DEUXIÈME PARTIE
En Prison
Quand la porte de sa cellule se fut refermée sur lui, Fischlin éclata en sanglots, et adressa une fervente prière au Dieu d'Israël et de Jacob qui avait tant aimé son peuple, sur lequel, depuis des siècles, s'appesantissait la lourde main des destinées contraires et des plus grands malheurs."Adonay, s'écria-t-il, donne-moi la force de caractère et la foi nécessaires pour résister au malheur qui me frappe, et rester fidèle à tes préceptes et aux lois que tu donnas par Moïse à mes ancêtres !"
Rendu plus calme par cette prière, le malheureux jeta ses regards autour de lui et inspecta l'endroit où il avait été jeté. Un spectacle capable de glacer d'effroi les plus courageux s'offrit à ses regards désolés. La cellule était petite et humide ; elle recevait le jour par une lucarne située au haut du plafond, et qui ne jetait dans ce bouge infect qu'une lumière incertaine, la faisant ressembler à un tombeau. Dans un coin de la cellule se trouvait une vieille cruche noire et dégoûtante, remplie d'eau, dans l'autre, était un baquet en bois destiné à recevoir les déjections naturelles du prisonnier. La terre était jonchée d'une paille humide dont les émanations vous prenaient à la gorge et vous suffoquaient.
Telles étaient les cachots du Walkenthurm; aussi le pauvre Fischlin ne put-il s'empêcher de déplorer davantage encore la maladresse qui l'avait placé dans cette situation. Mille tristes pensées se heurtaient dans son cerveau. Pourrait-il s'en tirer la vie sauve ? ou faudrait-il qu'il passât dans cette ignoble et puante cellule de longues années de réclusion ? Non, se disait-il en lui-même, plutôt la mort que cette captivité !...
Il se leva et fit quelques pas en tâtonnant, se heurtant contre des chaînes lourdes et couvertes de rouille. A quoi pouvaient servir ces chaînes ?... En regardant de près, il vit qu'elles étaient scellées dans une grosse pierre fixée dans le mur. C'était avec elles que l'on mettait les prisonniers aux fers par des anneaux qu'on leur mettait aux bras et aux jambes ; ils ne pouvaient plus alors ni se tenir debout, ni se coucher, supplice intolérable de tous les jours et de tous les instants.
Fischlin fut heureux de voir qu'il avait été épargné par le bourreau. Il lui en sut gré momentanément, mais il devait apprendre peu d'heures après, à ses dépens, pourquoi l'homme du gibet lui avait fait cette faveur. A peine Fischlin eut-il terminé ses investigations, que des pas résonnèrent dans le couloir qui conduisait à sa cellule. Des clefs grincèrent dans la serrure, et la porte vermoulue roula sur ses gonds.
Hans Hummel, le bourreau, était devant lui.
- Je t'apporte ton repas du jour, lui dit-il ; je t'ai bien servi, tu auras la même nourriture que moi pendant ton séjour ici. Ainsi aujourd'hui, voilà des lentilles (1), du porc fumé et du pain bis, et pour te prouver que tu ne m'es pas tout-à-fait indifférent, j'y ai joint une petite cruche de vin de mon propre crû, qualité Mittelberger, qui, malgré la quantité des récoltes de l'année dernière, vaut néanmoins 10 schillings la mesure (2) .
- Soyez béni, lui dit Fischlin, vous qui me témoignez un peu de bonté, et n'avez pas, comme tous les autres habitants de la ville, tant d'antipathie pour ma race. Mais, continua-t-il avec un soupir, je regrette de ne pas pouvoir vous être agréable et faire honneur à votre repas ; vous n'ignorez pas que nos lois nous défendent de manger du porc et de toucher à tout ce qui n'a pas été purifié par nos sacrificateurs.
- Comment, tu refuses, malheureux! s'écria le bourreau d'un ton de colère, prends bien garde, car si tu ne manges pas, je te ferai voir comment je pourrai t'y forcer. Une fois que j'aurai commencé, personne ne pourra plus te tirer sain et sauf de mes mains.
- Grâce, s'écria Fischlin d'une voix à fendre le cœur, ayez pitié d'un pauvre père de famille ; ne me forcez pas à agir contre les lois de Moïse, et ne me rendez pas parjure, afin que mes enfants ne soient pas forcés de rougir en prononçant le nom de leur père, et en récitant le Kadisch (3).
- Si tu ne veux pas t'exécuter, hurla le bourreau, suis-moi, je vais te montrer avec quoi nous faisons dire à nos prisonniers tout ce que nous voulons. Sois certain que quand nous employons ces moyens, nous sommes toujours sûrs du résultat.
Et, le poussant violemment hors de la cellule, il le conduisit dans un grand couloir, près de la porte d'entrée, qui formait l'aile gauche de la tour.
"Entre ici, dit le bourreau, regarde si tu as des yeux et écoute si tu as des oreilles."
Fischlin, pâle et défait, jeta des regards égarés autour de lui, et comprit alors quelle était la sinistre allusion que le bourreau venait de faire.
- Vois-tu, lui dit l'homme du gibet, tu es ici à l'endroit où l'on applique la torture (4). Cette table, qui est devant toi, est la place qu'occupent nos hauts justiciers. Regarde en l'air, continua-t-il, après quelques instants de silence, entre les deux lucarnes est le Christ qui assiste à ces scènes, et semble encourager la justice humaine à parfaire son œuvre, car il est dit dans l'écriture sainte : "Celui qui tue par le fer, périra par le fer"
- Mais, hasarda à voix basse le prisonnier, je n'ai jamais tué par le fer, pourquoi donc devrais-je mériter le supplice ou la torture ?
