QUELQUES SOUVENIRS DE GUERRE
Par le Grand Rabbin Simon FUKS
Introduction
Format 13 x 21 cm - 128 pages
Jérôme Do Bentzinger Editeur, Colmar, septembre 2003
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L'historien Israélien Saül Friedländer a donné à
son livre autobiographique le titre :
Quand vient le souvenir.
En réalité, pour tous ceux d'entre nous qui ont survécu
à la Guerre de 1939-1945, n'est-ce pas le pluriel qu'il faudrait employer,
et parler : "des souvenirs ", tellement ils sont nombreux à
rappeler des événements qui marquèrent à jamais
l'Histoire juive, si ce n'est l'Histoire tout court ? Et lorsque ces souvenirs,
parfois enfouis au plus profond de nous-mêmes, surgissent tout d'un
coup, et réapparaissent à la lisière de notre conscience,
ils se présentent de manière désordonnée, ils
se bousculent de façon en quelque sorte anarchique, si bien qu'il n'est
pas toujours facile de leur donner un ordre chronologique. D'où résulte
parfois la difficulté d'évoquer comme il conviendrait ce que
furent les années terribles. Mais pourquoi l'idée m'est-elle
venue, tout-à-coup, et ceci après un demi siècle, de
mettre par écrit mes souvenirs personnels, d'un passé qui constitue
un des chapitres les plus tragiques de l'histoire juive ? La raison en est,
peut-être, que ces derniers temps, plus qu'auparavant, j'ai éprouvé
le besoin de lire des ouvrages sur ce passé, entre autres le livre
du professeur André Caspi :
Les Juifs pendant l'Occupation
(Seuil. 1991) ainsi que la documentation monumentale de Me Serge Klarsfeld
:
Vichy-Auschwitz (Fayard. Tome 1 : 1983, Tome 2 : 1985), et que,
par ailleurs, j'ai également pris connaissance de certaines biographies,
telles que celle de Marc Ferro sur Pétain et celle de Kupfermann sur
Laval. Je pourrais dire qu'à certains égards ce genre de lecture
a fini par devenir ma drogue. Et à plus d'une reprise, il m'est arrive
de me demander : " Est-il possible qu'il en ait été ainsi
? De telles horreurs ont-elles vraiment été commises ? Ne s'agit-il
pas d'un cauchemar ? " Mais il suffit que je remonte le cours du temps.
que je revienne à cinquante ans en arrière, pour que la réponse
soit sans équivoque. Car j'ai bien été le témoin
d'événements qui n'ont sans doute pas d'équivalent dans
l'histoire, j'ai été mêlé, et j'ai parfois participé
à des activités auxquelles l'École Rabbinique ne m'avait
pas préparé.
Qu'on veuille donc voir, dans les pages qui vont suivre, un témoignage
parmi d'autres, de ce qui devint par la force des choses, par suite de la
cruauté des hommes et de la dureté des temps, une partie importante
de l'occupation d'un rabbin, tout comme celle de ses collègues, à
une époque où la vie d'un Juif, tout particulièrement
d'un Juif étranger, était devenue "
hefker",
terme hébreu intraduisible en français, et qu'on peut rendre
approximativement par "libre, sans protection, à l'abandon, celui
dont l'existence est laissée au bon vouloir d'autrui, livrée
à la discrétion, au bon vouloir du pouvoir politique, de façon
arbitraire". Témoignage, ai-je dit, parmi d'autres, limité
d'ailleurs dans l'espace et le temps.
Mais au moment de mettre par écrit ce que j'ai vécu entre mai
1941 et mai 1943, il me semble qu'il n'est peut-être pas inutile de
rappeler également ce qu'ont signifié pour moi. la Drôle
de Guerre, la Défaite, et les quelques mois que j'ai passés
en captivité, car cette partie de mon récit ne pourra qu'illustrer
l'opinion exprimée notamment par Alain Touraine, à savoir "
L'atmosphère était déjà empoisonnée avant
même la Défaite de 1940."
La "drôle de guerre"
Déclaration de Guerre. Mobilisation.
Ce fut particulièrement frappant en Alsace, où je vins me fixer
quelques années avant le déclenchement des hostilités.
Qu'il me suffise de donner un seul exemple d'un état d'esprit combien
caractéristique à cet égard. Nous sommes à
Wintzenheim
(prés de Colmar), dont j'occupais le poste rabbinique depuis avril 1936.
