Je me propose de retracer l'historique de mon village et la vie quotidienne qui s'y déroulait. Ces quelques souvenirs ne couvrent qu'une période que l'on peut déterminer de 1930 à 1962 et de façon non exhaustive. Bien sûr, il y a des lacunes et des "trous de mémoire".
Historique
C'est en 1904 que le Ksar de Béchar fut "conquis" par
les Français. L'officier français qui y pénétra en premier à
la tête de son détachement de légionnaires, s'appelait
Colomb. Son nom fut accolé à Béchar qui deviendra
Colomb-Béchar jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en
1962 (1er juillet).
Colomb-Béchar est situé à la verticale d'Oran, aux portes
du Sahara occidental à une soixantaine de kilomètres de la
frontière marocaine, proche de la région de Tafilalet.
Les Français installèrent un poste militaire avancé afin de surveiller les confins et la frontière jouxtant le Maroc et réduire autant que faire se peut les incursions de bandes incontrôlées qui sillonnaient la région, razziant et détroussant caravanes et voyageurs.
Colomb-Béchar était le chef lieu du département que l'on dénommait "territoire militaire d'Ainsefra" et était le siège de l'autorité militaire. Il deviendra par la suite le département de la Saoura avec Préfet et administration calquée sur le modèle métropolitain.
La présence française incita et poussa bon nombre de juifs originaires de Tafilalet (Maroc) à venir s'installer autour des casernements militaires pour travailler et se fixer. Au fur et à mesure le "Ksar" (1) se transformait en devenait bourgade et ensuite ville. Métropolitains, Espagnols, juifs et autres ethnies y affluèrent. On comptait 280 à 300 familles juives en 1939.
Colomb-Béchar se développait rapidement. Une vie administrative et économique intenses s'organisaient grâce au chemin de fer reliant Colomb-Béchar à Oran. L'hôpital militaire "Yves Quemener" et le dispensaire soignaient sans distinction toute personne qui se présentait. Un hommage particulier aux médecins militaires Céard et Esnault qui soignaient leurs malades à base de différentes herbes qu'ils cueillaient dans les environs et qu'ils confectionnaient en potions et tisanes.
La plupart des commerces étaient tenus par des Juifs. Ces commerçants pratiquaient le troc : produits manufacturés et de première nécessité, en provenance du nord grâce au chemin de fer, contre dattes et artisanat local. Le commerce était florissant entre Colomb-Béchar et le sud saharien (région du Touat qui fut longtemps habitée par des Juifs. Il semble que ces Juifs islamisés de force par la suite étaient des exilés de la première destruction du Temple. Ils avaient trouvé refuge dans les vallées verdoyantes et des palmeraies).
Vie quotidienne
La population juive était considérée comme les indigènes
du cru. Il n'y avait pas encore d'état civil. Par la suite,
nombreux furent pour la plupart, dans l'obligation de
régulariser leur situation (le décret Crémieux n'a été appliqué
que bien plus tard).
Les enfants étaient scolarisés à partir de 6 ans. Garçons et
filles avaient leurs propres classes. Il n'était pas question
de mixité. Juifs, Arabes, Français et autres fréquentaient la
même classe. Au-delà du certificat d'études primaires, les
jeunes juifs prenaient le chemin de l'apprentissage. Rares
étaient ceux qui poursuivaient leurs études. Les éducateurs
venaient pour la plupart de métropole.
De nombreux juifs occupaient des emplois subalternes
dans l'administration (police par exemple). Les administrations
étaient coiffées par l'autorité militaire. Des officiers
assumaient les diverses fonctions municipales, etc.
Comme nous les connaissons aujourd'hui.
Cependant, à partir d'octobre 1941 (loi de Vichy sur les
Juifs), bien qu'"indigènes", les Juifs furent contraints de
se faire recenser. Les jeunes âgés de 18 ans et plus furent
envoyés dans les "chantiers de jeunesse".
Le débarquement des Américains en Algérie (8 novembre
1942) a mis fin aux mesures qui devaient être appliquées
aux Juifs en rapport avec les lois de Vichy.
Beaucoup de jeunes ont été incorporés dans l'armée.
Certains ont participé au débarquement (Ile d'Elbe, Corse,
Provence, Côte d'Azur). Tous sont rentrés sains et saufs
dans leurs foyers à la fin de la guerre (8 mai 1945).
Je disais donc que Colomb-Béchar connaissait un grand
essor. Le commerce et l'artisanat étaient l'affaire des Juifs.
Tous les corps de métier étaient représentés : bijouterie,
boucherie, cordonnerie, menuiserie, tailleurs, forgerons et
ferblantiers, et j'en oublie.
