Le Goinfre de Wissembourg nest pas beau.
Quel est son vrai nom ? Personne ne la jamais su, et lui-même la
peut-être oublié. On lappelle le Goinfre, il est de Wissembourg,
et il exerce la profession de parasite. Il na point la grâce de
son rival, Petit Renard de Marmoutier, qui justifie son industrie de pique-assiette
par ses talents de farceur patenté, acclamé. Point de noce, point
de fête sans ce coquin de Petit Renard. On linvite dans la meilleure
société pour divertir la compagnie. Mais il nest pas de maison
si modeste où lon ne puisse sattendre à voir apparaître,
à lheure des repas, lénorme, lépais Goinfre
de Wissembourg, avec sa grande barbe, sa bouche lippue et baveuse, ses yeux
chassieux, et lentendre dire dune voix caverneuse et dune
prononciation empâtée, son sempiternel refrain
"Moi, jaime tout, excepté
les tripes."
Parmi ses coreligionnaires, il nen est pas de plus populaire que le Goinfre de Wissembourg, sauf, peut-être, Losung le Toqué. Parmi les chrétiens, il nen est que trois qui puissent prétendre à un pareil renom Jean du Trou des Cousins, Antoine aux Escargots, et la vieille folle Geneviève, qui sait si bien confectionner des poupées avec des chiffons, et les distribue, en chantant des complaintes, à tous les enfants du pays. Peut-être, encore aujourdhui, connaît-on là-bas les "poupées à la Geneviève".
Cest justement lépoque où Losung le toqué redouble dardeur poétique, et où le Goinfre de Wissembourg, tourmenté par une pieuse fringale, sen va, de village en village, à la recherche de bons dîners.
Le ciel dAlsace, le brave ciel bleu-myosotis, na pas un nuage aujourdhui. Il fait mine gracieuse à la Pâque des Juifs. Sur le Pachte Berg, les sapins reverdissent. Cest un vrai « temps de bonne journée (1)". Depuis huit jours, les dernières oies grasses de la saison - pauvres bêtes ! -ont été sacrifiées. Blanches et dodues, quelles étaient belles, lorsque, toutes plumées, on les a étalées, triomphalement, sur la table de la salle à manger ! Depuis huit jours ce nétaient quallées et venues, le soir; chacun rendait visite à ses voisins, pour admirer leurs oies de Pâque, le volume de leur foie, lampleur de leur graisse, la finesse de leur peau, la délicatesse de leurs abatis. Une bonne odeur de graisse doie fondue remplit les maisons juives de Hochfelden, et maint voisin et voisine chrétiens sont accourus, en cuisine judaïque, et ont constaté que les deux oies de Mme Anselme étaient les plus grosses, les plus élégantes, les plus galamment troussées, de tout Hochfelden. Il faut dire que Selmel a dirigé leur éducation et leur gavage depuis de longues semaines, hélas! séparée de lartilleur cousin du lancier parent du cuirassier ami du dragon lié avec le hussard qui ont successivement tenu garnison dans son cur, elle a concentré ses affections sur léducation de ses oies et du jeune David.
Les oies ont vécu ! Hier soir, le sacrificateur-circonciseur-sous-chantre et sacristain de la Synagogue de Hochfelden leur a coupé la gorge dans les règles. Quant au jeune polisson David, dans la semaine des oeufs de Pâques, et à lapproche des hannetons, il nest plus à tenir : Selmel na plus dautre distraction que dépancher sa bile théologique de huguenote sur la servante de M. le curé, en attendant lheure fortunée où un congé de semestre lui ramènera son pays, le brigadier de chasseurs à cheval, le frère du spahi dont la soeur est la promise du gendarme dont le beau-frère est garde municipal à Paris.
Il sagit bien de Pharaon, vraiment, et de la sortie dEgypte En ce moment, la grande préoccupation des enfants est dassembler des pelures doignons, et de sapprovisionner de poudre de grès, chose nécessaire, comme chacun sait, à la confection des oeufs de Pâques. Dans leau bouillie avec de la pelure doignon, les oeufs prendront une belle teinte de jaune-safran ; on y pourra tracer, en frottant avec la poudre de grès, toutes sortes de dessins et dinitiales. Déjà on rêve aux parties quon fera, quand on se provoquera au combat des ufs : en les heurtant lun contre lautre par le gros bout, on tâchera de fêler luf de son adversaire. Lenjeu du vaincu est bien sûr dêtre mangé.