Qui ne se souvient, parmi les survivants, de la tension qui existait dès
cette époque, par suite du triomphe du Nazisme en Allemagne, tension
qui allait s'amplifiant toujours plus, jusqu'à atteindre un degré
insupportable en septembre 1938, quand Hitler s'en prit à la Tchécoslovaquie.
Le danger de guerre fut si grand. qu'il y eut une mobilisation partielle. Je
me rappelle que, passant avec deux ou trois coreligionnaires devant l'école,
le directeur. qui nous vit, nous apostropha avec véhémence, déclarant
que c'était les Juifs qui étaient responsables de cette situation.
Il est hors de doute, qu'il ne faisait qu'exprimer l'opinion de la majorité
des gens.
Comme on le sait, on n'eut droit qu'à un répit d'une année. C'est donc à Wintzenheim, alors que je me préparais à me rendre à Genève où devait se tenir un Congrès Sioniste auquel je devais assister ou même participer, le cas échéant, comme délégué suppléant du parti travailliste religieux Hapoël Hamizrahi. que j'appris par la radio que venait d'être signé le Pacte Germano-Soviétique. C'était, je crois, un mardi. Il n'était plus question pour moi d'aller à Genève. Et le samedi qui suivit je reçus mon ordre de mobilisation. J'étais affecté comme aumônier israélite du 16e Corps d'Armée, à Montpellier. Après quelques jours passés à nous équiper et à nous organiser, ce fut le départ pour Annecy, Challes-les-Eaux, puis nous nous dirigeâmes vers le nord pour prendre enfin nos quartiers, et ceci pour quelques mois, à Saint-Omer (Pas-de-Calais).
En garnison à la frontière franco-belge.
Le Rabbin Fuks en 1943
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Lorsque je me suis présenté, comme il convenait de le faire, au
Médecin-Colonel Disac, commandant le service de santé du corps
d'armée, je me suis vite rendu compte que nos relations allaient se réduire
au strict minimum. Son adjoint, le Médecin-Capitaine Jauze-Fréydou,
lui, proclamait ouvertement son appartenance à L'Action Française,
et pour lui la France s'arrêtait à la Loire.
Au delà, au nord, ce n'était plus la France. L'honnêteté
m'oblige à dire que cette même attitude de réserve et de
froideur se manifesta également, me semble-t-il, à l'égard
de l'aumônier protestant, le pasteur Clavier, ancien combattant de 14-18,
professeur à la faculté de théologie protestante de Montpellier,
et un des très chauds partisans, sinon un des promoteurs du Mouvement
oecuménique, qui n'en était, je crois, qu'à ses premiers
balbutiements. Bien que mes relations fussent convenables avec la direction
du service de santé de mon corps d'armée, elles furent d'une toute
autre qualité avec le pasteur. Nous faisions presque bande à part.
D'autant plus que nous disposions de la même voiture, du même chauffeur,
qui nous servait également d'ordonnance.
Nous circulions presque tous les jours dans le secteur où était
déployé le Corps d'Armée, à la recherche de nos
ouailles respectives. A Saint-Omer où nous restâmes quelques mois,
il me fut possible de prendre contact avec les soldats juifs isolés,
mais là ou il était possible, d'en grouper dans une même
agglomération. J'organisai de fréquentes réunions. Ce fut
notamment le cas à Hondschoote, à Steenvoorde, à Hazebrouck.
C'est là, je crois, que je fis la connaissance d'un jeune étudiant
en droit, venu d'Alger. qui était secrétaire au bureau de son
régiment. Il me montra avec fierté la petite carte de la Palestine
qu'il avait accrochée à un des murs du bureau. Il faut avouer
qu'il ne manquait pas d'audace. Je lui demandais quel était l'état
d'esprit à l'égard des soldats juifs chez leurs camarades. Il
me répondit: "Monsieur le Rabbin, vous n'avez pas besoin de vous
occuper de ce problème chez nous, car nous sommes en mesure de le régler
nous-mêmes." Il va sans dire que lors de ces réunions, de
même qu'au cours de mes contacts avec des soldats isolés, je rappelais
qu'il ne fallait pas oublier que, malgré les griefs que nous pouvions
avoir, nous autres Juifs, à l'égard de l'Allemagne, les soldats
allemands, quant à eux, étaient aussi des êtres humains.