-
Tu n'as pas, il est vrai, lui répondit le bourreau, commis de crime, mais tu as eu l'audace de violer les lois de l'autorité, et, comme d'après notre bible les autorités remplacent Dieu, tu as commis un crime tout aussi conséquent. Du reste, les faibles ont été de tout temps forcés d'obéir aux forts qui se sont institués les mandataires du Tout-Puissant. Que peux-tu donc changer à cet état de choses, pauvre juif ! Vous les premiers, qui depuis près d'un demi-siècle n'avez même plus le droit de bourgeoisie, vous devriez éviter autant que possible de toucher aux institutions établies, vous tenir aussi tranquilles que possible pour ne pas vous attirer les persécutions comme en 1521 (5). Mais, poursuivit le bourreau en ricanant, j'allais oublier la chose essentielle et qui, certainement, t'intéresse le plus. Ce que tu vois devant toi, c'est la roue de la torture. Elle est remisée dans cette prison pendant la mauvaise saison, j'aurais dû la monter près du gibet au Galgenberg, mais comme depuis longtemps on ne s'en est plus servi, je l'ai laissée ici. Ce mode de torture est très ingénieux et raffiné ; on fixe le condamné par les pieds et les jambes sur la roue, le visage tourné vers le ciel, et on commence à tourner la manivelle. Le corps se détend, les membres craquent, et alors ! tu peux imaginer le reste.
Le prisonnier devenait de plus en plus pâle. Il comprenait que les explications que le bourreau lui donnait si généreusement étaient à son adresse ; mais il maîtrisa son émotion et ne répondit pas.
" Ce n'est pas le plus beau de nos instruments, continua le bourreau, tiens, prends cette paire de longues tenailles pointues. Touche-les donc pour voir ! fit-il, quand il vit que Fischlin reculait avec effroi ; il faut d'abord les rougir au feu, et puis on les applique aux différentes parties du corps du condamné. Tiens, comme cela !"
Fischlin avait fait vivement quelques pas en arrière, et évita ainsi les atteintes du bourreau.
"Ce n'est pas fini, continua ce dernier, il y a encore beaucoup de choses intéressantes ici. Vois-tu cet entonnoir suspendu au mur ? Ce jouet n'est pas fait, comme tu pourrais bien le croire, pour les aubergistes (6), mais bien pour laisser couler dans le gosier des prisonniers l'excellente eau du Stockbrunnen (7). On verse l'eau jusqu'à ce qu'elle monte dans la gorge du supplicié et menace de l'étouffer, alors seulement il s'exécute. Généralement au cinquième ou sixième litre, on a raison du sujet le plus récalcitrant. Quant aux autres instruments, tels que crochets, planches avec pointes en fer recourbé, ou encore le panier (8), ils jouent un rôle tout à fait secondaire et ne sont employés que pour les délinquants de peu d'importance."
Plus le. bourreau donnait d'explications, plus Fischlin se sentait défaillir ; car tout dans cette salle respirait la cruauté, et lui faisait éprouver un profond dégoût. Il lui semblait entendre les cris et les gémissements des victimes.
Le bourreau, tout en parlant, avait suivi du regard l'impression que ses paroles produisaient sur le prisonnier, et quand il eut acquis la conviction que le moment propice était venu pour tenter son coup décisif : "Mangeras-tu maintenant, dit-il de sa voix la plus dure, ou préfères-tu que je t'applique quelques-uns de ces jouets à titre d'essai ; tu as le choix ! Exécute-toi ou bien... Quant à Fischlin, quoiqu'il fût dans une situation critique, il ne perdit pas la présence d'esprit, qui est du reste un des signes caractéristiques de sa race, et sentit que le seul moyen de sortir de ce mauvais pas, était d'offrir de l'or au bourreau. Aussi sans répondre directement à la demande qui lui était adressée : "Quel malheur, s'écria-t-il, qu'il ne me soit pas permis de racheter ma faute par de l'argent ! Je ne suis pas riche, mais je donnerais bien quelques florins pour pouvoir être nourri par un de mes coreligionnaires habitant la ville. Voyons, fit-il en s'adressant à Hans Hummel et en joignant les mains, ne pourriez-vous pas m'aider ? Je suis prêt à donner un florin !" A ces mots la figure du bourreau changea d'expression, et en regardant fixement le prisonnier : "Je me déciderai à t'aider à ce prix, dit-il hésitant, mais à la condition que tu n'en diras jamais rien à qui que ce soit."
A ces mots, Fischlin se sentit renaître, et tout heureux de voir que son stratagème lui avait si bien réussi, il tira une pièce d'or de son gousset et la remettant au bourreau :
"Soyez tranquille, maître, dit-il, je serai muet comme le poisson que je vais regarder nager (9) dans l'eau courante après le jour du Yom Kippour (grand Pardon), et jamais personne n'en saura la moindre des choses. C'est une affaire entre nous."
