Jalons pour l'étude de l'humour judéo-alsacien (suite)
Médisance et conflits familiaux
Les bons mots avaient comme fonction de porter ombrage à la respectabilité
de ceux contre qui ils étaient dirigés. Leur technique consiste
à se présenter comme une réponse au discours d'un interlocuteur;
en fait, le sens de ce discours a été détourné,
car son auteur n'avait pas d'intention hostile. Ce détournement de sens
leur confère leur forme cornique. Il s'agit de l'exploitation du discours
de l'autre, et sa réduction à ce qui permet de rabaisser la victime
et de médire d'elle...
"Quand notre cousine, Camille de Fegersheim, se
fiança à un pharmacien, la nouvelle se répandit comme
une tramée de poudre dans la communauté. Lorsqu'on annonça
la chose au Effesréder, au médisant de la communauté
: "Vous savez la nouvelle ? Camille va se marier avec un pharmacien",
il répondit : "Cela doit en être un qui colle des étiquettes".
Il était courant de faire kaliess c'est-à-dire de
ternir la réputation de celle qui cherchajt à se marier,
surtout lorsqu'il s'agissait d'un bon parti. "Autrefois quand une
jeune fille voulait se marier alors d'autres femmes disaient du mal d'elle,
des calomnies, alors les fiançailles étaient rompues. Ils
aimaient faire ça les gens". "A un président de
communauté (Parness) consulté en vue d'un mariage
est posée la question délicate : "Que penses-tu de
la famille Bloch ?" "Je ne connais pas ces gens là"
répondit-il. Et son interlocuteur de rétorquer : "Eh
bien, si tu ne les connais pas, mon ami ne tiendra pas non plus à
les connaître ".
Les haines et les rancoeurs n'avaient souvent aucune cause réelle. Ainsi, certaines familles étaient fâchées de génération en génération. Elles en avaient oublié le motif, mais continuaient à se calomnier avec acharnement. Parfois, les conflits résultaient simplement de l'incompréhension, d'un malentendu quant au sens d'une parole échangée.
Conflits conjugaux
Les
Mochelich exprimaient les tensions qui régnaient entre les membres d'une communauté, mais aussi à l'intérieur des couples eux-mêmes.
"Monsieur Blum a sa femme malade. Il sort le soir
et rencontre Monsieur Lévy. Monsieur Lévy lui demande :
"Où cours-tu comme ça ?", "Ma femme ne me
plaît pas, je vais chez le médecin", "Attends,
je vais avec toi, ma femme ne me plaît pas non plus".
"Carline, la femme de Chaiele de Winzene adore son mari, mais n'est
guère payée de retour. L'autre jour, alors que Chaiele faisait
sa prière du matin, il laissa tomber sa "Tfilla"
(livre de prière). Il la ramassa en toute hâte et la
baisa fougueusement. "Pourquoi ne suis-je pas ta Tfilla?"
dit Carline avec une nuance de regret dans la voix. "Je préfèrerais
que tu sois mon "Louah " (calendrier de l'année
juive). Je pourrais en changer à Roch Hashana (nouvel an)".
Le mot d'esprit, qui dans ses exemples réside essentiellement dans l'emploi
d'un mot à double sens, permet à l'homme d'exprimer l'agressivité
qu'il ressent à l'encontre de sa femme, et de s'en libérer sans
se heurter à un désaveu moral ou social. Le sentiment négatif
qu'il éprouve pour elle prend, grâce au masque de l'humour, un
aspect avouable. Observons toutefois que seul l'homme fait usage de ce type
de libération par les
Mochelich et non la femme.
Conflits individuels
Mais les
Mochelich ne se contentaient pas de refléter les conflits individuels. Parfois à travers eux, la communauté tout entière s'unissait pour constituer en sujet de risée certains personnages.
"Ça se passe à Dambach. Il y avait
toujours dans chaque village des gens qui prêtaient à rire,
entre autre un type qui s'appelait Coshele. Alors Coshele un jour va chez
le coiffeur et comme tout le monde se fichait de lui, le coiffeur le rase
; à ce moment-là on ne se rasait pas soi-même, on
se rasait en principe une fois par semaine, la veille du Shabath. Alors
le coiffeur voulait lui jouer un mauvais tour; quand il avait terminé
une moitié, il lui dit: "Tu sais Coshele que les choses ont
beaucoup augmenté. Je demande actuellement le double". Et
Coshele de répondre : "Alors je m'en vais". Il est venu
à la synagogue avec une joue rasée et l'autre pas".