Enfin, la bienheureuse veille de Pâque est arrivée, et les marmots ne se tiennent plus de joie. Songez donc au désordre qua produit ce déménagement, à lexode de la vaisselle profane, à linstallation de la vaisselle neuve, à lempilement des Matsé dans larmoire réservée spécialement pour la Pâque ! Déjà, le bonhomme Anselme a distribué à ses enfants leurs Haggadas, leurs petits livres contenant loffice de Pâque, quon chantera les deux premiers soirs de la fête, avant le repas, et après le dessert. Ce soir, on a soupé à la cuisine, et demain on y déjeunera, pour ne pas laisser tomber de miettes de pain levé dans la salle à manger, où le Séder est déjà dressé.. Aucune pompe officielle, aucune cérémonie déglise, aucun dais, aucun catafalque ne seront jamais si beaux que ce Séder, ce sofa improvisé avec un banc, deux chaises et deux coussins, couvert dune courte-pointe coquettement drapée, où le père et son fils aîné saccouderont à lantique, pendant le repas de demain soir. Cest là, véritablement, que le père apparaîtra devant ses enfants dans toute sa dignité de Baal-bath (Palpöss, comme on prononce en Alsace), "Seigneur de la maison».
Cest lui qui sera, ces deux soirs-là, le prêtre et le roi, comme ses ancêtres létaient sous la tente ou dans la ferme fortifiée des montagnes de Judée, ou dans le castel des ravins de lIdumée, quand chaque famille avait son autel, quand le père était un chef de guerre et un maître. Dans ce temps-là, trois conquêtes et autant de guerres dextermination soutenues avec fureur pour lindépendance nationale, navaient pas encore fait plier les nuques raides» des hommes libres dIsraël. Les gens dépée de Juda, les archers et les hardis frondeurs de Benjamin connaissaient, tout juste, un peu dagriculture, quils faisaient dailleurs pratiquer par le serf Cananéen. Le marchand, chez eux, était un Goï, un barbare étranger, qui nétait pas admis au temple de la Cité, à lautel et au sacrifice de la famille. On eût bien étonné un de ces rudes montagnards, si on lui eût annoncé quun jour ses descendants ne manieraient plus la lance et lépée , mais vivraient tremblants, isolés, traqués, comme le trafiquant païen de Phénicie ou dEgypte, comme le maquignon de Hamalek, réduits à lhumble négoce, a lhumiliation de la banque et du bureau, eux, les descendants des hommes qui sétaient donné le nom de "Guerriers de Dieu (cest le sens littéral du mot Israël) !
Lexcellent Anselme pense à tout cela, car il nest pas sorti dune boutique, mais dune Université; son père et son grand-père étudiaient et prêchaient, et lui tient école. Son rêve est même de tenir école non confessionnelle, et denseigner les mystères de lorthographe, les beautés de lhistoire et les splendeurs de lalgèbre élémentaire à des bambins juifs et chrétiens assis, côte à côte, sur les bancs dune même école communale. Il est un peu rêveur, le bonhomme, et pense volontiers, en ce village du Nord, au milieu de ses très prosaïques coreligionnaires, et de Goïm parfois très intolérants, au temps des ancêtres guerriers, aux churs de bienvenue chantés sous les palmiers et les oliviers, par des troupes de jeunes filles aux longs voiles blancs, quand les alertes compagnons revenaient de la chasse au lion, ou de la razzia sur le Philistin, pour célébrer la Pâque en famille, le bouclier au dos, la lance au poing et lépée au côté. Mais de ces rêveries, le bonhomme Anselme nen dit rien, si ce nest à son fils, son espoir et son orgueil, et à ses amis le capitaine Thouret et le bon curé, gens capables de comprendre la philosophie de lhistoire.
Hélas! je puis assurer que ce soir-là, ce polisson de David ne pense ni à lhistoire, ni à sa philosophie, bien quil raconte, fort coquettement, la bataille de son homonyme contre le farouche Goliath, et que loncle Théodore, le Parisien, lui ait appris à chanter « le Trompette de Marengo » comme mademoiselle Déjazet le chante à Paris. Ce nest pas quil ne soit fier : il a refusé noblement deux sous, que le gros Hertz lui offrait pour lui faire chanter cette oeuvre dart; ce nest pas quil ne soit patriote il avale avec conviction les bons morceaux que son père place sur son assiette en lui disant « Tout pour le peuple français ! » et en lui pinçant la joue. Mais il est beaucoup trop occupé à parcourir la maison, une chandelle à la main, et à rechercher, dans tous les coins, si on a balayé, bien exactement, jusquau dernier reste de Khomets (pain levé). Il a manqué deux fois mettre le feu aux rideaux, il a fait une tache de suif à sa culotte, il a reçu stoïquement une calotte maternelle, dailleurs très méritée; mais il triomphe, il exulte malgré la tache et la calotte, car il a trouvé onze miettes de pain diverses quil a été déposer dans le chiffon où sa mère les collectionne. Avouons dailleurs la vérité, toute la vérité sur ces onze miettes, il en a tiré dix de sa poche, où ils les avait fourrées davance.
