai pu
entreprendre, au camp de Casseneuil, lorsqu'on pense à l'immense tragédie
qui s'était abattue sur la Maison d'Israël. Mais Celui qui sonde
les reins et les coeurs, m'est témoin que je n'ai pas été
ménager de mes forces, et que je n'ai pas hésité à
prendre des risques, comme c'était mon devoir. Aussi, quelle ne fut
pas ma stupeur de lire (c'était en juillet 1993) dans le tome I du
Vichy - Auschwitz de Me Serge Klarsfeld. la fin du "Rapport
de l'Aumônier Général (Rabbin
René Hirschler)
sur les déportations et l'activité de l'Aumônerie (août
- septembre 1942). Voici le passage en question de ce rapport, daté
du 1er octobre 1942 :
"L'Aumônier général, n'a, en réalité
organisé une représentation de l'Aumônier que dans le
Lot-et-Garonne, en la personne de M. Paul David, assisté par une équipe
très active. Ce fut très heureux. En effet, aucune organisation
n'existait à proximité du Camp de Casseneuil, et, du 23 août
au 9 septembre, les correspondants de l'Aumônerie dans ce département
firent un travail extraordinaire au bénéfice des malheureux."
Enfin, j'eus l'occasion de voir l'aumônier général au
Camp de Rivesaltes le 2 ou le 3 octobre 1942, et nous eûmes même
l'occasion de prendre, ensemble, un café au Buffet de la Gare de Narbonne,
le 4 octobre et de converser amicalement. Mais pas un mot ne fut prononcé
par lui, au sujet de Paul David et de son activité. Comme c'est étrange
! Je me suis demandé si ce Paul David n'était pas, en réalité
Paul Enoch, qui m'avait alerté le 26 août au sujet du Camp de
Casseneuil. Maurice Fourmann, qui fut, comme je l'ai dit, le trésorier
de l'UGJF pour le Lot-et-Garonne, m'affirma qu'Enoch avait pris le pseudonyme
de Pierre Elboin. Mais peut-être avait-il pris encore un autre pseudonyme
? Il s'agit là d'une simple hypothèse. Mais le fait est, qu'il
fut très actif et rendit de grands services, ce qui pourrait correspondre
à ce qu'il est dit de Paul David dans le rapport du 1er octobre 1942,
de l'aumônier général. Si tel est le cas, je rappellerai
qu'il fut, lui-aussi, arrêté, en tant qu'étranger, et
interné au Camp de Rivesaltes. Ce qui vient d'ailleurs corroborer mon
hypothèse, c'est que, autant gu'il m'en souvient, on m'apprit que l'aumônier
général envoya un télégramme à Vichy, protestant
contre le fait qu'on venait d'arrêter et d'interner Paul Enoch, alors
qu'il faisait fonction d'aumônier. Pour ma part, n'ayant qu'une confiance
modérée dans le succès d'une telle démarche, je
me rendis à Rivesaltes, et parvins à faire sortir du camp Paul
Enoch en même temps que trois autres personnes, dans les conditions
que je relate plus loin.
Le comportement du grand rabbin Hirschler n'en demeure pas moins étrange
! Car, le moins qu'il eût dû faire, était de me mettre
au courant des responsabilités qu'il avait données à
Paul Enoch, ne serait-ce que parce que j'étais le rabbin du département
du Lot et Garonne, et que par ailleurs, mes relations avec Enoch étaient
excellentes, et qu'une meilleure coordination aurait pu avoir lieu entre son
activité et la mienne. On trouvera dans la documentation (Voir le DOCUMENT n°7) la lettre que celui-ci m'écrivit de Bruxelles en 1947.
Paul Enoch et sa famille s'établirent en Israël. Il fit carrière
au Technion de Haïfa comme professeur de français, et fut un pionnier
de la méthode audiovisuelle de l'apprentissage du français pour
les Israéliens. Depuis il est décédé, ainsi que
son épouse; il ne m'est donc plus possible de vérifier l'hypothèse
énoncée plus haut.
Agen, septembre - octobre 1942.
Mais, tandis que je me trouvais à Casseneuil, ma femme avait, de son côté,
fort à faire. A la vérité, notre demeure ne désemplissait
pas. C'était un va-et-vient continuel, de gens qui venaient demander
conseil et aide. Etait-ce à cette époque, ou déjà
auparavant que, lorsqu'une personne arrivait à la gare d'Agen et demandait
à un agent de police le moyen de parvenir à la place Carnot, elle
obtenait la réponse suivante:
"Ah, vous voulez aller chez le rabbin'? C'est inutile, il ne pourra rien
faire."