J'étais anxieux à la pensée de ce qu'il pourrait advenir
à nos soldats s'ils étaient fait prisonniers. C'est pourquoi,
l'idée me vint d'écrire à notre aumônier général,
le Grand Rabbin Liber pour lui demander s'il n'y avait pas lieu de donner une
fausse identité à nos soldats. Idée complètement
farfelue, direz-vous. En tous cas, c'est bien ainsi que la considéra
le destinataire de ma lettre. Je ne me souviens pas des termes de sa réponse,
mais c'est tout juste, s'il ne me prit pas pour un anormal. Or figurez-vous,
que lors d'une de nos tournées, un commandant de compagnie me dit, tout
heureux : "J'ai chez nous un soldat israélite. Mais par mesure de
précaution. je lui ai donné une fausse Identité."
Je laisse à celui qui aura la patience de lire ces lignes, d'en tirer
lui-même une conclusion. En ce qui me concerne j'aurai l'occasion, à
plus d'une reprise, de constater ultérieurement que plus on est élevé
dans l'ordre d'une hiérarchie, plus on est éloigné de la
réalité concrète. Je dois préciser que cet officier
si compréhensif appartenait au cadre de la réserve. Je ne sais
pas si un officier d'active aurait eu la même attitude.
Sans doute n'a-t-on pas le droit de généraliser, mais il m'est
arrivé de me demander si chez certains hauts gradés, le véritable
adversaire n'était pas le Front Populaire plutôt que l'armée
allemande. Je crois que c'est le médecin-colonel directeur de notre service
de santé qui déclara un jour : "Trouvez-vous normal que je
puisse me trouver sur la plage à côté de ma concierge ?"
Je ne suis pas sûr de pouvoir certifier avoir dit : " Pour ma part
je n'y vois aucun inconvénient". Quoi qu'il en soit, la déclaration
dont je vous parle, me semble être caractéristique de l'opinion
d'une partie non négligeable de certains cadres de l'armée française.
C'est au cours d'une de mes tournées que je découvris dans une
sorte de tranchée, où il piochait péniblement, Henri Sérouya,
auteur d'un ouvrage sur la Kabbale. Je parvins à le faire affecter à
une occupation qui correspondait mieux à ses possibilités, Et
voici que vint compléter notre corps d'armée une nouvelle division,
Elle était composée essentiellement d'anciens combattants. Dans
chaque compagnie on pouvait compter une bonne dizaine de Juifs d'origine étrangère.
Ils avaient, sans doute, été engagés volontaires lors de
la Guerre de 14-18, et la plupart étaient décorés. Et c'est
dans cette division, très précisément, que se manifesta,
ouvertement, l'antisémitisme le plus grossier chez les camarades non
juifs de ces soldats. Si bien que je me rendis, presque chaque jour, dans cette
division afin de faire le tour des compagnies l'une après l'autre, et
exprimer à ceux qui les commandaient, à la fois ma surprise et
mon indignation devant un tel état d'esprit.
C'est à cette époque, je crois, que parut dans
l'Univers Israélite
la publication officielle du Consistoire, un article d'un de mes collègues,
l'aumônier militaire du Corps d'Armée qui avait ses quartiers à
Grenoble et dans les environs. Il vantait l'état d'esprit, l'atmosphère
cordiale qu'il sentait dans son secteur. Il s'agit du
Grand
Rabbin Hirschler, qui devint plus tard aumônier général
des Camps d'Internement sous Vichy, et qui ne revint pas d'Auschwitz où
il fut déporté. Bref, c'était en quelque sorte l'Union
Sacrée. Profitant d'un passage à Paris, lors d'une permission,
je me rendis au bureau du Consistoire pour déclarer à M. Manuel,
qui en était le secrétaire général, que mon expérience
était en contradiction avec celle de mon collègue. Non que je
mette en doute la véracité de ses affirmations, mais elles avaient
une valeur limitée, et il ne fallait pas leur donner une portée
générale. Ce qui, évidemment, était également
le cas pour mon jugement. Hélas, l'avenir allait plutôt donner
raison à mon point de vue.
Quel souvenir me vient encore à l'esprit, lorsque je pense à la
Drôle de Guerre ? C'est le Séder que j'ai pu organiser
in extremis,
pour près de cent soldats, avec l'aide d'un lieutenant nommé Schneerson.