La sur aînée suit la perquisition processionnelle avec plus de calme. Je ne jurerais pas quelle soit entièrement recueillie, et quelle ne pense pas, un peu, à un certain Strasbourgeois du nom de Calmann, qui fait son droit à Paris. Cest une bien jolie fille, laînée, avec des yeux noirs longs comme ça, des cheveux qui lui descendent aux jarrets, une taille de guêpe; et sage, et instruite ! Et quelle voix ! vous lentendrez chanter les cantiques, demain soir, au dessert ! Même les voisins chrétiens se mettent aux fenêtres pour lécouter. Seulement, elle na rien. Sans dot, Monsieur, sans dot ! Certes, sa famille vaut mieux que les meilleures. Cest une famille dhonneur; mais, combien de fois le père la-t-il raconté? Quand le grand-père, le pieux, lhonnête, le noble Reb Mortché revenait, fier et heureux, dune de ses tournées de prédication ou de charité, et quil disait à la grandmère : "Ah ! ma femme, que jai eu dhonneur !" la bonne femme, en le débarrassant de sa houppelande, de sa canne et de son grand tricorne, lui montrait le poêle sans feu et la huche vide, et lui répondait
"Ah! mon mari, fais-moi donc cuire un chapeau plein dhonneur!"Le grand-père a eu beau, du temps du Sanhédrin, être délégué par ses coreligionnaires pour haranguer Cambacérès et lEmpereur, les parents du riche Calmann ne choisiront pas pour leur fils la petite fille dun si pauvre homme. Voilà ce qui rend pensive la fille aînée du bon Anselme. Frale, la cadette, est toute confite en dévotion; elle est recueillie, absorbée par la cérémonie. Quant à la plus jeune, la bonne ménagère, elle manie déjà, dune main sûre, torchon et balai, et ne pense quà bien assister sa mère, et à ne pas casser la vaisselle.
Le Khomets est définitivement noué dans
son linge. La maison est purifiée. Le remue-ménage cesse au grand
déplaisir du garçon qui va être forcé de restituer sa chandelle
et daller se coucher. Toutefois, il sagit de brûler le
Khomets. Il est certain quautrefois, au lieu de le brûler,
on pouvait le jeter à la mer. Poniatero, le père de Mayerle Hodel,
a rapporté de ses campagnes un office de Pâque en espagnol, dans
lequel on peut lire :
"Es, escombrar el leudo, arderlo
en el fuego, esparzilo al viento o echarlo a la mar."(Tiré
de lOrden de la Agada de Pesahen Hebraico y Espanol, traducido del
Hebraico y Caldeo por Senor Jacob Meldula,de Amsterdam.)
Seulement, comme la mer ne passe pas à Hochfelden, Anselme hausse les épaules aux conseils de Poniatero, et se contente de lui répondre : «Rêveries! blagues de la faculté de Bayonne ! les oies vont nu-pieds !" Poniatero est dailleurs habitué à sentendre traiter de blagueur de Bayonne. Il a beau raconter ses campagnes en Andalousie et ses victoires à Madrid, et jurer et sacrer en espagnol « Caraco et Ponieta » , - doù lui est venu, dailleurs, son surnom de Poniatero - , chacun sait que ses exploits se sont bornés à servir, à lhôpital de Bayonne, dans le modeste corps des artilleurs de la pièce humide, et que, sil a vu lennemi, ce nétait pas en face. x
Le bon Anselme ne jettera donc pas son levain à la mer, mais se contentera de le brûler sur une vulgaire pelle de cuisine, on prononçant les paroles sacramentelles : "Que tout le levain que jai en ma maison, celui que je nai pas vu, et celui qui est caché, soit brûlé et compté comme poussière de la terre ». Après cette purification, il serait peut-être bon de prendre une chope; pendant huit longues journées, chose terrible pour un gosier alsacien, on va se priver de bière, qui est Khomets au premier chef ! Quelle tentation, et comme il ferait bon daller à la brasserie, chez Meydinger ! Déjà les amis sy rendent, après avoir brûlé leurs Khomets. Kussel et Guetch y vont bras dessus, bras dessous, et dans la nuit, on devine, derrière eux, le triomphant Mayerle Hodel, aux accents de son trombone; il fait alterner les notes dune polka profane et des variations sur les hymnes et cantiques sacrés de Pâque. Non, Anselme nira pas à la brasserie.
Selmel rapportera un moss de bière dans la dernière cruche à Khomets laissée dehors, et le brave homme la boira en famille, on fumant sa pipe, avec lami Thouret et le bon vieux rabbin Eser. Pour la veille de la solennité, on permettra aux enfants de rester levés une heure plus tard ; Reb Eser leur racontera lhistoire des Trois Calenders ; sa femme leur dira lheur et malheur du prince Galant, qui avait des griffes comme un ours, et le brave homme Anselme les édifiera en leur contant la légende du petit tailleur de Prague, connue seulement de sa famille et des amis de sa famille, et que je me permets, en mémoire de mon père, de raconter ici au public.
(1) Iom-tov - "Jour bon, cest-à-dire jour de fête". Retour au texte