La vie quotidienne s'articulait en deux pôles : parnassa (subsistance) et
spiritualité.
Cinq lieux de prières (synagogues) existaient. Leur fréquentation ne posait pas de problèmes. Chaharith, Min'ha et
Maariv ne souffraient pas du manque de myniane. Bien
entendu, Shabath et solennités étaient suivis avec ferveur.
On désignait ces synagogues par le nom de famille
de leur propriétaire : Synagogue Asseraf, Azeroua,
Benichou, Béniath et Tordjmann.
Les rabbins qui officiaient assuraient également l'éducation
religieuse (kodech) jusqu'à la bar-mitzwah. Certains
transmettaient leur savoir bénévolement.
Une branche de la famille issue de Rabbi Yaacob
Abouhassera vint s'installer à Colomb-Béchar. Il s'agit de
Rabbi Chalom (za"l), mohel (circonciseur) également, Rabbi Yossef
(son frère) et leur cousin Rabbi Israël (za"l). La présence
de cette illustre famille Abouhassera a été bénéfique
puisque la Kehila (communauté) ne cessa de se renforcer et de grandir.
On peut citer les noms de quelques familles Béchariennes
pour mémoire : Abbou, Abouhassera, Aboukrat, Amar,
Amselleme,Asseraf, Assouline, Azerout, Azoulay,
Banarrouche, Benchetrit, Benhamou, Benitah,
Bensemhoun, Cohen, Dahan, Layani, Melka, Sebban,
Touboul, Tordjmann, Zenou,… et bien d'autres.
Il n'y avait ni ghetto, ni Mellah à Colomb-Béchar, européens,
juifs et arabes (évolués) cohabitaient ensemble sans
distinction. Une entente idéale existait basée sur le respect
et la confiance.
Une petite anecdote pour clore ces quelques bribes de souvenirs.
Le saint honoré de Colomb-Béchar s'appelle
Rabbi Schlomo Bar Berréro (za"l), (probablement d'origine
espagnole, le saint homme voyageait vers le Touat où
vivait une communauté juive, pure hypothèse de ma part).
Le Créateur le rappela à lui dans cette région (date non
déterminée). Un jour, un goy pressé par un besoin naturel,
urina sur un petit tertre, là où était enterré Rabbi
Schlomo. L'indigène fut statufié sur place. Rabbi Schlomo
se manifesta en rêve à un Juif et se fit connaître en indiquant
le lieu de sa sépulture par la présence de l'indigène.
L'arabe fut libéré de sa position.
Les Juifs élevèrent une Matzéva (pierre tombale)et créèrent un cimetière
tout autour. Ce cimetière est en passe d'être rasé pour faire
disparaître de toute trace de la présence juive dans la
contrée.
Le mot d'ordre des fellagas était le suivant : "la valise ou le cercueil". Les juifs de Colomb-Béchar, dans leur totalité, ont préféré la valise.
Le destin a voulu qu'après avoir séjourné six années (1962-1968) à Toulouse, ma famille a planté sa tente à 6 Metz.
La famille Aboukrat a ensuite habité 25, rue de Pont-à-Mousson, immeuble de Messieurs Roger et Gaston Lévy, qui abritait aussi les familles Lévy-Marceau, Touitou, Bénichou, Soudry Benhamou, Sebban.
L'hiver 1962-63, particulièrement rigoureux, a été dur à vivre pour ces personnes habituées au doux climat d'Algérie.
La plupart des commerces en Algérie étaient tenus par des Juifs ; il était difficile pour eux, en arrivant à Metz, de s'approvisionner en viande et en produits strictement cachers.
La Communauté de Metz avait sollicité les coreligionnaires susceptibles d'offrir des emplois. C'est ainsi qu'Abraham Aboukrat a travaillé aux Ets Ury place St Nicolas et Elie chez Lévy-Alem de 1962 à 1964, ce qui leur permettait de respecter le Shabath.
Après son service militaire, Elie Aboukrat apprit le métier d'électricien. M. et Mme Aboukrat ont ensuite emménagé rue Hannaux.
M. Maman a créé un office sefarade au centre communautaire, d'abord animé par M. Aboukrat, puis par M. Pinto.
La famille Lévy, de Bône (Constantinois) était composée de Marceau et Marie Myriam et de leurs trois enfants Viviane, alors âgée de 18 ans, Louis et Chantal.
Madame Lévy a fait chaque jour durant deux semaines la queue pour acheter les billets pour le bateau qui devait les amener en France. Ils avaient presque perdu l'espoir d'y parvenir.