Comme on le voit, Fischlin venait d'enlever l'affaire lestement. et, tout en réfléchissant au moyen de tirer le meilleur parti de sa bonne fortune :
- J'ai encore une faveur à vous demander, maitre, dit-il, et certes pour le florin que je viens de vous donner vous pourriez encore très bien me l'accorder. Allez chez Mathislin, le juif, qui habite dans la Alte Spitalgasse (rue du Sauvage actuelle), et qui est du reste encore le seul toléré en ville. Dites-lui que son coreligionnaire de Schweighausen est dans une situation très critique, et qu'il est urgent d'en avertir mon seigneur et maître, le prévôt Bernhard Huglin de Soultz.
- Soit, fit le bourreau après quelques instants de réflexion, il sera fait comme tu le désires ; mais viens, sortons d'ici, et rentre dans ta cellule, car il est deux heures, et notre premier bourgmestre va se rendre bientôt à l'hôtel de ville. Je vais aller le trouver à la chancellerie et lui présenter ta requête.
Sur ces entrefaites, les deux hommes sortirent du couloir et suivirent le corridor conduisant à la cellule :
"Rentre, maintenant, dit le bourreau, et laisse les mets que je t'ai apportés sur l'escabeau, car il se pourrait que le bourgmestre Wurmbs (10) vînt lui-même voir si ce que j'avance est vrai, et en homme prudent, il faut tout prévoir."
Peu de temps après, l'Amtsknecht revint :
"Vous pouvez entrer dans la salle de la chancellerie, le bourgmestre vous attend."
Le bourreau poussa la porte de la chancellerie et entra. Vis-à-vis de la grande fenêtre, de laquelle on avait vue sur les murs d'enceinte, était assis le bourgmestre Wurmbs ; il lisait quelques papiers que lui présentait le syndic. Au bruit de la porte, le magistrat tourna légèrement la tête.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille moyenne, et dont la physionomie intelligente respirait la bonté. Ses cheveux noirs et courts, sa barbe taillée à la mode de l'époque, c'est-à-dire en pointe, le faisaient ressembler à un de ces huguenots des premières années de la Réforme. Mais quand, à certains moments, il crispait la bouche, l'on remarquait que, malgré son air de bonté, il pouvait être d'une grande sévérité, qualité du reste indispensable pour un des premiers magistrats de la République.
- Que désires-tu, dit alors le bourgmestre au bourreau, en se tournant sur sa chaise, quelle est donc l'importante nouvelle que tu m'apportes ? C'est probablement une question touchant le prisonnier du Walkenthurm ? Parle, je t'écoute.
- Oui, Herr Burgermeister, répartit le bourreau, je viens demander ce que je dois faire du juif, qui refuse de prendre toute nourriture, sous prétexte qu'elle n'est pas Koscher. Il menace de se laisser mourir de faim et demande à être nourri par le juif Mathislin ! J'ai cru de mon devoir de vous avertir de ce fait.
- Tu as eu raison, lui répondit le bourgmestre. Et, en se tournant vers le syndic :
- Que devons-nous faire en cette circonstance, demanda-t-il ? Nous ne pouvons pourtant pas laisser le prisonnier mourir de faim. C'est un juif, il est vrai, mais nous devons, pour l'acquit de notre conscience, chercher un moyen pratique de tourner cette difficulté sans déroger aux arrêts du Conseil et aux usages établis.
- Herr Burgermeister, répondit le Stattschriber, je suis complètement de votre avis. Mais comme la question est très délicate, le mieux serait, je crois, de faire venir auprès de vous le pasteur Bruno Westermann, pour lui demander son avis. C'est un homme très au courant des questions de ce genre, et il nous donnera un bon conseil, j'en suis certain.
- Vous avez raison," répondit le bourgmestre, puis faisant appeler le Zubott, Gaspard Geyelin, qui attendait à la porte de l'hôtel de ville les ordres de ses chefs, il l'envoya quérir l'Oberpfarrer Westermann (11).
Le bourreau, sur une injonction du bourgmestre, s'inclina respectueusement et alla attendre à la porte des instructions ultérieures.
Un quart d'heure après, le pasteur se présentait devant le bourgmestre. Quand il entra, ce dernier se leva avec déférence de son siège, et en s'avançant vers lui d'une manière prévenante : "Herr Pfarrer, dit-il, je vous ai fait venir auprès de ma personne pour vous entretenir d'une haute et importante affaire qui pèse sur ma conscience, et pour laquelle je tiendrais essentiellement à avoir votre docte avis." Il lui fit alors longuement le récit de tout ce qui s'était passé, l'arrestation du juif, son emprisonnement dans le Walkenthurm, enfin sa requête. "Croyez-vous, Herr Pfarrer, dit-il, que nous puissions accorder au prévenu la faveur qu'il nous demande, sans déroger à la rigueur des lois et sans risquer de nous attirer le juste ressentiment de nos bourgeois ?"
Le pasteur Bruno Westermann était un homme déjà âgé, à l'air respectable ; ses cheveux blancs lui tombaient sur les épaules, et la barbe qui ornait son menton encadrait admirablement son visage maigre, au teint maladif. Son vêtement noir, ainsi que son grand col blanc, sur lequel se détachait le rabat de pasteur, achevait encore de lui donner le cachet du prédicant de cette époque. Du reste, il passait à juste titre pour un érudit, un homme de bien qui avait des idées très tolérantes, chose rare dans ces temps de haines et de dissensions religieuses.
