Charabia français.
Jamais vous n'entendrez les francophones israéliens s'exprimer ainsi. Il serait plus naturel de transcrire ainsi leur conversation :
Reste à savoir si un tel charabia, c'est encore du français. Il est certain qu'un goy (un "gentil", un non juif) de notre Hexagone n'y comprendrait goutte. Mais ce n'est pas son ignorance de la langue hébraïque qui causerait son désarroi : tous ces mots spécialisés de la vie juive n'ont vraiment de sens que pour des gens qui ont l'habitude de nos pensées et de nos pratiques. Comment voulez-vous traduire en français une notion comme celle de yayîne nésekh ? Dans ce cas, l'explication est pire que le mystère du mot hébreu, car elle est choquante pour un esprit non-averti. En fait, il est aussi vain de vouloir s'expliquer en termes succints sur les choses du judaïsme que sur le vocabulaire spécialisé de n'importe quelle science ou technique.
Il n'en reste pas moins vrai que des foules de Juifs, en France comme en Israël, parlent français dans la vie courante, et que la limite entre les termes à traduire et les mots hébraïques incorporés tels quels dans la trame de la phrase est difficile à déterminer. En Israël et dans les mouvements de jeunesse sionistes, l'emprise du vocabulaire de la société moderne s'ajoute à la terminologie religieuse kibboutz, Histadrouth, koupath-'holim etc., sont toujours employés tels quels dans les conversations. Il en va de même des noms de lieux, des grades de l'armée etc.
Tout cela est surtout valable pour la langue parlée. Mais quand on écrit sur des sujets juifs, on s'efforce de traduire les notions hébraïques en "bon français". Qu'on en juge par la plupart des articles de Tribune juive, le Guide du Fidèle à la fin du Rituel des Prières du Rabbin Joseph Bloch, le Choulkhane Aroukh abrégé du Rabbin Ernest Weill, les différents calendriers et manuels d'instruction religieuse etc. Pour ce faire, on s'inspire en général du vocabulaire chrétien, qui s'applique tant bien que mal à ce procédé. La Bible a été traduite en grec par des savants juifs dès le 3ème siècle avant notre ère (la Septante) et en latin par Jérôme, docteur de l'Église du 4ème siècle qui vécut longtemps à Bethléhem (laVulgate). Ces traductions ont contribué à la formation de nos langues modernes et sont une mine inépuisable pour le vocabulaire conjoint judéo-chrétien. Les Juifs d'Europe Occidentale et d'Amérique ont en général accepté cette manière de s'exprimer, alors que nos coreligionnaires venus de Pologne ou de Russie y sont franchement allergiques. Quand les Yeshivoth seront des "Académies talmudiques" et nos 'Hakhamim des "Docteurs de la Loi", on lira le Pentateuque à la place du 'Houmash.
Mais, comme il faut tout de même s'exprimer de manière à être compris, on ne peut pas refuser systématiquement de traduire au moins une partie des termes relatifs au judaïsme. Il est cependant impossible d'arriver à un langage homogène en cette matière, et le dosage des éléments hébraïques ou yiddich et des termes traduits ou adaptés dépend en fait de la personnalité de celui qui parle et du public auquel il s'adresse. D'ailleurs, chaque mot est en l'occurrence un cas d'espèce.
Pour nous faire une opinion sur ce sujet, faisons le tour de l'année juive du point de vue linguistique.
Calendrier franbreu.
Notre calendrier est lunaire, c'est-à-dire qu'il est fondé sur l'observation des phases de la lune. La nouvelle lune s'appelle en français "néoménie", et le treizième mois intercalaire, qui permet tous les deux ou trois ans de rattraper le cycle solaire est un "embolisme". Personne n'emploie ces termes. Le premier du mois, c'est Rosh-'H'odèsh, et l'année embolis‑mique est appelée à tort "bissextile". En hébreu, on dit shana meoubéreth, littéralement : "enceinte".
Il. est impossible d'appeler Rosh hashana "Nouvel An" ou "Jour de l'An", car ces termes évoquent une fête totalement différente de la nôtre, avec un réveillon et des étrennes que nous ne connaissons pas. D'ailleurs, les dates ne correspondent pas non plus. Quant au shofar, il ressemble bien à un cor, ou à une corne, mais sa fonction est si différente de celle de ces instruments, qu'on ne voit pas comment on peut utiliser ces mots pour le désigner. Imaginez qu'on imprime cette phrase : "Le chantre sonne de la trompe". La plupart des Juifs la trouveraient ridicule, ou même insupportable, et lui substitueraient : "Le 'hazan sonne du shofar."