Enfin, le jour du départ arriva. Leur destination devait être Paris où les bagages avaient été expédiés quelques mois plus tôt.
Arrivés à Marseille, des responsables de la Croix- Rouge leur ont demandé où ils comptaient aller. Ils leur ont montré des photos de différentes villes qui pourraient les accueillir. Une de ces photos représentait Metz (la porte Serpenoise) que reconnut aussitôt Marceau Lévy, qui avait fait son service militaire dans cette ville et savait qu'il y avait une grande communauté juive.
Arrivés à Metz, ils ont été chaleureusement accueillis par des responsables communautaires, dont Cloclo et furent d'abord hébergés à Gorze.
Marceau Lévy, coiffeur, trouva rapidement un travail au Salon de coiffure de la Gare. Viviane, qui avait fait son apprentissage dans la coiffure, travailla chez Coiffure Henri. Ils se sont alors mis en quête d'un appartement et ont habité quelque temps rue Tour aux Rats.
Viviane fut la première rapatriée à se marier. Elle épousa Israël Tandowski le 18 août 1963 en la Grande Synagogue. Le traiteur était David Tordjman.
Viviane mariée, la famille Lévy a déménagé à La Patrotte.
A chaque événement dramatique, je garde le souvenir
d'une kehila qui a su donner une réponse adéquate
aux personnes en difficulté.
De plus, je suis née dans une famille où l'aide aux
personnes faisait partie du quotidien et où le prochain
s'asseyait à notre table.
De surcroît, j'ai fréquenté l'école juive de Metz et les
enseignantes, Mlle Blajmann, Mmes Franck et
Alexandre ont su nous sensibiliser à autrui et celà je
m'en souviens très bien malgré mon jeune âge à
l'époque.
Ainsi, lors du tremblement de terre d'Agadir, une vente de bijoux fantaisie avait été organisée par Nicole Franck pour venir en aide aux victimes.
Lors de la guerre des 6 jours, lecture de Tehilim (Psaumes) lors des cours d'instruction religieuse dans les écoles et une prière pour Israel : "Vers toi, j'élève mes yeux, d'où peut venir le secours, c'est de D. qu'il vient, lui qui a crée le ciel et la terre...". Guerre de Kippour, vente de photos du Kotel (Mur des Lamentations) avec collecte de sensibilisation parmi les jeunes.
L'arrivée des familles d'Afrique du Nord n'a pas
échappé à ce genre de manifestations mais on les
accueillit comme des frères et la notion de tsedaka (bienfaisance)
n'apparaissait pas car c'était tout simplement le
rassemblement de la famille.
De mémoire d'enfant (9 ans à l'époque), on nous
expliquait leur départ précipité sans pouvoir rassembler
tous leurs biens et souvenirs.
J'avais accompagné Maman plusieurs après-midi à la communauté où un vestiaire était organisé. Dans la
partie gauche à l'entrée, des portiques étaient installés
et je voyais mes anciens vêtements suspendus...
J'ai éprouvé de la joie lorsque j'ai vu mes vêtements
portés par les enfants du Talmud Torah et sans
recommandation particulière, je ne faisais aucune
observation.
Un événement principalement a bouleversé de façon positive mon enfance. J'avais décidé que je n'avais plus besoin de jouets et qu'il fallait les offrir aux petites filles. Ainsi, ma belle épicerie de couleur blanche avait été donnée ainsi que la cuisine (petits meubles avec du lino au sol).
L'autre souvenir,
c'était de rendre visite avec mes parents et Gilbert,
mon frère, dans cette grande maison route de Pont-à-
Mousson où étaient logées les familles, et que
Monsieur Gaston Lévy avait mis immédiatement à
disposition. Aucune lamentation, les familles racontaient
simplement et, avec le peu qu'ils avaient ils
nous recevaient comme quoi de part et d'autre, l'on se
percevait, comme des membres de la même famille.
Mme Nakache était la spécialiste des orangettes et je
l'ai retrouvée une vingtaine d'années plus tard à
Kippour au myniane du foyer culturel Myriam Zana
à Paris où elle racontait à son frère, M. Benhamron le
bon accueil reçu à Metz en 1962.
On connaissait Enrico Macias et on découvrait qu'il était en parenté avec certaines familles. Après, on se retrouvait au Talmud Torah, plus tard aux cours de religion à l'école qui nous réunissaient même si on n'était pas dans la même classe (merci le Concordat). Ainsi, j'étais amie avec Josette Bénichou, Marie Louise Aboukrat.
Là
où j'ai renoué avec la communauté sépharade, ce fut
pendant mes années Bné Akiva dans les années 70.