Pendant le récit que lui fit le bourgmestre, le pasteur s'était levé de son siège, et arpentait la salle en réfléchissant au parti à prendre. Soudain il s'arrêta devant les deux magistrats :
"Vous m'avez demandé mon avis, Herr Burgermeister, dit-il, mais avant de vous le donner, je tiens à vous prévenir que je ne veux en aucune façon influencer vos décisions. Le cas que vous me soumettez, continua-t-il d'une voix habituée aux oraisons publiques, est très grave au point de vue des lois qui régissent la ville, et qui, certes, sont de la plus grande nécessité pour maintenir l'ordre et la sécurité. Mais moi, en ma qualité de ministre de Jésus-Christ, le Rédempteur qui a sacrifié sa vie et son sang pour le soulagement des pauvres et des malheureux, je ne puis admettre que les droits de l'humanité soient violés d'une manière flagrante à l'égard d'un homme n'appartenant pas à la même religion que nous. Vous connaissez mes idées libérales et tolérantes ! Vous savez que j'ai déjà, à une certaine époque, intercédé auprès des autorités afin que les juifs habitant la ville ne fussent pas maltraités et chassés d'un jour à l'autre, sans motif plausible, et que j'ai surtout insisté pour qu'on leur permît de venir du dehors pour se réunir dans leur synagogue, située dans l'enceinte même de nos murs (12).
Pourquoi donc devrions-nous, nous autres, dont la devise est et devra être de tout temps "liberté religieuse et de conscience", faire un crime à ceux qui ne professent pas le même culte que nous, et suivent les préceptes du judaïsme dont notre religion n'est pour ainsi dire qu'une greffe ou un simple rejeton.
Ce que nous leur reprochons, continua-t-il après quelques moments de répit, devrait même nous servir d'exemple, et je ne puis que louer et approuver la ferveur avec laquelle ils professent la foi de leurs pères. Du reste, l'Evangile nous donne la marche à suivre, quand il est dit : "Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même." C'est dans ces quelques mots qu'est contenue toute la solution de votre demande. Pensez à nos frères opprimés et malheureux de France et de Lorraine, songez aussi aux massacres et aux persécutions dont sont accablés nos coreligionnaires à l'étranger. C'est dans cette pensée que vous trouverez que j'ai raison de vous dire : "Frappez selon la rigueur des lois, mais n'attaquez jamais les convictions et la conscience de vos semblables." Faites en sorte que, sous votre direction, la justice ait la première place; soyez sévère mais juste, et alors vous pourrez, la conscience tranquille, vous présenter devant le trône du Tout-Puissant, et lui rendre compte de vos actes. Les corps de vos subordonnés vous appartiennent ; quant à leurs âmes, elles sont la propriété de l'Être suprême, qui est le grand Architecte de l'univers et qui ne permettra jamais qu'une de ses créatures soit immolée indignement aux préjugés d'un siècle encore barbare en pareille matière.
Herr Burgermeister, poursuivit-il d'une voix sacramentelle, accordez à Fischlin ce qu'il vous demande; agissez selon la rigueur que vous impose votre charge, mais soyez humain."
- Merci, Herr Pfarrer, répondit le bourgmestre en se levant de son siège et en prenant la main du pasteur, je suivrai votre conseil. Soyez convaincu que le bonheur de nos bourgeois est, a été et sera toujours pour moi le but de mes efforts. Je ferai mon possible pour améliorer la situation de ce pauvre juif, autant que la chose sera compatible avec les devoirs attachés à ma charge.
- Je suis vraiment heureux, Herr Burgermeister, répondit le pasteur, que mes paroles aient trouvé un écho favorable, mais puisque l'occasion se présente si bien, je me permettrai de vous demander encore quelque chose. Au dernier synode (13), il a été question de l'abolition de la torture, dernier vestige chez nous des tribunaux catholiques et de la juridiction ecclésiastique. Si vous saviez, Herr Burgermeister, par quelles terribles épreuves j'ai dû passer, quand j'assistais, comme prieur de mon ordre, à la question appliquée à des malheureux bien souvent innocents, auxquels on extorquait ainsi des paroles mensongères, prononcées dans un excès de douleur et d'inconscience. Faites, Herr Burgermeister, votre possible pour abolir cette cruelle institution, et, si vous n'arrivez pas à la faire disparaître complètement, modifiez-la, et ne l'employez qu'à la dernière extrémité et le moins possible.»
Après ces mots, le bourgmestre était resté silencieux et semblait réfléchir. Le syndic, qui jusque-là ne s'était pas mêlé à la conversation, prit alors la parole pour répondre à la demande du pasteur :
- Herr Pfarrer, dit-il, ce que vous venez d'avancer est vrai, nous le savons. Pour nous, qui avons fait des études philosophiques et qui nous mettons à la hauteur des principes de notre religion, nous, qui comprenons à leur juste valeur la morale et les préceptes de nos réformateurs, nous demanderions de toute notre âme, croyez-le bien, l'abolition de la torture. Mais malheureusement notre population mulhousienne est encore trop imbue des anciens préjugés, et trop habituée aux usages de l'Église et des tribunaux ecclésiastiques, pour se désister de ce qui fait l'épouvante des masses ignorantes, et soutient l'autorité par la terreur. Plus tard, peut-être, quand la Réforme (14) aura modifié l'esprit du peuple, et quand les derniers vestiges et usages de l'Église auront disparu parmi nous, c'est alors que nos successeurs auront le bonheur de voir abolir cette institution de la torture, digne des temps les plus barbares. Quant à notre génération, elle ne pourra, je le crains du moins, jamais s'enorgueillir de ce fait.