La raison de la moquerie qu'ils suscitaient pouvait être un défaut physique.
"A Winzenheim, il y avait deux vieilles filles
qui étaient vraiment affreuses; on les surnommait "Wachse
Puppe", c'est-à-dire "les poupées de cire".
"D'un Juif complètement chauve, on dit "Er éch
mé wie de Barnes, er éch ganz kaal", "Il est
plus important que le président de la communauté, il est
toute la communauté" (jeu de mot sur "kaal"
qui signifie à la fois "chauve" et "la communauté").
Les sarcasmes étaient également dirigés à l'encontre de ceux dont le comportement paraissait anormal ou illogique, tel le
Schlemiehl, le benêt de la communauté.
"Un garçon n'était pas capable de
faire grand'chose. Ses parents lui ont dit : "Ecoute, tu vas aller
travailler en ville". Ils lui donnent un cheval, il part en ville.
Puis comme il fait très chaud, il a sommeil, s'arrête sur
la route et dort sur le cheval. Des gens passent et retournent son cheval.
Le jeune homme se réveille et se met en route. Il arrive de nouveau
dans son village et dit "Tiens, tiens, un village comme le nôtre".
Il continue et voit sa maison et dit "Tiens, tiens, une maison comme
la nôtre". Sa mère est à la fenêtre, il
dit "Tiens, tiens, une mène comme la mienne". Sa mère
le voit et dit "Tiens, un Schlemiehl comme le nôtre".
Ambivalence du sarcasme
Les sarcasmes visaient en dernier lieu ceux qui avaient enfreint le code des valeurs morales les plus couramment admises comme l'honnêteté, la parole donnée, la fidélité, la sobriété... Les défauts, objets de la dérision collective, étaient constitués comme tels par un procédé de réduction (réduction d'une personnalité à un unique défaut), de distorsion (accentuation de ce défaut), et peut-être aussi d'invention. La médisance comme arme du ridicule revêtait dans ce contexte un caractère collectif.
Toutefois, les sentiments éprouvés à l'égard de ces "victimes émissaires", selon l'expression de l'un de nos informateurs, n'étaient pas dénués d'ambivalence. Elles sont parfois présentées comme pourvues d'une intelligence supérieure au groupe. Si l'anormalité du comportement du
Schlemiehl est souvent considérée comme la conséquence d'une carence intellectuelle, elle semble également résulter d'un excès de réflexion.
"Il y avait un Schlemiehl qui ne pouvait
pas travailler, il n'arrivait pas à travailler, car il demandait
toujours : "Pourquoi l'homme doit travailler, Pourquoi l'homme travaille
? ".
L'échec ou le malheur, aboutissement fatal de sa conduite, proviennent de ce qu'il réfléchit dans des situations où il faudrait agir ou réagir. De même, les personnages affectés de défauts physiques font preuve, parfois, d'une intelligence supérieure.
"Il y avait un type qui était roux, plein
de taches de rousseur, qui avait des jambes arquées comme un sous-officier
de cavalerie, et des dents en or devant. Il était mal fichu, mais
il avait beaucoup d'humour. Pendant la guerre il n'avait pas fait de service
militaire, et mon père qui le connaissait lui dit en blaguant :
"Dis donc, pourquoi est-ce qu'on ne te prend pas au service ?".
Il a répondu : "Ils gardent les hommes les plus beaux pour
l'entrée dans Paris".
Enfin, celui qui est en infraction par rapport à la morale, lorsqu'il sait se justifier par un mot d'esprit, suscite non pas des sentiments de rejet mais d'admiration.
Dans le conflit opposant l'individu au groupe, le premier peut l'emporter. Celui-ci est alors en position d'opérer la critique du groupe, qui à travers lui effectue sa propre satire.
Conflits d'intérêt - les marchands de bestiaux
Si les rancoeurs exprimées par les
Mochelich sont d'ordre passionnel
et affectif, elles résultent également de conflits d'intérêt.