Quoi qu'il en soit, le camp de Casseneuil étant liquidé, je rentrai à Agen. Le lendemain ou le surlendemain, je rencontrai, avenue de la République, l'évêque d'Agen. Il me demanda comment j'allais. Je lui répondis que je revenais du camp de Casseneuil
Il me dit : "Je sais, par un observateur, qu'on a traité les gens
correctement."
"Je lui répondis : "Je peux vous le confirmer, Monseigneur.
On a dit aux gens : "Soyez gentils, laissez-vous déporter gentiment,
sans faire d'histoires."
Nous en étions à ce point de la conversation, lorsque passa le médecin chef de l'hôpital psychiatrique. Il s'adressa à moi, et me dit:
"Je suis content de vous voir, Monsieur le Rabbin. Figurez-vous que j'ai parmi mes patients un israélite autrichien. Il est angoissé parce qu'il ne s'est pas déclaré comme Juif. Que doit-il faire?"
"Mais qu'il continue", répondis-je.
Et me tournant vers l'évêque, je lui déclarai : "Vous
nous excluez de la société. Eh bien, nous nous créerons
notre propre morale, une morale de persécutés. Nous n'hésiterons
pas à vous mentir, à vous tromper. puisqu'il s'agit, pour nous
de sauver notre liberté, si ce n'est notre vie."
L'évêque s'en alla, levant les bras au ciel. Etait-ce parce qu'il
était stupéfait ou désolé par mes paroles ? Ce qui
est certain, c'est qu'on ne peut pas le compter parmi ces prélats qui,
tels Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, et Monseigneur
Theas, évêque de Montauban, exprimèrent avec force leur
indignation, et manifestèrent à l'égard des Juifs persécutés
un sentiment fraternel que nous ne pourrons jamais oublier. Il va de soi, que
je n'ai pas tardé à prévenir le plus de gens possible que
le danger était immense, bien que je n'aie pas su, à ce moment,
de façon claire et sans équivoque, ce que signifiait vraiment
la déportation, dans toute son horreur. Lorsque Rosh Hashana eut lieu
quelques jours plus tard, m'adressant à la foule des fidèles,
je leur ai déclaré que je ne voulais plus les voir aux offices,
qu'ils devaient se disperser, quitter s'ils le pouvaient leur lieu de résidence
habituel, et changer d'identité. Certains ont considéré
que je semais la panique. Il est vrai qu'il était plus facile de donner
des conseils, que d'aider à les réaliser.
Dès ce moment, j'ai obligé ma femme à faire passer nos
enfants (José, 5 ans, Daniel, 4 ans, et Claude-Michel, 2 ans et demie).
en Suisse, mes parents étant domiciliés à Genève
depuis 1910. Ma femme résista d'abord, mais se rendit à mes arguments
qui étaient, que nous allions avoir à accomplir des actes illégaux,
et que notre tâche serait paralysée par la crainte de ce qui pourrait
survenir à nos petits. Lorsqu'elle fut de retour, mission accomplie,
mon slogan fut : " Si trois sur cinq sont sauvés, c'est un bon pourcentage."
"Miquette".
C'est quelques jours après la rafle, que Madame Simone Rivière,
Miquette pour ses amis, vint me trouver pour me dire : "J'ai épousé
récemment Louis May, afin qu'il devienne le mari d'une Française.
Malgré tout, je n'ai pas confiance, c'est pourquoi je veux le faire
passer en Suisse. Si vous me confiez des enfants juifs, je les ferai passer
en même temps." Inutile de dire que j'ai sauté sur l'occasion.
Je connaissais très bien Louis May, et il venait fréquemment
à nos offices. Il avait été avocat, et si je ne me trompe,
originaire de Darmstadt. Il était un de ces juifs cultivés,
comme savaient l'être les Juifs allemands. Il avait été
un des passagers du bateau "Saint Louis", de sinistre mémoire.
J'ai donc confié des enfants à la nouvelle Madame May, qui,
dès son retour à Agen, se mit aussitôt et complètement
à notre disposition. Aucun risque, aucun danger, ne l'arrêtèrent.