En principe, une permission avait été accordée à
nos soldats à l'occasion de Pessah. Mais par suite d'une alerte, elle
fut supprimée au dernier moment. Je pus obtenir la disposition d'une
grands salle à la mairie de Hazebrouck, et grâce à l'extrême
gentillesse d'une communauté voisine que nous pûmes contacter,
et qui organisait un Séder pour les soldats juifs du corps expéditionnaire
britannique qui se trouvait dans les parages, nous obtînmes très
largement tout ce qu'il fallait pour que nos soldats bénéficient,
eux-aussi, d'un Séder très convenable. Et c'est un jeune frère
de mon regretté camarade Bernard Schoenberg, grand rabbin de Lyon, qui
lui-aussi disparut en déportation, qui récita le
Ma Nichtana, les quatre questions rituelles posées au début
de la cérémonie.
Puis ce fut, pour l'Etat Major du 16e corps d'armée, y compris la direction
du Service de Santé, un nouveau et dernier déplacement pour le
Mont Cassel, dans le Nord, et c'est là, que le 10 mai allait nous surprendre.
Au moment de quitter Saint-Omer, comment ne pas adresser une pensée émue
à Marius Stam et à son épouse regrettée ? C'était,
je crois, la seule famille juive qui habitait cette ville. Avec quelle cordialité
ils m'ont reçu ! Que de soirées agréables passées
chez eux, avec mon collègue d'un corps d'armée voisin, le grand
rabbin de Lille Léon Berman, qui sera déporté, ainsi que
son frère, le rabbin de Bruxelles ? Quelle merveilleuse surprise ce fut
pour moi de l'entendre, il y a quelques mois, nous téléphoner
de Saint-Omer ! Chacun de nous pensait que l'autre était mort. Mais le
hasard a voulu qu'il ait à son service une dame de compagnie originaire
de Horbourg, qui peut être considéré comme une sorte de
banlieue de Colmar. En faisant des rangements au grenier, elle trouva une boîte
à chaussures dans laquelle j'avais rangé des articles de journaux
et des notes que j'avais prises pour faire des exposés aux soldats. Mon
identité était marquée sur cette boîte que j'avais
dû confier aux Stam au moment ce mon départ de Saint-Omer. Il s'enquit
pour savoir si j'étais toujours en vie. Et c'est ainsi qu'il m'a téléphoné.
C'était en 1992. Il a fêté, peu après, son 95ème
anniversaire.
La guerre
Encerclés à Dunkerque.
Arriva le 10 mai et le branle-bas de combat qui suivit. C'est tout juste si
certains n'étaient pas soulagés à l'idée qu'on allait
enfin bouger. Et on fonça en Belgique sous le commandement du général
Giraud, chef de la 7ème Armée, dont faisait partie le 16e corps
d'armée. En ce qui me concerne, je ne partis que le 12 mai avec mon échelon,
qui arriva jusqu'à Bruges. Mais il fallut rapidement rebrousser chemin.
Et c'est ainsi que nous arrivâmes à Zuydcoote, où nous restâmes
plus d'un week-end, pour la bonne raison, que le 16è C.A. avait pour
mission de retarder l'avance allemande, afin de permettre au corps expéditionnaire
britannique de rembarquer, pour rejoindre l'Angleterre.
A Zuydcoote se trouvait un sanatorium, probablement désaffecté,
provisoirement, peut être, qui servit d'hôpital. J'y vis passer
en trombe
mon collègue
Kapel, dont le corps d'armée, ou son service de santé, devait
se replier dare - dare vers le sud, ce qui lui évita de connaître
la captivité. Il écrivit après la guerre un livre :
Un
rabbin dans la tourmente. A Zuydcoote, notre tâche à nous
les aumôniers consistait, évidemment. à nous occuper des
blessés, c'est à dire non seulement à tenter de les réconforter,
mais aussi à leur donner dans la mesure du possible, à boire et
à manger, et parfois, à faire fonction d'infirmier. Il va sans
dire que nous ne délaissions pas les blessés allemands qui étaient
devenus des prisonniers de guerre.
A quoi bon s'étendre sur ce qui s'est passé à Zuydcoote,
alors que tant d'ouvrages ont été consacrés à ce
sujet ? Comme l'hôpital se trouvait près de la plage, nous étions
aux premières loges pour voir des contre-torpilleurs britanniques zigzaguer
et se débattre pour échapper aux attaques incessantes des Stuka,
et nous en vîmes plus d'un flamber et sombrer. Qu'il me suffise de mentionner
deux faits.