Beaucoup d'histoires que nous avons recueillies décrivent et valorisent
l'ingéniosité de ceux qui savent tirer profit de toute situation,
et qui n'hésitent pas à recourir à des moyens malhonnêtes
si leur intérêt personnel est en jeu. Lorsque deux personnages
s'affrontent parce que leurs intérêts sont opposés, celui
qui réussit à duper son adversaire par un bon tour, où
à faire un mot d'esprit à son encontre, acquiert la sympathie
du public.
"Un représentant avait l'habitude de venir
dans un magasin, mais le commerçant ne lui a jamais rien commandé.
Alors un jour, le représentant a sorti ses Téphilin
(phylactères) et a dit le Kadish (la prière des morts).
Le commerçant lui demande pourquoi il dit le Kadish. Il
lui répond : "Pour moi, vous êtes mort".
Dans cette histoire le représentant, bien que perdant sur le plan financier,
en mimant la mort du commerçant a éliminé symboliquement
son adversaire. Le caractère fictif de cette élimination le préserve
de toute condamnation, et suscite le rire du public et son adhésion.
Beaucoup de récits relatent les rapports conflictuels de marchands de
bestiaux.
"Il y avait, nous dit-on, à Ingwiller, une
très grande concurrence ; tous étaient à peu près
marchands de bestiaux et comme le terrain où ils pouvaient opérer
n'était pas infini, il y avait une concurrence terrible, on cherchait
à arriver par tous les moyens".
L'esprit de débrouillardise est, dans les
Mochelich, un trait de leur personnalité fortement valorisé. Souvent, ils jouaient de bons tours à leurs collègues.
"La concurrence était tellement terrible
qu'un jour il y avait un jeune qui va dans un village ; il savait qu'un
de ses concurrents était très connu dans ce village; il
s'est présenté comme le fils de ce concurrent et il a fait
une affaire".
Ils exprimaient également leur hostilité à l'égard de leurs rivaux par l'emploi de mots à double entente.
"Deux marchands de bestiaux sont fâchés.
Vers Rosh-Hashana ils se réconcilient. L'un dit à
l'autre : "On n'est plus fâché; je te souhaite tout
ce que tu me souhaites". Et l'autre de lui répondre : "Tu
recommences ?".
"Deux marchands de bestiaux se rencontrent à la gare de Strasbourg.
L'un dit à l'autre : "Où vas-tu ?", "Je vais
à Saverne", "Alors nous allons ensemble" (zammefahren).
"Je me suis déjà zammefahre (c'est-à-dire,
"j'ai déjà tressailli") lorsque je t'ai vu".
(le terme « zamrnefahren » signifiant à la fois
aller ensemble et tressaillir).
Outre les histoires de marchands de bestiaux, de nombreux
Mochelich se
sont tissés autour d'un personnage légendaire nommé Moché
Kahn. Très riche commerçant à Strasbourg, il ne poursuit
qu'un seul but, la protection de ses biens. Pourvu d'une grande intelligence,
il sait faire taire ses solliciteurs. Sa méthode consiste à utiliser
les mots de leurs discours quémandeurs à leur dépens, en
jouant sur le double sens qu'ils peuvent revêtir :
"Un employé dit à Moché Kahn
: "Monsieur, avec le salaire que vous me donnez je ne peux pas aller
bien loin" (littéralement, "je ne peux pas faire de sauts",
"Ick kann ka Spring mache"). Réponse de Moché
Kahn "Je ne vous ai pas engagé pour faire la chèvre,
vous n'avez pas besoin de faire des sauts".
Parfois, il tient un discours qui sous l'angle de la logique formelle semble
être une réponse à celui de son interlocuteur, mais qui
en fait travestit le sens que celui-ci avait donné à ses propos.
Ce détournement de sens transparaît malgré la logique apparente
de la réponse. Moché Kahn, en répondant ainsi à
côté de la question, produit un effet comique et met les rieurs
de son côté.
"Moché Kahn se rend chez son avocat. 'Et
si j'envoyais un beau foie gras au juge ?" - "Gardez-vous en
bien, vous perdriez immanquablement votre procès". Huit jours
plus tard, Moché Kahn retourne chez son avocat. "J'ai quand
même envoyé le foie gras, mais au nom de l'adversaire".