La majorité des havérim étaient du minyan sépharade,
dont les familles Sebban, et les plus fidèles, les
familles Pinto (Johny, Patricia...) et les enfants
Touitou Emmanuel, Pascal et Joël). Je venais les
chercher alors qu'ils terminaient leur couscous et
c'est bien volontiers qu'ils venaient à l'Oneg Shabath.
C'est là que j'ai appris des expressions clés : ne pas <
dire "c'est interdit" ou "assour" mais préférer "c'est
péché"... et on était sûr d'être obéi. On a eu l'occasion
d'apporter des mishloah manoth au Home
Israélite et au cours de ces visites, une dame très affable,
Mlle Lévy, nous racontait avec mélancolie qu'en
1962, elle aurait voulu faire son alya mais qu'elle
dépassait alors un âge limite, ce qu'elle a toujours
regretté.
Pour clore ces modestes souvenirs, je pense qu'il faut rendre hommage à la Société de Bienfaisance de la Jeunesse Israélite (qui distribuait entre autres des bons de viande) et à la Société d'Entraide des Dames israélites qui a toujours su répondre présent pour subventionner le départ d'enfants en vacances.
Un comité d'accueil à Marseille a commencé à les
disperser dans toutes les communautés de France, sans
leur laisser le choix. Raymond (za"l), en tant que directeur
administratif de la Communauté de Metz, était en rapport
avec les services compétents, et pendant quelques
jours, nous allions à tour de rôle sur le quai de la gare,
pour recevoir des juifs qui resteraient à Metz. Un matin,
il a été prévenu d'une arrivée en groupe. Je crois qu'ils
étaient ce jour là, 38 hommes, femmes, enfants et
vieillards (Aboukrat, Benichou, Tordjmann,
Touitou…). Il a immédiatement organisé leur accueil,
Mme Dreyfus et moi, et ? étions sur le quai, et avons
accompagné par autocar toutes ces personnes tristes et
désemparées, vers le centre communautaire, où un
repas leur fut servi. On fit un centre médical à
l'hospice, où un médecin les examina tous, et je crois
que Raymond les reçut pour connaître la situation de
chacun afin de les aider par la suite dans leurs démarches
administratives.
(L'un d'entre eux donna comme profession : prieur sur
les tombes !)
Mais où les loger ? Rapidement la décision fut prise d'ouvrir la colonie de vacances de Gorze, et comme je n'avais pas charge de famille, je devais rester avec eux là-bas pour les aider, les installer, les écouter et organiser la vie de la maison. On partit le soir même. Je me souviens avoir proposé aux femmes de faire un couscous pour le vendredi soir, ce qui déclencha de vives discussions, car chacune préférait sa recette, et on changea le menu. Pendant ce temps, on cherchait des solutions d'hébergement à Metz. Monsieur Gaston Lévy (za"l), mit à disposition une grande maison qu'il devait rénover pour la vendre, et bien des familles furent installées là, à Montigny, d'autres appartement furent trouvés, et la communauté se mobilisa pour trouver tout ce qu'il fallait en meubles, habits, nourriture…, et même prothèse dentaire ! Il y eut un immense élan de solidarité.
Je me souviens aussi comment le Grand
Rabbin Dreyfus réunit tous les adultes rue Paul
Michaux pour leur expliquer comment s'organiser sur le
plan cultuel et pédagogique. Il leur expliqua, qu'ils
devraient garder leurs rites et qu'on leur donnerait une
salle pour faire des offices sefarades. Pour l'éducation,
il leur laissa le choix, soit de donner un enseignement
séparé, selon le rite sefarade, soit de les intégrer au Talmud Torah de la communauté.
En fin psychologue, il les avait valorisés, car ils choisirent
le Talmud Torah de la ville, afin que leurs enfants
connaissent rapidement d'autres enfants de la communauté.
Plus tard, les membres de ce groupe me dirent combien
ils avaient pleuré quand on leur avait annoncé qu'ils
devaient aller à Metz, dans le nord et le froid, mais
qu'ils n'imaginaient pas avoir une telle chaleur dans
notre accueil.
Les autres arrivèrent petit à petit, des institutrices, ou
autres fonctionnaires qui s'intégrèrent facilement, ayant
un poste.
Lorsque le premier enfant algérien naquit à Metz,
Daniel Bénichou, je fus choisie
comme marraine, et une
grande fête eut lieu dans cette
maison de Montigny.
Je crois que la communauté de
Metz peut s'honorer d'avoir
redonné courage à ses frères
déracinés et avoir tout fait pour
qu'ils s'intègrent à la vie de la
communauté tout en gardant
leur spécificité.
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