On pouvait cacher des gens chez elle, lui faire transporter des paquets de
fausses cartes d'identité, lui demander d'accompagner d'un endroit
à un autre des gens qui étaient en danger. Il va de soi que
je lui aurais fait attribuer la Médaille des Justes. Mais, une fois
la guerre terminée, alors que je me trouvais à Colmar, et elle
à Castillonnès avec son mari, elle m'écrivit, qu'elle
voulait se convertir au judaïsme. Je fus stupéfait, car je l'avais
connue bonne protestante, et nous avions souvent eu des conversations sur
la religion. Je lui écrivis donc :
"Vous me décevez. Vous savez combien immense est non seulement
notre admiration pour vous, mais aussi notre profonde affection. Je sais que
Louis ne vous a rien demandé à ce sujet, et je vous ai connue
bonne chrétienne."
"Ne croyez pas que ma démarche soit dictée par de l'opportunisme,
ou pour faire plaisir à mon mari", me répondit-elle. "Mais
ces dernières années, et durant l'absence de mon mari, j'ai
réfléchi toujours plus sur le problème religieux, et
je suis arrivée à la conviction que le judaïsme est la
source, et c'est pourquoi je tiens à me convertir. "
Je lui ai posé la question suivante : "Quelle place occupe encore
Jésus dans votre pensée, dans votre vie religieuse? " Elle
me répondit : "Plus aucune."
En fin de compte, nous nous sommes donnés rendez-vous à Paris, et je suis intervenu auprès du Grand Rabbinat de Paris, pour que sa conversion ait lieu. Et je suis allé, ou plutôt, j'ai participé à la cérémonie du mariage religieux de Louis et Simone May, quittant le chevet de ma soeur, mourante à l'hôpital Rothschild où elle est décédée ce même jour, afin de rendre hommage à cette femme qui s'était tant dévouée pour nous, n'hésitant pas à mettre en jeu sa liberté, et peut-être plus encore. Les May sont partis peu après aux USA. Simone est devenue veuve en 1973. De Miami, où elle habite, elle nous donne régulièrement de ses nouvelles, nous considérant comme étant de la famille.
En quoi allait consister désormais une bonne partie de notre activité ? Faire partir des gens en Suisse, en Espagne, ou tout autre lieu de refuge, où ils ne couraient aucun danger, leur procurer des fausses identités, les cacher, leur trouver des "planques". continuer à aider ceux qui demeuraient sur place. Autant dire que n'était pas encore arrivée l'ère de "la civilisation des loisirs" .
Notre aide pour ceux qui voulaient se rendre en Espagne fut plus limitée. Il s'agissait, la plupart du temps, de personnes qui possédaient un "affidavit" leur donnant la possibilité de se rendre aux Etats-Unis, mais qui n'avaient pas l'autorisation nécessaire pour quitter le sol de la France, et dont le passage de la frontière présentait un danger. S'ils y étaient arrêtés, même s'ils se trouvaient déjà sur le sol espagnol, ils étaient refoulés Pour qu'ils ne soient pas dans un telle situation, il fallait qu'ils aient parcouru une certaine distance sur le territoire espagnol. Si une telle condition était remplie, ils étaient d'abord mis en prison à Figueras par exemple, et, en général, dépouillés par les gardiens de ce qu'ils possédaient. Mais, du moins ils avaient la vie sauve et les organisations juives (comme la HICEM, je suppose), pouvaient s'occuper d'eux, et de leur arrivée à destination. Or, il fallait très souvent équiper ces gens,. les faire parvenir à Perpignan, où se trouvait mon frère Moïse. Celui-ci devait s'occuper de trouver un passeur, et procurer des pesetas pour les candidats à cette aventure. Lorsque mon frère fut en prison. je dus moi-même m'occuper d'une famille restée en panne à Perpignan par suite de cet emprisonnement.
Deuxième exemple. Il s'agissait cette fois d'un jeune homme d'une famille très pieuse, originaire d'Anvers. Ma femme eut l'idée de le faire entrer dans les Chantiers de Jeunesse en tant qu'aryen bien entendu. Nous apprîmes, qu'il ne mangeait pas toute la nourriture qui était distribuée à ses camarades, pour des motifs d'ordre rituel. Et c'est pourquoi il se faisait envoyer des tickets de pain, par sa famille. Nous fîmes savoir à celle-ci que leur fils courait le danger, en agissant de la sorte, d'être découvert pour ce qu'il était. Il fallait jouer le jeu sans la moindre ambiguïté, ou alors, renoncer à ce camouflage, garder son identité juive, avec les conséquences qui pouvaient en résulter.