"Lorsqu'on demanda à Moché Kahn de participer aux frais
de reconstruction du mur du cimetière d'Ettendorf où ses
parents étaient enterrés, il refusa tout net. "Pas
un sous vous n'aurez de moi. Construire un mur de cimetière est
une dépense superflue ; ceux qui y sont ne veulent pas en sortir,
et ceux qui n'y sont pas ne veulent pas y entrer".
"Un jour, un de ses employés lui demanda de l'augmentation
au nom des autres employés. Et d'ajouter : "Ça nous
gêne beaucoup que vous nous tutoyiez ; on voudrait que vous nous
disiez vous". Moché Kahn répondit : "Bon, je vais
réfléchir à cette question, je vais demander conseil
à ma femme". Quinze jours après il est venu. C'était
au mois de novembre. Il a dit : "Ecoutez, d'accord, à partir
du premier janvier je vous dis vous. Mais je ne peux pas vous donner un
sou de plus".
Moché Kahn ne peut concevoir Dieu que comme commerçant.
"Moché Kahn est sur son lit de mort. Son
ami lui dit. "Tu en réchapperas. Tu as soixante-douze ans,
mais tel que tu es bâti, tu atteindras quatre-vingt-douze ans".
- "Dieu n'est pas moins bon commerçant que moi, répondit-il.
Pourquoi attendrait-il pour me prendre à quatre-vingt-douze ans,
alors qu'aujourd'hui, il peut m'avoir à soizante-douze ?".
Cependant, les
Mochelich ne donnent pas toujours raison au riche contre le pauvre. Certains d'entre eux assurent le triomphe de ce dernier.
"Moché Kahn a fêté l'anniversaire
de son entreprise, c'était peut-être le trentième;
il a réuni son personnel, et lui a dit qu'il voudrait faire quelque
chose pour le personnel à l'occasion de l'anniversaire, quelque
chose qui fasse plaisir au personnel, qui ne lui coûte pas cher
et dont on parlerait quand même dans les journaux. Alors un apprenti
lui a dit : "Ecoutez Monsieur Kahn, c'est pas compliqué ;
là-bas il y a une corderie; vous allez acheter une corde ; vous
allez vous pendre ; ça fera plaisir au personnel, ça ne
vous coûtera pas cher ; et demain, ce sera dans le journal".
"Moché Kahn apprend qu'un de ses clients, Fromel de Westhoffen,
perd peu à peu la raison. Il appelle son commis et lui dit : "Prends
le tram et va chez Fromel. Depuis trois ans, il me doit encore deux cents
francs sur une facture. Fais-toi payer". Le soir le commis revient.
"Alors, il a payé ?" demande Moché Kahn. "Non
hélas, il n'est pas encore fou à ce point-là".
Le pauvre, ayant recours aux mêmes armes que Moché Kahn (le calembour, et la réponse qui a transformé le sens de la question initiale), a pris sa revanche. Parfois Moché Kahn est présenté comme un personnage ridicule dont le comportement frise l'absurdité.
"Moché Kahn a passé une commande
à son fournisseur il a écrit une lettre : "Veuillez
m'envoyer deux pièces, la référence est telle et
telle; je compte sur un envoi rapide". Et il signe et met en P.S.
: "A l'instant ma femme arrive, et me dit que nous avons encore du
stock. Donc n'envoyez pas les pièces que je vous ai commandées".
Et il a envoyé la lettre !".
Ce type d'histoires utilise les mêmes procédés que les
Mochelich
qui sont en faveur de Moché Kahn, mais en prenant parti pour le pauvre,
elles revêtent une dimension de critique sociale. L'humour qui avajt servi
à légitimer les conflits entre individus et qui était au
service du plus fort, prend fait et cause pour le plus faible et revêt
par là-même une fonction de contestation. Celle-ci se manifeste
également dans les récits qui prennent la défense de l'individu
affecté de défauts physiques, moraux ou intellectuels, et non
le parti du groupe qui le couvre de sarcasmes. C'est alors ce dernier, et non
l'individu, qui est tourné en dérision.