Pendant que le Stattschriber parlait, Franz Wurmbs, le bourgmestre, semblait très ému, et l'on voyait à ses traits qu'il eût désiré de tout cœur accéder à la demande du pasteur, mais la réponse du syndic lui parut à propos et il se tut.
Sur ces entrefaites, le pasteur sortit de la salle de la chancellerie. Il se dirigea vers l'église Saint-Etienne où l'appelait le service de la Nachmittagspredigt (15), et devant la porte de laquelle l'attendait déjà le bedeau qui devait le conduire au Pfarrstuhl (16).
Quand le bourreau eut vu sortir le pasteur, il entra dans la salle de la chancellerie pour demander les ordres à exécuter. "Va, lui dit le bourgmestre, trouver Mathislin, le juif, et dis-lui qu'il ait à préparer, au nom des autorités, un repas pour un de ses coreligionnaires retenu prisonnier dans le Walkenthurm, et préviens-le également que ses débours lui seront payés par le Seckelmeister (17). Quant à tout ce qui concerne le prisonnier, prends tes mesures ; donne-lui de la paille fraîche, soigne sa cellule ; mais veille à ce qu'il ne puisse s'échapper." Puis, d'un signe de la main, il le congédia et se rendit, suivi du Stattschriber, dans la salle (18) des petites délibérations, où l'attendait déjà le conseil ordinaire du jour.
Dès que le bourreau eut entendu que le bourgmestre était de son avis, il s'en alla lestement en tournant l'Eseleck (19) vers l'habitation de Mathislin, qui était, comme nous l'avons dit, non loin de l'ancien hôpital et de la maison "Zumhelfent" (20), appartenant à cette époque à Thengy Benner.
Le vieux Mathislin, en sa qualité de Stattjud (21), était encore le seul de sa race toléré dans la ville. Il habitait avec la veuve de son fils et sa famille une misérable échoppe que, quoique très riche, il appelait pompeusement sa maison. Devant la façade, Hans Hummel vit un entassement de ferraille, de vieux chiffons et de vieilleries de toutes sortes. Sur le seuil de la porte était un réchaud sur lequel grillaient des poissons achetés le matin à la Fischbank, et qui répandaient à l'entour une odeur suffocante.
Le bourreau, qui n'était pas très sensible et de nature délicate, se mit à tousser, et en frappant de son pied la porte de l'échoppe qui faillit tomber dans l'intérieur de la chambre :
"Eh bien ! Mathislin, cria-t-il, ouvre donc, j'ai à t'apporter une nouvelle émanant des autorités de la ville, et je crois qu'elle t'intéressera beaucoup."
A ces mots la porte s'ouvrit et un petit homme, à barbe longue, parut sur le seuil, suivi de sa bru et de ses deux filles. Mathislin était vêtu d'un costume crasseux et coiffé d'une calotte encore plus sale. Ses longs cheveux bouclés et sa barbe inculte qui commençait à blanchir, indiquaient l'homme qui avait dépassé de beaucoup la soixantaine. En un mot, toute la personne du juif révélait l'homme à privations, l'être qui vivait dans un bouge infect pour ne pas s'attirer la haine ou la convoitise des chrétiens.
En apercevant le bourreau, sa physionomie prit une expression de crainte mêlée de curiosité ; les deux jeunes filles reculèrent d'effroi et disparurent dans l'intérieur de la maison.
"Que désirez-vous, Meister, dit Mathislin de sa voix la plus douce. Vous savez fort bien que quand on vient de la part des autorités chez le vieux Stattjud, titre qui par le temps qui court a son importance, on est toujours le bienvenu. Parlez et, au nom des prophètes, soyez béni."
Pendant qu'il parlait, Mathislin n'avait cessé d'observer l'homme du gibet, et son œil scrutateur cherchait à lire ses moindres pensées. Aussi quand il vit que la figure du bourreau n'offrait rien de suspect, il retrouva son aplomb, et attendit la nouvelle avec tranquillité.
"Merci de ton compliment, Mathislin, répondit le bourreau en riant, tu as, par la foi de mes ancêtres, une langue joliment bien pendue. Je ne m'étonne pas que tu aies ramassé tant de richesses en te jouant des papaux de Rüdishen (Riedisheim) et de Rixhen, à tel point que les nobles de Thierstein t'ont défendu, ainsi qu'à Drÿfus, le juif boiteux de Hapichsheim (Habsheim) l'entrée du village. Mais c'est ton affaire, et je vais maintenant te dire ce qui m'amène. Ecoute attentivement."
Hans Hummel fit alors le détail de tout ce qui s'était passé depuis l'arrestation de Fischlin jusqu'à ce moment."Adonay, s'écria le Stattjud, quel malheur pour ce pauvre Fischlin ! Comment faire pour le tirer de ce mauvais pas ? Mais, reprit-il après quelques instants de réflexion, quand le dîner sera prêt, je vous accompagnerai et porterai moi-même le panier, car sans cela il est à prévoir que le prisonnier n'y touchera pas."
Et en lui serrant une pièce dans la main : "Allez, maître, dit-il, prendre en attendant un Moss de vin chez Gielymann, l'aubergiste de la Cloche (22), qui est près d'ici, j'irai vous y prendre quand tout sera prêt."