Troisième exemple. Ma femme avait placé dans une propriété, non loin de la ville, un jeune homme d'origine autrichienne. Je crois qu'elle n'avait pas précisé qu'il était juif, mais il est probable qu'il avait été accepté en connaissance de cause. Car, lorsque la maîtresse de cette propriété vit arriver de loin des hommes qui lui parurent louches, elle prévint immédiatement le jeune homme qu'il devait filer.
Il n'y a aucun doute: posséder une préfecture personnelle
présentait des avantages incontestables. C'est ainsi, par exemple,
que pour un certain M. Traube, qui s'était évadé d'un
camp et qui désirait récupérer ses affaires qui se trouvaient
entreposées chez le maire de sa commune, nous fabriquâmes le
document suivant :
"Le travailleur étranger Traube a été libéré
du camp X. Ordre est donné au maire de sa commune de lui remettre tous
ses effets."
Les deux tampons, plus une signature eurent le résultat souhaité.
Mais il convient de faire deux remarques au sujet des fausses cartes :
J'y fis la connaissance de Monsieur Mordoh, qui était, je crois, l'aumônier
du camp de Rivesaltes. Grâce à lui, je pus pénétrer,
à deux reprises, dans ce camp, qui fut pendant un certain temps, le plus
important de la Zone Sud. C'est là qu'on conduisait tous ceux qu'on raflait
après le 26 août 1942. De là, ils partaient pour Drancy,
avant de faire le voyage dont ils ne sont pas revenus. Mon premier sauf-conduit
était valable pour les 2 et 3 octobre 1942. Ce document portait la mention
"M.Fuks-Visite".
Ce fut je crois le 3 octobre, que le grand rabbin Hirschler, aumônier
général des Camps, vint à Rivesaltes. Il y prit la parole
devant une grande foule d'internés, essayant de leur donner un peu d'espoir.
Mais, en plein milieu de son discours, un coup de sifflet retentit, et on fit
aussitôt l'appel de ceux qui dans cette foule devaient partir le lendemain
pour Drancy. Ils furent séparés des autres, et placés sous
une plus sévère surveillance.
J'ai visité l'infirmerie. On y trouvait des gens qui étaient devenus
idiots, au sens clinique du terme, par suite de la mauvaise alimentation, ou
plutôt de la sous-alimentation. A ce sujet, j'ai d'ailleurs voulu faire
une expérience : comparer la nourriture d'un prisonnier de guerre avec
celle d'un interné du camp ; je n'ai pas besoin de souligner combien
grande était la différence. J'ai donc mangé un jour au
camp. Dans la soupe on voyait vaguement, quelque chose qui ressemble à
un peu de légume. Aux non pratiquants, on donnait un infime morceau de
viande qui ne dépassait pas la taille d'un pouce. Pour ceux qui mangeaient
"casher", la viande était remplacée par une cuillère
de confiture. J'allais oublier le mince morceau de pain. L'OSE faisait ce qu'elle
pouvait : elle distribuait aux enfants et aux malades une grande louche de soupe
épaisse, ce qui était inestimable.
C'est à Rivesaltes que je fis la connaissance d'Andrée
Salomon, dont on ne dira jamais assez combien son activité fut exceptionnelle,
dans le cadre de L'OSE. J'y ai rencontré également, comme assistante
sociale, la femme de Daniel Mayer, qui devint plus tard secrétaire général
de la SFIO, puis président du Conseil Constitutionnel. Quelle énergie
et quel dévouement elle déploya en faveur des malheureux internés
! Lorsque mon frère fut arrêté pour marché noir,
ce sont les Mayer, si je ne me trompe, qui se sont occupé de lui trouver
un avocat. En fait, de quoi s'agissait-il ? La police avait trouvé sur
lui des tickets d'alimentation pour lesquels il ne pouvait pas donner de justification;
il avait pu en avaler seulement quelques-uns, durant la fouille. D'où
provenaient-ils ? Tout simplement de gens qu'il avait pu faire passer en Espagne,
et ils servaient à améliorer quelque peu le menu des internés
de Rivesaltes, ou de personnes camouflées. Il fut condamnéà
15 jours de prison. Mais la Cour d'Appel de Montpellier fit appel a minima.
C'est pourquoi, dès sa sortie de la prison de Perpignan, on l'engagea
à partir pour la Suisse. Il y fut interné au camp de Büren.