Les "Dix jours de pénitence" qui séparent Rosh hashana de Yom Kipour nous préparent au "Jour du grand pardon". Cette dernière expression, familière en anglais (Atonement), est un peu trop optimiste, car nul ne peut garantir d'avance la décision divine. En effet, Kipour ne signifie pas "pardon", mais "demande de pardon" ! On éprouve aussi une certaine gêne à parler de "confessions" dans le cadre des prières juives.
Soukoth n'a pas d'équivalent en français. On trouve pourtant dans certains textes écrits "Fête des cabanes" ou "Fête des tabernacles" ; mais ces termes sont peu usités. On agite à cette occasion le loulav. Chacun des composants de cette sorte de bouquet peut être clairement désigné en français : palme, saule, myrthe, cédrat. Mais l'ensemble n'est connu que sous son nom hébreu de loulav.
'Hanouka, c'est "la Fête des lumières" ou "la Fête de la dédicace". Ces noms ne se retrouvent guère que dans la langue écrite et sent exclus des conversations familières.
Les amandiers sont en fleurs. Le printemps s'annonce de loin. Les enfants fêtent avec joie Tou bi-shevath, "le Nouvel an des arbres". Cette amusante traduction est bien de leur âge.
Par contre, nous refusons d'associer Pourim au carnaval. S'il est vrai qu'on s'amuse et se déguise dans les deux cas, les motivations sont totalement différentes. Il faut d'ailleurs trouver un moment de sérieux pour lire la meguilla ("rouleau") d'Esther.
La fête de la Pâque a donné son nom aux Pâques chrétiennes ; mais, quand il s'agit de Pessa'h, on écrit toujours "Pâque" au singulier. "Célébrer la Pâque". Les matzoth sont des pains "azymes", c'est-à-dire "sans levain". Cependant, du point de vue chimique, les "enzymes" se définissent autrement que le hametz (le levain). Heureusement, car on ne pourrait pas vivre une semaine sans diastases ! Comme l'agneau pascal n'est plus sacrifié de nos jours, en attendant la reconstruction du Temple de Jérusalem, on se contente de l'évocation des pèlerinages antiques. La principale cérémonie de la Pâque est le récit de l'Exode, de la Sortie d'Egypte, selon un livret spécial. Mais ces mots français n'évoquent que faiblement le Séder et la Haggada.
"Pentecôte" signifie "cinquante" en grec. Ce nom convient donc à la fête de Shavouoth ("Fête des semaines"), puisqu'elle est précédée de la "Supputation de l'Omer". Pendant les sept semaines de ce comput, nous avons la Fête Nationale d'Israël ("Yom haatsmaouth", "Jour de l'Indépendance"), Lag ba-omer (le 33ème jour de l'Omer) et l'anniversaire de la réunification de Jérusalem ("Yom Yirouchalayim"). La Pentecôte juive, c'est à la fois une fête agricole (on apportait au Temple les prémices de la récolte) et spirituelle (c'est l'anniversaire de la Révélation au Sinaï, les prémisses de notre foi).
L'été, malgré les vacances, c'est plutôt la mauvaise saison pour le judaïsme. Les "Trois semaines", qui séparent les deux jeûnes du 17 Tamouz et du 9 Av (ou Ab) sont très tristes. La fin de l'année, marquée par des prières de pénitence (seli'hoth), n'est pas vraiment morose, mais sérieuse. On y songe au repentir (teshouva).
Du Shabath au Samedi
Toutes ces dates du calendrier juif sont donc difficiles à caractériser en un français clair et facile à comprendre pour tout un chacun. Il en va de même pour le Shabath. "Samedi" ne convient pas, car le repos shabatique commence dès le vendredi dans l'après-midi en hiver? Nous sommes tout à fait incapables de désigner autrement qu'en hébreu le kidoush, la havdala etc. La vie et le langage ne font qu'un dans ces cérémonies typiques de la chaleur intime du foyer juif traditionnel.
Si nous dépassons le cycle des fêtes et des saisons pour envisager la vie juive tout entière, nous constatons également que les mots qui la caractérisent sont pour la plupart d'entre eux intraduisibles.