Quand le bourreau parut dans la salle de l'auberge, Adam Jordan, le fabricant de dés (23), Stephen Bentz, le charron, Hans Jacob, le serrurier et Lienhard Brändly, le cultivateur de la rue de la Justice, qui étaient attablés, jetèrent de son côté des regards dénotant combien sa présence leur était désagréable. Le bourreau fit semblant de ne pas s'en apercevoir, et alla s'asseoir à la même table que les bourgeois et vis-à-vis de Lienhard Brändly qui, du reste, était un de ses voisins. "Apportez-moi un Moss de vin du Stoffelberg, Meister Hans, cria-t-il, j'ai soif et le temps presse."
Meister Gielymann, l'aubergiste de la Cloche, était un petit homme à grosse bedaine, aux joues roses et au nez rubicond ; rien qu'à son aspect l'on pouvait supposer que la réputation qu'il avait, d'avoir le meilleur vin de la ville, n'était pas imméritée. Il apporta aussi vite que son embonpoint le lui permettait, un grand moss en grès qu'il posa sur la table : - Vous êtes sans doute pressé, Meister, dit-il, et vous aurez bientôt une fameuse besogne à faire, celle de pendre un juif, chose très rare; car moi, qui ai déjà dépassé la cinquantaine, je n'ai pas encore vu ce spectacle. Ces gens, si ce n'est leur âpreté au gain et leur astuce commercial, sont, à vrai dire, des gens très tranquilles et inoffensifs.
- Oui, Meister Hans, répartit le bourreau, vous avez raison, mais il se pourrait très bien que Fischlin s'en tirât encore beaucoup mieux qu'on ne le croit. Les juifs qui habitent les environs de la ville et qui sont très influents par leurs richesses, ne manqueront certes pas de mettre tout en jeu pour faire en sorte que le Jungkherr de Pfirt réclame son sujet, et se charge de le punir lui-même. Mais enfin, tout ce que nous disons là, continua-t-il, sont de simples suppositions ; il faut d'abord, avant tout, attendre les délibérations du Conseil, et alors nous serons fixés sur ce qui aura lieu. En tout cas, je crois, dit-il en riant, que vous attendrez longtemps le plaisir de voir Fischlin, le juif, de Schweighausen, se balancer au haut de la potence. Le bourreau s'étant versé un verre de vin, le vida d'un trait, et voulut en verser aux quatre bourgeois qui étaient attablés avec lui. Ceux-ci, s'étant déjà levés, sortirent de la salle, tout en déclinant l'insigne honneur que le bourreau voulait leur faire. Hummel devina bien le motif de la disparition des bourgeois, mais il était habitué de longue date à pareille politesse, et il se versa une nouvelle rasade.
Tout-à-coup la porte s'ouvrit et Mathislin apparut sur le seuil.
- Venez, Meister Hummel, dit-il légèrement, le dîner est prêt, et nous pouvons le porter à votre prisonnier."
"Nous n'en sommes pas encore là, il faut d'abord que je vide mon verre ; viens, mets-toi là et prends également une rasade avec moi," répondit le bourreau.
- Jamais, s'écria Mathislin, par la Thora ce vin n'est pas Koscher, et il m'est défendu d'en boire. Je bois du vin aussi, mais j'achète les raisins et les presse moi-même, je suis sûr alors de l'avoir pur. Vous autres, qui buvez à droite et à gauche, ne pouvez pas en dire autant."
- Prends garde, Mathislin, répliqua le bourreau, car si Hans, l'aubergiste, t'entendait, il serait capable de te faire sauter par la fenêtre.
- Soyez sans crainte quant à cela, répondit Mathislin, je suis ici en pays de connaissance ; car, quand on peut rendre un service à son prochain, ajouta-t-il d'un air fin, il faut le faire en tout honneur. Il n'est pas le seul, du reste, et j'ai déjà rendu bien des services en ville, aussi est-ce par pure reconnaissance qu'on m'a laissé y habiter.
- Je sais depuis longtemps ce que tu me dis là, répondit le bourreau, aussi après ta mort, n'autorisera-t-on plus aucun juif à habiter la ville et à y entrer librement, car on veut les empêcher de prêter de l'argent aux bourgeois, sous peine d'annulation de la dette."
Tout en cheminant à côté du bourreau, le juif Mathislin s'était fait aussi petit que possible et suivait ce dernier à une distance respectable. Quand ils arrivèrent devant le Walkenthurm, Meister Hans poussa la lourde porte en fer, et les deux hommes y pénétrèrent.
Mathislin, qui était d'un naturel très peureux, ne put s'empêcher de jeter un regard d'effroi en arrière, quand il entendit la porte de la tour tant redoutée se refermer sur lui.
- Gott der gerechte, s'écria-t-il, quelle demeure ! Malheur à ceux qui en deviennent les hôtes. Vous me laisserez au moins ressortir, Meister Hans ?
- Allons ! poltron, lui répondit le bourreau d'un ton brusque, trêve de plaisanteries. Marche devant, car nous sommes près de la cellule du prisonnier. Donne-moi le panier et attends-moi ici.
La porte de la cellule venait de s'ouvrir, et Mathislin put voir son malheureux coreligionnaire couché par terre dans un pitoyable état. Le bourreau, sans faire plus attention au prisonnier, prit les mets qu'il avait présentés à Fischlin à midi, et alla les porter dans la cour de la prison. Pendant ce temps, Mathislin et le prisonnier purent s'entretenir en hébreu de ce qu'il fallait faire pour tirer ce dernier de sa mauvaise situation. Mathislin raconta alors qu'il avait résolu d'aller le mercredi matin à Soulz, pour intercéder en faveur du prisonnier auprès du prévôt.