Satire de la communauté
Si les
Mochelich constituent le reflet des conflits, des rivalités et des inimitiés entre les membres d'une communauté, ils ne se réduisent pas à cela. A travers eux, le Juif alsacien fait également la satire de sa propre communauté et de sa personnalité collective. L'humour sert là aussi de masque, non point à l'hostilité dirigée contre un individu, mais à la critique d'un univers culturel, que l'on affectionne et que l'on valorise. Nous avons vu que dans les cas de conflits entre individus, l'humour assurait au vainqueur le soutien du public, d'une part parce qu'il avait su le faire rire, d'autre part parce que l'hostilité gardait une forme somme toute tolérable, et n'était que l'expression imparfaite et inachevée d'une violence réelle.
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Ces deux caractéristiques se retrouvent lorsque l'humoriste prend comme
cible le groupe. En suscitant le rire du public, et donc sa complicité,
il se protège de tout désaveu et condamnation de sa part. D'autre
part, le Juif alsacien sait que son rire est innocent, et ne signifie pas une
réelle remise en cause de soi. Par les
Mochelich il se libère
des étreintes de sa culture, non pas afin de la détruire mais
pour mieux l'assumer. Par son rire, il exorcise les conflits dans un but de
conservation. L'humour présente donc un pôle positif d'auto-critique,
et un pôle négatif, parce que celle-ci n'a de portée que
symbolique et fictive. L'humour introduit un effet de distanciation, qui rend
possible une auto-évaluation par laquelle le Juif alsacien s'observe
en tant qu'objet risible.
Nous avons repéré six cibles de l'auto-dérision du Juif alsacien :
1. Le caractère conflictuel des communautés juives,
2. Le rapport du Juif d'Alsace à la nourriture,
3. Son rapport à la religion,
4. La forme du mariage dans les histoires de marieur,
5. L'ensemble du système social dans les histoires de Schnorrer,
6. Les événements désagréables et le malheur.
Par ses histoires le Juif alsacien se constitue en spectateur distant et souriant de son propre univers culturel. Ainsi contemple-t-il avec humour le caractère conflictuel de sa communauté.
"Dans les petites communautés juives, il
y avait tout le temps des bagarres, des clans qui entre eux se disputaient,
des frères qui étaient ennemis, qui ne se parlaient absolument
pas. A Pfaffenhoffen, souvent ça se terminait assez mal, et ils
en venaient littéralement aux mains. Il y avait une fois de bagarre
entre deux clans, et un des clans est allé investir la maison du
clan ennemi. C'était un vendredi soir et pour se défendre,
le maître de maison a pris le "Kugel" (mets favori
des Juifs de la campagne alsacienne le Shabath) tout fumant qui était
sur la table et l'a jeté à la figure de son adversaire,
et cela a donné un procès. Au cours de ce dernier, le Monsieur
qui avait été agressé raconte:
"Il m'a lancé un Kugel à la figure. Alors le
juge allemand qui ne sait évidemment pas ce que c'était
que ce Kugel demande : "Qu'est-ce que c'était comme
Kugel ?" Alors celui qui avait lancé le Kugel lui
dit : "Je veux juste vous dire, un Kugel c'est tout à
fait comme un Chalet (autre mets de Shabath), un Chalet est
fait avec du pain et des oeufs, et un Kugel ... " Alors le
juge l'a interrompu et lui a dit "Bien, bien" ; il avait cru
que c'était une boule de métal ou quelque chose comme ça".
(En allemand le mot « Kugel » signifie une balle, un
boulet).
Cette histoire dénie aux conflits entre les Juifs tout caractère
sérieux. La double entente du mot "
Kugel" discrédite
et ridiculise l'arme des Juifs. Ce n'est pas une boule de métal, mais
un plat de la cuisine juive traditionnelle.
La vantardise
Les conflits prenaient selon certains de nos informateurs la forme de la "médisance"
et de la "vantardise pour se montrer supérieur à l'autre",
défauts tournés en dérision dans les histoires suivantes...
"Il
y a une réunion des dames de la communauté. Elles sont toutes
venues pour coudre, tricoter. Et puis il y a un silence, personne ne parle;
alors il y a une dame qui dit : "Tiens, tiens, quel silence, personne ne
parle". Une autre dame dit : "Mais de qui voulez-vous qu'on parle,
toutes les dames de la communauté sont là ?". "Les
gens aimaient en effet dire du mal des autres", nous dit-on.