Le hasard avait voulu qu'au milieu de nous, demeurait encore une colonie d'enfants,
que la rapidité foudroyante des événements n'avait pas
permis d'évacuer les lieux, à temps. Jugez de l'embarras de leur
monitrice, lorsqu'un obus tombait à proximité. et qu'ils demandaient:
"Mademoiselle. qu'est - ce - que ce bruit ?"
L'autre fait qui mérite, je crois, d'être relaté, c'est
qu'au cours d'un de mes passages entre les rangées de lits où
reposaient les blessés, l'un d'eux, nommé Jacques Vatine, m'arrêta
et me dit : "Vous êtes le rabbin ? Je répondis par l'affirmative.
Il me déclara : "Je suis juif", tandis que je jetais un coup
d'oeil sur sa fiche qui portait la mention "sans religion". Il me
dit : "Je me demande si ce n'est pas de la lâcheté ?".
Je répliquais : "N'en doutez pas un instant". Une telle réaction
de ma part n'est-elle pas étonnante, alors que j'avais suggéré
auparavant que l'on donne de fausses identités à nos soldats ?
N'étais-je pas en contradiction avec moi-même ? Il n'en n'est rien,
car ces soldats que je désirais "aryaniser" ne niaient pas,
ou n'avaient pas l'intention de nier leur identité juive. Il s'agissait
uniquement de prendre une mesure de protection, de sauvegarde. Alors que le
soldat que j'avais devant moi, à Zuydcoote, voulait ou semblait vouloir
renier sa qualité de juif. Il s'agit donc de tout autre chose. Quelle
fut la suite de ce dialogue? Nous nous retrouvâmes à Nice en 1955.
Et Jacques Vatine me raconta ce qui lui était arrivé. Il parvint
à passer en Angleterre, s'y engagea dans les Forces Françaises
Libres, épousa une Juive, et si bref qu'ait pu être notre entretien
à Zuydcoote, je crois qu'il éveilla en lui une fibre juive. Il
devint un Juif conscient, et s'établit plus tard avec sa famille à
Jérusalem, où il est décédé il y a environ
deux ans (en 1991).
Le contact s'était toujours maintenu entre moi et le pasteur Clavier.
Un jour il me dit : "J'ai demandé et obtenu un sauf-conduit pour
quitter Zuydccote. Il s'agit, c'est ce qui est indiqué sur ce sauf-conduit.
d'accompagner un convoi maritime de blessés jusqu'à Brest, ou
tout autre port de France. La raison pour laquelle j'ai fait cette demande,
c'est que dans certains de mes écrits et de mes déclaration, j'ai
critiqué, bien entendu, le régime nazi, mais de plus, j'ai attaqué
énergiquement, la plus haute autorité officielle de l'Eglise protestante
allemande, l'Evêque du Reich, Mueller, qui s'efforçait en quelque
sorte, d'aryaniser et de nazifier l'Eglise protestante d'Allemagne. Par conséquent
il peut être dangereux pour moi d'être fait prisonnier par les Allemands.
Mais vous, Monsieur le Rabbin, vous, non plus, vous ne pouvez pas rester ici
et tomber entre leurs mains ! Vous rendez-vous compte de ce qui peut vous arriver
?" Je lui répondis qu'il n'était pas question pour moi de
demander quoi que ce soit, et ceci, parce que je suis rabbin. Je ne voulais
pas qu'on puisse dire: "Il a filé". C'est alors que de sa propre
initiative, il est allé demander, si ce n'est, exiger, qu'on me délivre
à moi-aussi un sauf-conduit rédigé dans les mêmes
termes que le sien.
C'est ainsi que nous pûmes partir tous les deux de Zuydcoote avec un convoi
de blessés, dont nous avions le devoir de nous occuper, comme nous le
faisions auparavant sur place. Mais il ne fut pas si facile de mettre ce plan
à exécution car le couloir qui reliait encore Zuydcoote à
Dunkerque où nous devions embarquer était devenu très étroit.