La naissance est suivie, pour les garçons, par la circoncision. Il est vrai qu'on retrouve ce terme – circoncision - sur les calendriers chrétiens à la date du premier janvier. Mais cela ne signifie pas grand chose pour eux, alors que, du point de vue juif, il s'agit d'une alliance, "berith". La circoncision en elle-même n'est qu'une simple opération chirurgicale, à laquelle beaucoup de gens soumettent leurs nouveau-nés pour des raisons médicales prophylactiques. La berith, au contraire, est une cérémonie religieuse si importante qu'on la pratique même le Shabath et les fêtes. Remarquons que le mot berith est du genre féminin, contrairement à l'usage de bien des juifs francophones. Dans le langage courant, on doit s'exprimer ainsi : "La berith du fils Simon aura lieu à la clinique Hadassa jeudi à 9 heures". Quant aux filles, elles ont droit dans certaines communautés achkénazes à une cérémonie qui porte traditionnellement un nom français : "haut-la-crèche".
Le pidione ha-ben peut être appelé sans inconvénient "rachat du premier né", à condition d'expliquer de quoi il s'agit. Par contre, il est inadmissible de parler chez nous de "première communion", comme disent certains Juifs séfarades, car le judaïsme ne connaît rien qui ressemble de près ou de loin à la réception du sacrement de l'Eucharistie. Un garçon qui atteint l'âge de treize ans est dit bar-mitsva, et une fille de douze ans est considérée comme bath-mitsva, parce qu'ils sont jugés responsables de leurs actes et doivent désormais se soumettre à toutes les règles et observances (mitsvoth) de la vie juive. Remarquons que bar- et bat-mitsva sont l'équivalent d'adjectifs et non de substantifs. On devient bar-mitsva ; il est incorrect de dire qu'on "fête sa bar-mitsva".
Le mariage juif répond à la définition de l'alliance conjugale telle que la conçoivent tous les peuples civilisés. On n'est donc pas obligé d'utiliser un terme hébreu pour le désigner dans une conversation en français. Mais les rites qui l'accompagnent sont spécifiquement juifs. La fiancée a pris la veille un bain rituel dans l'eau vive d'un miqwe. La cérémonie se déroule sous un dais nuptial ('houpa). On lit l'acte de mariage (ketouba) en araméen. Après le mariage, on dit les Sept Bénédictions (sheva berakhoth).
Lacté, gras et casher.
La vie quotidienne des familles juives se caractérise surtout par le régime alimentaire et le culte synagogal.
La nourriture doit être casher. Aucun mot français ne peut résumer toutes les précautions qu'on a prises pour éviter qu'elle ne soit teréfa, impropre à la consommation.
Le sho'heth, qui procède à l'abattage rituel du bétail, est quelquefois appelé "sacrificateur", terme ridicule, puisque le Temple de Jérusalem, où l'on offrait les bêtes sur l'autel, n'est plus qu'un lointain souvenir ou l'objet d'une attente messianique. Mais c'est dans le domaine de la cacherouth précisément que les difficultés linguistiques se font le plus cruellement sentir, car les autorités non-juives doivent souvent intervenir pour la règlementation de l'abattage et de la vente de la viande
Les discussions à ce sujet et la correspondance administrative doivent se faire en français, sans mots hébreux.
Les ménagères juives évitent soigneusement de mélanger les mets carnés aux mets lactés. Ces deux adjectifs-- "carné" et "lacté" - qui conviendraient parfaitement pour traduire fleichtig et milchtig n'ont pas été adoptés par les Juifs francophones. C'est bien dommage car "gras" et "maigre", que l'on entend quelquefois à ce sujet, sont fort inadéquats. Le beurre n'est-il pas gras ? En hébreu moderne, on dit bessari, 'halavi et stami (neutre). Il est remarquable que ce sont là des néologismes. Traditionnellement, on préférait s'exprimer à ce sujet en Yiddich: fleichtig, milchtig et parve (ou minich).
Un repas juif est encadré par la purification des mains (netilath yadayim), la bénédiction sur le pain (motsi) et la sanctification finale (benchen, mot yiddich employé plus couramment que le terme hébraïque correspondant).
À la synagogue.
Les autres prières ont lieu à la synagogue. Mais ce terme judéo-hellénistique n'est plus très vivant de nos jours. On lui préfère schuhl, plutôt que beith-knesseth, qui est ressenti comme l'hébreu moderne. Certains Israélites français disent "Temple", mais ce terme protestant ne convient pas du tout pour une synagogue.