A son avis, c'était là le seul moyen de sauver Fischlin de la corde. Quant au jugement, il savait que le grand Conseil ne se réunirait que dans une huitaine de jours, et que d'ici là la requête du prévôt de Soultz serait parvenue à la chancellerie et influencerait certainement l'issue du procès.
"Quant à une caution, dit-il, nous sommes là pour te soutenir et t'aider, seulement à une condition, c'est que tu nous paieras l'intérêt de l'argent ; tu comprends très bien qu'un service est une très bonne chose, mais les affaires sont les affaires, et je ne te ferai crédit que jusqu'à Rosch-Haschonah (nouvel-an des israélites)."
Quand les deux hommes entendirent les pas du bourreau qui revenait, ils se turent.
"Allons, Mathislin, sortons, dit-il, demain, mercredi, je viendrai prendre moi-même le repas du prisonnier, il sera alors inutile que tu m'accompagnes. Quant au panier et aux écuelles vides, un de mes aides te les rapportera ce soir, quand il viendra remplacer la paille du prisonnier et lui donner de l'eau fraîche."
Les deux hommes sortirent alors de la prison et se quittèrent près du moulin. Mathislin se dirigea immédiatement du côté de la Synagogue, située non loin de son habitation. C'était le mardi, jour de réunion, où tous les juifs expulsés de la ville et qui en habitaient les environs immédiats se réunissaient, à cinq heures, pour faire leurs prières ; à six heures, aucun d'eux ne devait plus se trouver en ville. En arrivant là, Mathislin trouva les anciens de la communauté juive déjà rassemblés. Il leur raconta en détail toutes les péripéties de l'accident dont venait d'être victime Fischlin, leur coreligionnaire de Schweighausen. Sur la proposition du Hassen (ministre officiant) Jecklin, de Zillisheim, il fut résolu que Mathislin, qui passait pour avoir le plus d'influence, irait le lendemain à la première heure à Soultz, et intercéderait auprès du prévôt Bernhard Huglin en faveur du prisonnier, et que le Schamess (28) viendrait le lendemain lui donner les résultats de sa démarche. "Mais, continua le Hassen, ne vous avancez pas trop, et ne vous mettez pas trop en évidence, car sans cela les bourgeois pourraient peut-être bien nous maltraiter. Rappelez-vous qu'il y a un an, quelques-uns d'entre nous furent obligés de se réfugier dans la cour de l'Ordre Teutonique (29) qui a droit d'asile, et ce ne fut que grâce à l'intervention du pasteur Bruno Westermann qu'ils furent autorisés à en sortir la vie sauve, avec un certain délai pour quitter la ville." La recommandation de Jecklin n'était pas déplacée, tous le savaient du reste. Aussi il fut convenu d'un commun accord, que toutes les démarches se feraient aussi secrètement que possible, afin de ne pas éveiller l'attention des bourgeois, et pour éviter d'autres rigueurs. "L'union fait la force, dit encore le Hassen. Nous sommes peu nombreux et sujets à des persécutions sans nombre, il faut que nous soyons solidaires les uns des autres, c'est la seule chance de salut qui nous reste. Peut-être nos générations futures auront-elles un meilleur sort. Car dans le Talmud il est dit que celui qui restera fidèle aux lois de Moïse, aura plus tard tant de richesses qu'il lui faudra un âne pour porter les clefs de ses trésors." Sur ce les membres de la communauté se séparèrent et chacun s'empressa de passer les portes de la ville, car il n'était pas loin de six heures, dernier délai de sortie.
Quant à Mathislin, il venait de rentrer dans sa maison, sur le seuil de laquelle l'attendaient déjà ses deux petites-filles, Blümele et Risle, anxieuses de ne pas le voir revenir.
- Vous voilà enfin, grand-père, s'écrièrent les deux jeunes filles, toutes joyeuses de le revoir, nous étions très inquiètes et nous croyions à un malheur.
-
Rentrez, mes enfants, dit Mathislin, vous savez que je n'aime pas à vous voir devant la porte ; car je sais que plus d'un fils de bourgeois n'est pas indifférent à la beauté de Rösle. Et, avant de fermer la porte, il jeta un regard méfiant du côté de l'hôpital, près duquel il avait vu stationner un jeune bourgeois élégamment vêtu.
Et quand il vit que Rösle faisait une petite moue significative :
- Du reste, à quoi cela pourrait-il te servir de plaire à un Goï (chrétien) ? Quand le moment sera arrivé, je me charge de te marier avantageusement, car tu as une forte dot et tu ne manqueras pas d'amateurs. (Mais, continua-t-il en se parlant à lui-même, je crois que la foi diminue dans notre race ; car toutes nos femmes voudraient être chrétiennes, alors qu'aucune chrétienne ne voudrait être juive.)