Le 4 octobre avait lieu un départ pour Drancy. J'ai eu cette chance
inouïe, de pouvoir me rendre à la gare, en accompagnant M. Lerner,
responsable de l'UGJF, d'arriver jusqu'au quai où les gens étaient
déjà embarqués dans le train. Alors qu'on exigeait de
toutes les personnes représentant des organisations, y compris M.Lerner,
un document leur permettant d'assister au départ au train, je pus parvenir
sans encombre, c'est à dire sans sauf-conduit, jusqu'au wagon où
était déjà installé un certain Monsieur Gottschalk,
que j'avais eu l'occasion de voir la veille dans l'infirmerie du camp. Or,
tandis que je me trouvais au bureau du Comité de l'UGJF, avec mon frère,
quelques heures avant le départ du train, nous vîmes arriver
une femme en larmes. C'était Madame Gottschalk, qui nous dit que son
mari n'était pas en état de supporter ce voyage. Je lui ai demandé
si elle possédait une photo de son mari. C'était le cas. Je
fis donc illico une fausse carte d'identité pour son mari avec les
fameux tampons de la Préfecture du Lot-et-Garonne, que je portais toujours
avec moi. Arrivé au wagon où se trouve monsieur Gottschalk,
j'ai pu lui passer cette fausse carte d'identité en même temps
qu'un paquet d'alimentation. Il sortit aussitôt du wagon et me demanda
quoi faire. Je fus tellement surpris de le trouver si vite près de
moi, que je fus pris au dépourvu. Pris de panique il remonta dans le
wagon.
26 XII 44
Mon cher Rabbin et Ami, |
En rentrant à Agen. J'appris que Paul Enoch, dont j'ai rappelé plus haut combien fut utile son activité, venait d'être arrêté, et envoyé au camp de Rivesaltes. Je décidai de retourner à Rivesaltes, sans avoir la moindre idée de ce que j 'allais pouvoir faire pour lui. j'arrivai à Perpignan le 10 ou le 11 octobre. Le hasard voulut que j'avais conservé mon ancien laissez-passer des 2 et 3 octobre. J'obtins un nouveau laissez-passer pour les 12 et 13 octobre, avec la mention: "M.FUKS, Service Aumônerie". Je demandai à Mademoiselle Hess, la secrétaire du bureau du Comité de l'UGJF (elle deviendra plus tard Madame Mordoh), de me taper le chiffre " 1 " avec sa machine à écrire. Je constatai qu'on pouvait parfaitement mettre ce. "1" devant les "2" et "3" de mon premier laissez-passer. J'ai eu de la sorte deux laissez-passer pour hommes, valables pour les mêmes dates. c'est à dire: 12 et 13 octobre.
Lorsque j'arrivai au camp, je rencontrai Angeline Payen, cette employée de la Préfecture du Lot-et-Garonne, qui m'avait donné les tampons qui m'étaient si utiles, qui elle, était en possession d'un laissez-passer à son nom. Elle était venue voir un ami. Je n'eus pas besoin d'insister beaucoup pour qu'elle me le cède. Muni de la sorte, j'ai pu faire sortir du camp. dans la même journée quatre personnes : deux hommes et deux femmes, ayant bien entendu ajouté les cartes d'identité, indispensables que j'ai fabriquées sur place pour mes quatre "protégées" : Paul Enoch, un Monsieur Loeb, notre chère Lia Fenster, et une nièce de Marc Jarblum, Lia, dont j'ai déjà parlé. C'était cette jeune fille qui s'était occupée de nos enfants, et qui nous avait quittés puisqu'ils étaient maintenant en Suisse, et parce que, étant autrichienne, elle courait le risque d'être raflée. Elle avait tenté de passer la frontière suisse, mais avait été arrêtée et envoyée à Rivesaltes. Marc Jarblum était cette importante personnalité du Mouvement Qioniste en France, qui. sollicité de faire partie du Comité National de l'UGJF, s'était récusé.
Nous eûmes à affronter un triple contrôle, et tout faillit
échouer. Pour sortir du camp réservé aux Juifs, il fallait
passer obligatoirement par ce qui était encore le camp espagnol, car
c'est là que se trouvait la véritable sortie du camp. Il y avait
donc un contrôle entre la partie juive et la partie espagnole du camp.