Si bien que notre première tentative pour parvenir jusqu'à Dunkerque
se solda par un échec, à cause des bombardements et parfois même
des mitraillages, et tandis que nous étions déjà en cours
de route, nous dûmes rebrousser chemin. Nous eûmes plus de chance
le lendemain, et nous arrivâmes à Dunkerque qui était en
flammes. Certaines de nos ambulances furent survolées par des Stukas
de si prés que leurs mitrailleuses, sans tenir compte du signe de la
Croix rouge que portaient nos ambulances, entrèrent en action, et nous
eûmes de nouveaux blessés ; certains d'entre eux qui l'étaient
déjà, le furent une seconde fois. Le pasteur et moi, en faisant
du camping, parvînmes jusqu'à un bateau britannique qui nous accepta
à son bord, ainsi que pas mal de soldats français, dont un nombre
non négligeable de blessés.
Dans son ouvrage
La guerre-éclair, qui constitue le tome V des
Dossiers secrets de la France contemporaine, Claude Paillat parle de
la grave crise franco-britannique causée par les conditions d'évacuation
des troupes alliées de Dunkerque (p.434-436). Il y est question, à
ce sujet, d'une âpre discussion entre Fagalde, le général
de mon corps d'armée, et Lord Alexander. le premier, reprochant au second,
d'accorder peu de place à l'évacuation des soldats français.
Je me permets de citer ce court passage :
"Je regrette, répond Alexander (à Fagalde), je décrocherai
à minuit. D'ailleurs les Allemands sont aux portes de Dunkerque et ceux
qui ne seront pas partis cette nuit, seront perdus. Tout ce qui a pu être
sauvé l'a été...". "Non, mon Général",
lance avec pertinence le capitaine de frégate de La Perouse (3e Bureau
de l'amiral Nord), "reste l'honneur".
Ce n'est pas sans une certaine émotion, que j'ai trouvé dans ces
quelques lignes, le nom du Capitaine de Frégate de La Perouse, car, pendant
quelques mois, il sera mon voisin de captivité, et nous aurons ensemble
pas mal de discussions. Il va sans dire qu'à notre niveau, nous ignorions
tout, de cette crise.
La Défaite.
L'arrivée en Angleterre nous parut irréelle. Et tout le long du
parcours qui nous conduisit à Weymouth, une charmante station balnéaire,
nous fûmes ovationnés par la population. Nous quittions un enfer
pour ce qui nous sembla être un petit paradis. Mais notre séjour
ne fut que de courte durée, quatre jours, si je ne me trompe, et il fallut
rentrer, car la guerre n'était pas terminée. Et à son arrivée
à Brest, le 16e Corps d'Armée, ou ce qui en restait, fut chargé,
une fois de plus, de tenter de stopper l'avance allemande. Il fallut reculer,
peu à peu, et le service de santé du 16e Corps d'Armée,
rassemblé dans un champ au bord de la route qui menait à Rennes,
vit passer les premiers tanks allemands. Deux membres de la
Feldgendarmerie
s'arrêtèrent pour nous demander ce que nous étions. "Service
de santé", fut notre réponse. "Dans ce cas, vous êtes
libres, vous pouvez partir". Mais le médecin-colonel ne l'entendit
pas de cette oreille. Il autorisa les quelques médecins qui habitaient
dans les parages à s'en aller, puis il envoya aux ordres à Rennes
un émissaire auprès de l'Etat-Major du corps d'armée. La
réponse ne tarda pas. Le médecin colonel devait faire la liste
de ceux qui partiraient de leur propre chef. Ils seraient considérés
comme déserteurs. Il fallait donc se résigner à devenir
des prisonniers de guerre. Sans doute, le colonel Estrermey, le chef d'état-
major de qui émanait cette décision, considéra qu'elle
ne le concernait pas, puisqu'après quelques jours de captivité,
il s 'évada.
En Captivité.
Quant à nous, après trois jours, je crois, passés en plein
air, dans un champ, mais cette fois entre des barbelés, on nous emmena
à Rennes, à la Caserne du Cloître et du Colombier qui devint
un camp de prisonniers uniquement pour les officiers, si je ne me trompe. Ah,
comme elle devint rapidement délétère l'atmosphère
qui y régna ! Nous fûmes logés, le pasteur Clavier et moi,
dans une grande chambrée que nous partagions, notamment, avec des médecins
militaires. Qu'ils mettent en fureur le pasteur avec leurs chants de carabins
ne m'étonna pas. Mais ce qui m'écoeura, c'est que je les vis un
jour ricaner, alors qu'ils étaient autour d'un des leurs qui tenait un
journal déjà édité, bien sûr, selon le goût
du temps. Je m'approchai et constatai que la cause de leur attitude était
une photo sous laquelle se trouvait imprimé : "Le baron Rothschild,
au Ritz à Madrid, avec quelques financiers". Plein de dégoût.
je leur dis : "Messieurs, vous n'êtes pas curieux. Soyez bien persuadés
que Si les "quelques financiers" étaient, eux- aussi, des Youpins,
on n'aurait pas manqué de donner également leurs noms". C'est
un colonel vétérinaire qui s'efforça de me calmer.