- Grand-père, s'écrièrent les deux jeunes filles, tu peux dès aujourd'hui être certain, que nous n'épouserons pas le premier marchand de bestiaux que tu iras nous chercher à Dürmenach ou à Hirsingue. Nous voulons des maris qui nous plaisent, et que nous choisirons nous-mêmes ; tu vois, les filles des bourgeois sont plus heureuses et plus favorisées que nous, elles se fiancent dès leur jeunesse avec celui qui leur plaît, et une fois qu'elles ont échangé les cadeaux de fiançailles, le mariage est reconnu comme certain. Moi, dit Blümele, je veux le jeune rabbin de Rixheim ou un homme qui fait la banque.
-
Quant à moi, dit Rösle d'un air de tristesse, si j'avais à choisir, ce n'est ni l'un ni l'autre que je prendrais. Et regardant furtivement du côté de l'hôpital, elle essuya une larme qui perlait au bout de ses longs cils noirs. Mais le jeune bourgeois venait de disparaître.
Sur ces entrefaites le couvre-feu venait de sonner et tout le monde regagna son gîte habituel. Le lendemain matin Mathislin partit de bonne heure, et se rendit à Soultz, où il arriva dans la matinée. Il trouva facilement le prévôt et lui raconta l'incident concernant Fischlin.
"Ce que tu viens me dire, je le sais depuis plus d'une heure, répondit le prévôt. Car le conseil de la ville de Mulhouse, avec lequel je suis depuis bien des années en excellents rapports, m'a averti du fait par une lettre que m'a apportée votre Silberbot. Mes bons amis demandent le droit de juridiction absolue sur ledit Fischlin, juif de Schweighausen, qui est un serf appartenant à mon respecté seigneur et maître, le Jungkherr Mang von Pfirt, auquel je dois, avant de répondre à la demande de la ville de Mulhouse, faire part de la chose et demander conseil. Le crime dont le misérable s'est rendu coupable mérite certainement la corde, et si ce n'était pour les 10 florins d'impôt qu'il me paie tous les ans, je serais le premier à le faire exécuter, pour être agréable à mes bons voisins et amis, les bourgmestre et conseillers de la ville de Mulhouse.
Va-t'en maintenant, lui dit-il brusquement, et laisse aller les choses, et que le cas de ton coreligionnaire te serve d'exemple; ne tente jamais de t'introduire de cette façon dans la ville de Soultz, car, sois-en certain, je n'attendrais pas aussi longtemps que mes bons amis, et te ferais pendre séance tenante aux créneaux de la grande porte d'entrée de la ville."
Mathislin, en entendant les paroles du prévôt, comprit que le moment opportun pour disparaître était venu ; il s'esquiva au plus vite, et ne respira à son aise que quand il fut de nouveau sur la grande route qui devait le ramener à Mulhouse.
Après le départ de Mathislin, le prévôt envoya communication de l'affaire au Jungkherr Mang von Pfirt.
accédant aux considérations que lui présentait son prévôt, écrivit à la ville de Mulhouse pour demander la vie du prisonnier, en alléguant que la mort de son serf le priverait d'une somme importante et lui causerait par le fait même un grand préjudice.
Pendant que Mathislin était allé à Soultz, le bourgmestre Wurmbs avait donné l'ordre au prévôt (30) de faire convoquer le tribunal pour le mercredi suivant, aux fins de procéder à l'interrogatoire du prisonnier. Entretemps, la lettre du seigneur von Pfirt, demandant la vie de son sujet, était arrivée à la chancellerie. Dès que le Stattschriber en eut pris connaissance, il alla de suite prévenir le bourgmestre en exercice.
- Herr Burgermeister, dit-il, le Jungkherr von Pfirt demande, par cette lettre, la vie de Fischlin, le juif ; je crois que l'on devrait attendre jusqu'à mercredi prochain pour lui donner une réponse définitive.
- Je suis de votre avis, répartit le bourgmestre, seulement le plus simple et le plus expéditif serait de faire comparaître le prisonnier par devant notre prévôt, et de lui faire subir un interrogatoire sommaire dans la matinée, de convoquer le grand Conseil pour l'après-midi du même jour, et de prononcer le jugement suivant l'avis des autres membres. - De cette manière, notre responsabilité serait complètement à couvert, et l'occasion serait très favorable pour présenter la requête du noble von Pfirt.
Les choses furent faites comme le bourgmestre les avait ordonnées, et malgré la célérité avec laquelle on poussait l'affaire, le prisonnier eut encore quelques jours à passer dans sa cellule. Il se donnait néanmoins du courage, en pensant que l'on travaillait à sa délivrance. Depuis plusieurs jours il n'avait plus revu Mathislin, qui ne rentrait plus dans la prison ; car tous les jours le bourreau venait lui apporter son repas du jour, et disparaissait ensuite, sans lui adresser la parole.
Le prisonnier avait bien raison d'avoir confiance en son coreligionnaire mulhousien, car ce dernier n'était pas resté inactif ; il était allé à Morschwiller, Rixheim et autres villages des environs, habités par des juifs, et les avait prévenus de ce qui était arrivé à Fischlin ; ils étaient d'accord que tous les efforts devaient tendre à rendre au prisonnier la vie sauve ; quant à la forte amende, qui certainement ne manquerait pas de remplacer la peine capitale, elle serait prête au moment opportun.
A la chancellerie, on ne restait pas inactif non plus, et l'on préparait les pièces du procès; car l'Amtsknecht avait déjà porté les citations aux différents témoins appelés à comparaître le jour du jugement. Ceux-ci n'étaient autres que Diebold Biberlin, le cordonnier, Hans Meyer, le chef de poste, et le père Ackermann, le gardien de la porte de Bâle.