Certains
Mochelich font également la satire de cet "esprit
de vantardise" qu'avaient très souvent les Juifs :
"Mon père racontait cette histoire comme si elle
était arrivée à mon grand-père. Un monsieur rencontre
mon grand-père et lui dit : " Siesel, j'aurais pu aujourd'hui acheter
un gilet quasi neuf pour cinquante Pfennig" ; alors mon grand-père
lui répond : "Mais alors pourquoi tu ne l'as pas acheté ?
". Et l'autre lui répond : "Y penses-tu, il était complètement
en lambeaux ". Et notre narrateur de conclure : "Cette exagération,
c'est des choses que j'ai vécues".
La vantardise était, elle est peut-être encore, le défaut
de certains Juifs alsaciens.
Il y avait ainsi à Erstein, un marchand de grains qui aimait se vanter
au sujet de ses affaires. Un jour il demande à l'un de ses voisins :
"Combien crois-tu que j'ai chargé de quintaux de grains aujourd'hui
?". Et l'autre de lui répondre : "La moitié".
"Dans l'ancien temps, à la fin du 18ème
siècle et au début du 19ème siècle, un grand
nombre de ces Juifs alsaciens étaient encore colporteurs. Alors
j'ai entendu raconter dans ma famille l'histoire suivante. Il y avait
une famille de Juifs qui avait réussi, qui est allée à
Strasbourg, qui avait déjà son bel appartement et tout
ce qu'on veut vers le milieu du 19ème siècle. Le maître
de maison invite un de ses parents de la campagne à venir chez
lui pour admirer sa réussite et sa richesse. Très vantard,
il est ce qu'on appelle en judéo-alsacien un "Gaafestinker"
(puant de vanité), pour se faire valoir aux yeux du cousin de
la campagne, il affirme que son père déjà ne portait
que des bas de soie. Alors l'autre, le cousin de la campagne, qui sait
bien que le grand-père de ce citadin, c'était le grand-père
commun au villageois et au citadin, dit : "Oui, oui je sais, mon
grand-père aussi portait des bas de soie, d'ailleurs c'était
le même que le tien, mais il les portait sur les épaules"
(dans son ballot de colporteur).
Le Juif de la campagne en jouant sur le double sens du mot "porter"
rappelle de façon humoristique à son cousin nouveau riche leur
origine commune. Il remet ainsi en cause le caractère légitime
du luxe dans lequel il vit et son esprit petit bourgeois.
Cet "esprit médisant" et "vantard" propre aux Juifs d'Alsace expliquerait, selon certains de nos informateurs, leur besoin de raconter des Mochelich. "Les Juifs alsaciens cherchaient dans les Mochelich à faire briller leur intelligence et leurs exploits, c'était souvent des mensonges... Souvent le conteur intercalait dans ses récits cette locution familière "Alles onn der Emes", "pour tout dire et dire la vérité". Il arrivait alors que l'un de ceux qui l'écoutaient ajoutât àson tour "Alles sonder Emes", "pour tout dire, sans la vérité".
La nourriture
Un autre objet de l'auto-dérision du Juif est son rapport à la nourriture. Celle-ci tenait une place privilégiée dans la vie des familles juives alsaciennes, qui
exprimaient à travers elle, de par la sanctification dont elle était l'objet, leur rapport aux autres et à Dieu.
"Quand nous sortions de la Schule (synagogue)
le vendredi soir, l'un ou l'autre de ces Juifs nous disait "Qu'est-ce
qu'il y a ce soir à manger, qu'est-ce que vous avez ?". Et
un jour Simon, qui était le Barnes (président de
la communauté) un temps à Pfaffenhoffen, a dit : "Un
Kugel nous avons eu", et il a raconté qu'il a fallu
s'y mettre à trois pour le mettre sur la table."
L'exagération est ici une méthode de satire, qui, tout comme la
caricature, en accentuant certains traits les rend risibles.
Satire de la vie religieuse
Le Juif alsacien envisage sous l'angle comique non seulement son rapport à
la nourriture, mais également à la vie religieuse dans son ensemble.
Ainsi, les calembours sur les formules religieuses sont un procédé
de raillerie que le Juif alsacien affectionne.