Il fallut, évidemment, prendre des précautions, pour réussir
à franchir sans encombre ce premier contrôle. Car les laissez-passer
que j'avais remis à Messieurs Enoch et Loeb portaient le nom de Fuks,
comme le mien. De sorte qu'on devait s'arranger pour ne pas passer ce contrôle
alors que s'y trouvait le même gardien, car trois personnes portant
le même nom auraient pu lui paraître suspectes. Le même
problème se posait pour les deux femmes que j'essayais de faire sortir
avec le même laissez-passer féminin. Or, j'avais constaté
qu'il y avait changement de garde à intervalles réguliers. C'est
en tenant compte de ce fait que nous passâmes ce premier contrôle
à des moments différents. Il se passa bien, et en principe il
ne devait pas y avoir, à partir de là, de grande difficulté
à sortir complètement du camp. Il y avait, malgré tout,
un deuxième contrôle. Et c'est là, qu'il y eut une première
difficulté. J'avais embarqué mes "quatre libérés"
dans la voiture du Comité, occupée déjà par quelques
enfants qui quittaient le camp en toute légalité, et nous nous
approchâmes de la barrière où se trouvait ce deuxième
contrôle. Je lançai une cigarette au garde qui surveillait ce
qui était la véritable sortie du camp. Il dit : "Je ne
fume pas", et s'adressant à moi, il me demanda :
"Qui sont ces personnes ?"
Je lui répondis: "Ecoutez, je ne les connais pas. Ils m'ont affirmé
qu'ils avaient obtenu la permission de venir voir des amis, et qu'ils n'avaient
pas de moyen de locomotion pour repartir. Je ne veux pas d'histoires. Je les
fais descendre de la voiture, et vous vous débrouillerez avec eux."
Il me dit: "Bon, ça va ", et il leva la barrière de
la liberté...
Tout allait donc pour le mieux, mais voici qu'en traversant la localité
de Rivesaltes, nous fûmes stoppés par des gendarmes. Troisième
contrôle, imprévu celui-là. Ils demandèrent à
voir nos papiers. J'eus la bonne idée de leur montrer mon sauf-conduit
qui portait la mention: "Fuks-Service Aumônerie". La présentation
de ce document leur donna satisfaction, et nous pûmes continuer notre
route. A peine la voiture repartie, Monsieur Loeb se trouva mal, d'émotion.
De ces quatre libérés, seule Lia vit encore. Elle s'appelle
Madame Michaël, et demeure à Sydney, en Australie.
Je mentirais si je n'avouais pas que j'ai éprouvé quelque satisfaction
à n'être pas venu en vain à Rivesaltes durant la première
quinzaine d'octobre 1942. Et pourtant, comme ces réussites paraissent
dérisoires quand on pense à la situation tragique des Juifs
en ces temps-là ! De même, sais-je ce que sont devenues toutes
ces jeunes filles qui, déclarées enceintes au camp de Casseneuil,
purent sortir du camp ? Ont-elles survécu aux dangers qui les menaçaient,
ou bien ont-elles été victimes ultérieurement d'autres
rafles ? Ce qui est certain, c'est que chaque jour de liberté était
un jour de gagné. Et c'est avec cet état d'esprit qu'il fallait
agir pour le mieux. Que trois sur quatre de ceux que j'ai pu sortir du camp
de Rivesaltes aient pu connaître la fin du cauchemar, j'en ai en la
preuve. Peut-être fut-ce ainsi, également, pour la quatrième
personne.
Mais par ailleurs, aider des gens à fuir, à les faire sortir
du camp, de quelque manière que ce soit, n'était-ce pas indirectement
condamner d'autres malheureux à prendre leur place, et à en
subir les conséquences? Car, ce que les bourreaux exigeaient, c'est
qu'on leur livre un nombre bien précis de déportables, et non
pas Monsieur X ou Y. Il y avait donc un problème d'ordre moral. La
vie d'un tel avait-elle plus de valeur que la vie de tel autre ? Peut-être,
est-ce une grâce qui m'a été accordée que, plongé
dans une réalité qui vous laissait peu de répit, ce problème
ne s'est pas présenté alors à moi dans toute son acuité.
De plus, nombreux étaient ceux qui ne voulaient plus lutter, et se
soumettaient à la fatalité. Peut-être leur réaction
aurait-elle été différente s'ils avaient su ce qui les
attendait. Je me souviens d'un cas précis. Il s'agît d'un jeune
homme appartenant à une famille anversoise, nommée Man, avec
qui nous avions vécu pendant quelques semaines à Nîmes,
avant de nous fixer à Agen. Nous formions alors une seule et même
famille. Je lui ai proposé de le faire sortir du camp de Rivesaltes,
où je l'ai rencontré par hasard. Il a refusé... "Je
veux retrouver tous les miens", me dit-il. Il me fut impossible de lui
faire changer d'avis.
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