Dès notre arrivée à ce camp on nous distribua une fiche
sur laquelle nous devions indiquer notre identité. Et, bien-entendu,
une place était réservée à la rubrique "race".
Que l'on croie ou non à une race juive, il va de soi que j'y marquai
le mot "juif". Conformément à la Convention de Genève,
les aumôniers militaires, les officiers, les médecins, dentistes
et pharmaciens devaient être libérés, sauf un nombre suffisant
à qui incomberait la tâche de prendre soin de leurs camarades en
captivité. Les premiers à partir furent les aumôniers, car
il y a en général suffisamment de prêtres et de pasteurs
dans les unités pour assurer leurs cultes respectifs. Le pasteur Clavier
me quitta dans ces conditions. Je lui donnai l'adresse de ma famille, afin qu'elle
sache dans quelle situation je me trouvais. Puis allait venir le tour des autres
groupes. Il fallait se faire inscrire chez le médecin-colonel Disac,
commandant notre service de santé.
J'ignore selon quel critère étaient choisis ceux qui allaient
être libérés et ceux qui devaient suivre les prisonniers
combattants en captivité... Quoi qu'il en soit, pour le principe, je
suis allé me faire inscrire sur la liste des libérables. Et voici
qu'un jour ou je déambulais dans la cour de cette Caserne du Cloître
et du Colombier qui nous tenait lieu de camp de prisonniers, deux jeunes pharmaciens
auxiliaires, que je ne connaissais ni d'Adam ni d'Eve, mais qui savaient qui
j'étais, s'approchèrent de moi pour me dire: "Monsieur l'Aumônier,
nous sommes très étonnés. Nous revenons du bureau d'inscription,
et nous n'avons pas vu votre nom sur la liste des libérables". J'ai
soupçonné que le médecin-colonel Disac faisait deux listes
de libérables, l'une ou figuraient tous les ayant-droit, sans distinction,
et une autre, où se trouvaient exclus tous les Juifs. Mon soupçon
était justifié, puisque quand je suis allé le voir pour
lui exprimer mon étonnement et mon indignation. il s'est cantonné
dans un silence qui était un aveu. "Comment" lui dis-je, "pour
vous, ne suis-je pas un officier français ? Est-ce à vous de faire
le travail des Allemands ? N'ayez aucune crainte, je ne serai pas libéré."
Il garda un silence, combien éloquent !
Et le matin où les portes du camp s'ouvrirent pour un certain nombre
de prisonniers, et parmi eux, bien-sûr, le triste sire qu'était
Disac, on m'annonça qu'un médecin venait de se suicider. C'était
un Juif converti. Son supérieur, évidemment libéré,
lui-aussi, lui avait dit, au moment de partir : "Tu vas voir, vous allez
en baver, vous autres les Youpins!". Les bruits les plus fantaisistes commencèrent
à circuler. "Puisque l'Armistice a été signé,
il est évident que tous les prisonniers vont être libérés
!". Il ne fallut pas longtemps pour que la réalité apporte
un démenti à une telle espérance. Et nous prîimes
le chemin qui menait vers le Grand Reich Allemand.
Le temps de passer on Silésie dans un stalag où nous pûmes
voir des prisonniers chercher quelques suppléments de nourriture dans
des poubelles (ne dit-on pas qu'il y a des vitamines dans les épluchures
des pommes de terre ?), nous arrivâmes enfin à destination, à
l'oflag VIIIH, à Oberlangendorf. Dans la chanson que composèrent
des prisonniers, il est question d'un "château morave". J'avoue
que je n'étais pas très rassuré... C'est pourquoi j'allai
faire savoir au capitaine de vaisseau responsable français du camp, qui
j'étais. Il me déclara, qu'en cas de besoin, il se préoccuperait
de ma situation. Mais il me demanda, en contrepartie, de ne pas m'exprimer à
l'égard du Reich Allemand. C'est pourquoi, lorsqu'on me proposa de faire
un cours sur la Bible, dans le cadre de la sorte d'université qui s'était
créée au camp, je répondis par la négative, arguant
qu'il était impossible de parler de la Bible, sans qu'il en découle
une critique de l'idéologie nazie.