"Un enfant
a été circoncis pendant la guerre et il n'y avait pas de Mohel
(circonciseur). Il y avait un curé dans le village qui savait le
faire, alors il a circoncis le petit. Après la guerre le curé
a rencontré ces gens-là qui lui ont dit "Ça va très
bien, seulement quand le petit fait sa prière du soir, au lieu de dire
"hamalech a gohel" ("que l'ange qui m'a délivré..."),
il dit "hagalech a mohel" ("le curé-circonciseur").
Parfois, l'humour était totalement involontaire comme dans cette injonction
que j'ai moi-même entendu faire par notre Barness à Pfaffenhoffen
lors d'un Yomtef (jour de fête). "Es
isch hoch verbotte tze ohre" ("il est hautement interdit de
prier"), au lieu de dire "es isch verbotte hoch tze ohre",
("il est interdit de prier à voix haute").
Une forme particulière de jeu de mots consiste à remplacer un
mot hébreu du rituel par un terme allemand qui le rappelle par sa consonnance.
Ainsi un morceau chanté le Shabath de Hanouka commence par ces mots
"Cheney
Zeysim", qui signifient "deux oliviers". Or "Schnee"
signifie "neige" en allemand. "Quand il neigeait, les Juifs
disaient Cheney Zeysim".
Une autre méthode de dérision consiste à délester
les rites et les objets religieux de leur signification en les utilisant dans
un contexte comique ou insolite."Autrefois on allait
chez le Rabbin quand on avait un problème pas seulement au point de
vue des pratiques juives, mais autrement aussi. Je me rappelle, j'ai connu
une famille dont le père devait être amputé d'une jambe
; ils sont allés chez le Rabbin pour lui demander s'il fallait le faire.
Eh bien, dans ce cas particulier, un homme est allé chez le Rabbin,
il a dit: "J'ai une chose à vous soumettre". - "Ah,
quoi donc ?" - "J'ai une vieille paire de Téphilîn
(phylactères). Est-ce que je peux les utiliser comme sangle pour
des volets roulants ?".
Tout comme les rites, les personnalités religieuses sont objet de moquerie.
C'est ainsi qu'on reproche au rabbin de dire des mensonges aux enterrements
:"Un type très méchant meurt, le rabbin
dit quand même quelques bonnes paroles à son sujet; alors deux
juifs sont à l'enterrement et se disent : "Dis donc, je crois
qu'on s'est trompé d'enterrement, viens on va partir".
"Il y avait une fois un enterrement, il n'y avait pas de voitures encore
mais des chevaux, et à cet enterrement le rabbin a tellement menti,
a dit des choses qui n'existent. pas, que les chevaux se sont sauvés,
tellement le rabbin a menti, ça a même énervé les
chevaux".
On fait attention aux tics de langage du rabbin :
"J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais étant
donné que vous avez faim, nous en resterons là et laisserons
le reste pour la prochaine fois".
Toutefois, les rabbins apparaissent comme extrêmement intelligents quand
ils tentent de critiquer le monde qui les entoure :"Un jour le rabbin est allé faire une visite
à des gens riches et vantards. Il constate que la serrure de la
porte d'entrée était en mauvais état. Et les personnes
lui ont dit : "N'est-ce pas, Monsieur le Rabbin, que nous avons une
belle maison ?". Le rabbin a répondu : "Votre maison
est comme votre Schloss (jeu de mots sur Schloss qui signifie
à la fois château et serrure).
"Schmüle est sonneur de Chofar (corne de bélier
que l'on sonne au Nouvel An) dans une petite communauté. Quelques
jours avant les fêtes il va chez le Rabbin pour mettre au point
les détails de la cérémonie. Mais entre temps le
rabbin a appris que Schmüle n'était plus pieux, et qu'il mangeait
du porc et du lapin. Quand tout fut au point, le rabbin l'appela et lui
dit : "Ecoute Schmüle, encore une question, est-ce que vous
pouvez manger Haas ?" - "Si je peux manger du
lapin ? dit Schmüle, aussi bien que n'importe qui". - Alors
le rabbin lui rétorque : "Si vous pouvez manger du lapin ("Haas")
vous n'avez pas besoin de souffler" (Haas signifie à
la fois "lapin" et "chaud").