La prière elle-même - tefila - est lue dans un sidour. Les Français emploient à tort le terme abstrait tefila dans le sens de "livre de prières". Les francophones d'Israël ne suivent pas leur exemple sur ce point. On entend plus généralement ici : "Prête-moi un sidour s'il te plaît".
Le Shabath, on lit une péricope de la Bible dans un rouleau de parchemin. Cette manière de s'exprimer est tout à fait étrangère à nos fidèles, qui disent plus naturellement : "Le Shabath, on lit la sidra (ou : parachath ha-shavoua) dans un vrai séfer. Si l'on ne dispose pas d'un séfer-torah, on se contente d'un 'houmash (Pentateuque imprimé). Cette lecture a lieu sur une estrade spéciale appelée almémor. Les fidèles sont revêtus d'un grand châle blanc (talith) muni aux quatre coins des franges réglementaires.
De nombreux Juifs portent sous leur chemise un "petit talith" appelé en hébreu "quatre-coins". "Simon, j'ai lavé ton quatre-coins ; il sera prêt demain". Ilpossible de s'exprimer ainsi : il faut employer le terme hébraïque (arba kanefoth). Le mot hébraïque lui-même a d'ailleurs été légèrement déformé sous l'influence du yiddich : il faudrait dire kenafoth. En semaine on met aussi des tefilîn. Certains auteurs traduisent à tort ce terme par "phylactères". En fait, phylaktérion, en grec, c'est un talisman ou une amulette, terme inacceptable pour un Juif. S'il doit désigner quelque chose de chez nous, ce serait plutôt la mezouza, le rouleau de parchemin inscrit qu'on fixe au linteau des portes. On sait qu'à l'origine, cette inscription a protégé les maisons des hébreu" de la dixième plaie d'Egypte.
Les études juives supérieures ont lieu soit dans le cadre intime des Yeshivoth traditionnelles soit dans les Universités. Les cours de Talmud sont quelquefois donnés en français, mais les non-initiés qui assistent par hasard à de telles leçons n'y comprennent strictement rien. De même, dans les facultés de théologie ou à l'institut d'histoire des religions, on emploie un vocabulaire tout à fait hermétique : on vous parlera du texte massorétique de la Bible, des livres deutérocaroniques : apocryphes et pseudépigraphes, de l'eau lustrale, des pollutions nocturnes etc. Le même personnage s'appelle pour les uns Rambam et pour les autres Maïmonide. Il faut donc savoir adapter son vocabulaire au milieu dans lequel on fait ses
études.
"Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement". Cet excellent proverbe ne s'applique pas au judaïsme quand on veut en parler en français. Bien des faits ou des notions qui sont parfaitement précis dans la pensée des gens sont fort difficilement exprimables dans notre langue. Par exemple, la terrible catastrophe qui s'est abattue sur les Juifs d'Europe entre 1933 et 1945, comment la nommer ? "Persécution" ne suffit pas. "La Guerre", c'est le nom de la période en question du point de vue de l'Histoire générale, dont les souffrances des Juifs sont un chapitre très particulier. Elie Wiesel a suggéré l'idée de "l'Holocauste", mais, au fond, c'est une métaphore. Aujourd'hui, il semble que le terme hébraïque Shoah (castastrophe) fasse l'objet d'un consensus.
Noir ou Ortho ?
Quand vous vous adressez à un "bon juif", sincèrement attaché à la foi de ses pères, féru de Bible et de Talmud, scrupuleux dans l'application des "observances" tant du point de vue cultuel que moral, comment allez-vous le caractériser ? Pieux ? Orthodoxe ? Religieux ? Tous ces termes sont bien mièvres et ne s'appliquent pas exactement à la réalité. Et comment nommer les "ultras", ou les "libéraux" sans vexer les gens et sans prendre parti dans les querelles communautaires ? En Israël, nous avons le néologisme dati, qui lui non plus ne fait pas l'affaire, car il est impossible de définir objectivement son aire d'application.
Chacun vit son judaïsme, à sa manière et se recommande de telle ou telle école de pensée. Pourtant, ce n'est pas l'anarchie. Tout le monde perçoit clairement ce qui appartient au patrimoine authentique du judaïsme. Mais pour en parler à bon escient, le recours au dictionnaire est décevant. Fixés, catalogués, les mots du judaïsme sont lettre morte. Pour y comprendre quelque chose, il faut vivre avec ce peuple, s'adapter à son dynamisme propre et se recueillir dans l'intimité des "tentes de Jacob."