En réalité, tout se passa de façon satisfaisante. En effet,
nous devions nous présenter devant un vieux lieutenant allemand qui prenait
notre identité. Ceci se passait publiquement. C'est pourquoi je m'approchai
du lieu où s'effectuait cet enregistrement de tous les prisonniers. A
un certain moment se présenta un commandant Cahen. La question fut posée
: "Religion?". Silence de l'interrogé. J'entendis alors le
lieutenant allemand dire : "Je vous marque : catholique". Je fis immédiatement
prévenir les officiers juifs de se taire, lorsqu'on leur demanderait
quelle était leur religion. Et c'est ainsi que tous (certains avaient
beau s'appeler Lévy), je dis bien tous, furent inscrits comme catholiques.
Sauf moi, évidemment, car en tant que rabbin, je devais affirmer hautement
mon judaïsme. Et c'est pourquoi, lorsque vint mon tour, je déclara
i: "Aumônier militaire israélite". Il n'y avait donc
pas d'échappatoire pour ce brave lieutenant allemand qui écrivit..
"
Jüdischer Feldgeistlicher". Et je crus percevoir dans
son regard comme de la commisération.
Quoi qu'il en soit, je n'eus pas besoin de faire appel au responsable français
du camp pour me protéger. Pour me loger, on me désigna une chambre
occupée par des officiers supérieurs de la marine. Lorsque j'y
pénétrai, j'entendis un capitaine de frégate pérorer
et déclarer à forte et intelligible voix: "Tout ça,
c'est la faute des francs-maçons, des journalistes et des Youpins".
Puis s'adressant à moi le nouveau venu, il me demanda : "Qu'êtes-
vous, Capitaine?". Je répondis: "Je suis rabbin". Le silence
qui suivit ne se prolongea pas longtemps. Sans doute étais-je juif. mais
malgré tout une sorte d'ecclésiastique, bref un curé juif,
et par conséquent, on devait me témoigner, de ce point de vue,
quelque considération. Si bien que mes relations devinrent très
convenables avec ces capitaines de vaisseau et de frégate, au point que
l'un d'eux me demanda un jour ma bénédiction, ou qu'on m'avisait
fréquemment. le samedi soir : "Rabbin, vous pouvez fumer, il y a
déjà les trois étoiles". Et l'un d'eux, le seul protestant
d'ailleurs, me demanda de lui parler de l'immortalité de l'âme.
Mais, c'est avec le Capitaine de Frégate De La Pérouse que mes
contacts furent les plus fréquents, sinon quotidiens. il était
mon voisin de châlit. Il appartenait à la famille du célèbre
navigateur, et si je ne me trompe, avait des liens, aussi bien avec Churchill
qu'avec Pétain.. Au cours d'une conversation il me dit : "Il faut
que l'Angleterre perde la guerre, car elle n'a jamais connu la défaite.
Ensuite nous Français, nous civiliserons l'Europe" Je lui rétorquai
: "S'ils vous le permettent". C'était un catholique très
pratiquant. C'est pourquoi, disait-il, il voulait que ses enfants aient des
professeurs qui soient de bons catholiques. Par ailleurs, et ceci avec la plus
grande sincérité, il vantait l'honnêteté et la capacité
du commerçant juif. Je ne devais pas lui être antipathique, puisqu'il
me déclara, qu'il ferait bâtir, pour moi une "chapelle"
dans sa propriété. J'ai rappelé plus haut sa réplique
à Lord Alexander lors de l'évacuation de Dunkerque. Le sens de
l'honneur, c'était bien là ce qui caractérisait le Capitaine
de frégate De la Pérouse.
Autant qu'il me fut possible d'en juger, on était en général
pétainiste, et je me rappelle la joie qui éclata lorsque, en décembre,
Laval fut renvoyé du gouvernement. J'ai parlé du sentiment antibritannique
qui animait surtout les marins. Mais, lorsque quelques officiers anglais "égarés"
dans notre
Oflag durent le quitter, pour rejoindre un camp réservé
aux prisonniers anglais, nous nous mîmes sur deux rangs, et lorsqu'ils
passèrent entre nous, nous nous mîmes à chanter en leur
honneur le "
God save the King".