Le marieur
Un tel rôle critique est également dévolu au marieur
(Chadchen)
qui dans les
Mochelich fait la satire de l'institution du mariage.
Celle-ci apparaît comme un marché où la jeune fille est
décomposée en qualités qui lui confèrent une valeur
proportionnelle à leur nombre. Les qualités les plus appréciées
sont d'abord la richesse et le statut social du père ("On se renseignait
avant, et quand c'était la fille du
Barness, c'était un
grand honneur"), la beauté physique, les qualités morales
et enfin l'intelligence. Dans ces histoires où le mariage est un commerce,
la jeune fille est réduite au statut d'objet à "placer".
Les parents jouent le rôle de vendeurs, toujours très prompts d'ailleurs
à se débarrasser de leur marchandise. Le jeune homme apparaît
comme un acheteur méfiant qui s'interroge sur la valeur réelle
de l'objet qu'il va acquérir. Le marieur est l'intermédiaire entre
les vendeurs et l'acheteur. Il semble être un très mauvais commerçant,
car, au lieu de vanter les qualités de la jeune fille, il révèle
ses défauts. Dans certaines histoires, il décrit les carences
de la jeune fille, en quelque sorte inconsciemment, comme s'il ne s'était
pas contrôlé, au mépris de sa fonction et de ses intentions.
"Un prétendant se plaint au marieur parce
que la jeune fille qu'il lui a présentée ne lui plaît
pas. Il lui dit à l'oreille, doucement car la jeune fille était
présente : "Elle est vieille, laide et elle louche".
- "Vous pouvez parler à haute voix" lui dit le marieur,
elle est également sourde."
"Un Chadchen va dans une famille qui a un jeune homme à
marier. Il amène son copain et dit à la famille : "Ecoutez,
j'ai une belle fille pour votre fils. Son copain ajoute : "Et quelle
belle fille !". Il dit : "Elle a des cheveux magnifiques".
Le copain ajoute : "Et quels beaux cheveux !". Il dit: «
Elle a de beaux yeux bleus". Le copain ajoute : "Et quels beaux
yeux bleus !". Il dit : "Seulement, il y a une chose, elle a
une bosse ". Le copain ajoute : "Et quelle bosse !".
"Un prétendant va avec un marieur rendre visite à une
jeune fille. Le Chadchen vante la richesse des parents et lui montre
un très bel objet d'art. Le jeune homme dit : "Peut-être
que les parents ont emprunté cet objet pour m'impressionner".
Et le marieur de répondre : "Qui prêterait quelque chose
à ces gens-là ?".
Le marieur, en laissant échapper inopinément la vérité,
pourrait faire figure d'étourdi. Mais il apparaît en fait plutôt
comme un personnage d'une intelligence supérieure. Son lapsus n'est pas
un accident, mais un procédé de révélation. La quasi
automaticité avec laquelle le marieur tient ses propos leur confère
en effet un caractère comique, et sous ce voile c'est l'institution du
mariage qu'il met en cause : les parents prêts à toutes les bassesses
pour procurer un mari à leurs filles, le jeune homme qui se couvre de
ridicule en comptabilisant les qua1ités et les défauts de la jeune
fille.
Un autre procédé de révélation utilisé par le marieur est le raisonnement sophistiqué, dont la façade apparemment logique présente in plaidoyer en faveur de la jeune fille ; cependant, ce vernis comique, qui repose en fait sur une faute de raisonnement, voile tout en laissant transparaître d'acerbes critiques à l'égard de la fiancée.
"Un jeune homme doit se fiancer avec une jeune
fille de Grüsse. L'affaire a été arrangée de
belle main par le Chadchen. Cependant, les parents du Hosen
(fiancé) ont appris indirectement que la Kalle (fiancée)
a une fort mauvaise réputation. Aussi, quand le Chadchen
arrive dans la famille du fiancé, le père de ce dernier
lui dit : "Vous vous êtes moqué de nous, j'ai appris
que la jeune fille n'est pas du tout convenable, et que tous les jeunes
gens de Grüsse ont déjà eu des relations avec elle".
A quoi le Chadchen répond : "Et alors? Grüsse
n'est pas si grand."