Mesdames, Messieurs !
Les peuples heureux, on le sait, n'ont pas d'histoire, mais le peuple juif ne compta jamais parmi les peuples heureux, aussi a-t-il une histoire longuement douloureuse. Pourtant il n'y a presque point de nation, de société religieuse dont le passé ait été autant dénaturé par des jugements erronés et enveloppés de fables et de légendes. Nous sommes malheureusement en partie coupables de ce facheux sort. Il y a quelques dizaines d'années à peine, que nous avons commencé a étudier, avec une méthode scientifique, la vie et les actes de nos ancêtres dans les différents pays des diverses parties du monde. Nos prédécesseurs avaient assez des misères et des souffrances de leurs temps et on comprend facilement qu'ils n'aient point désiré connaître les malheurs passés.
Mais ce qui est vrai des juifs, en général, l'est plus particulièrement des juifs d'Alsace. En ce pays, des relations politiques troublées, des différences de langue s'ajoutaient pour rendre difficile et empêcher la réussite des recherches intéressant l'histoire et la littérature juive. Aussi devons-nous d'autant plus nous réjouir qu'aujourd'hui sous ce rapport il ait été fait un vigoureux progrès. Nous possédons, depuis à peu près un an, une société dont le but est d'étudier et de faire connaître l'histoire des juifs d'Alsace-Lorraine et de rassembler et de conserver les archives et les monuments concernant les juifs. L'utilité et l'opportunité d'une telle société sont si évidentes que nous n'avons pas besoin d'en parler. L'histoire des juifs d'Alsace est une partie de l'histoire générale des juifs ainsi que de l'histoire de notre province. Et de même qu'un astronome doit pour connaître le cours exact d'une comète déterminer le plus grand nombre possible de points de sa parabole, ainsi l'historien doit étudier tous les évènements du passé pour, s'en former une image totale, intégrale. Comment en outre, pourrions-nous honorer nos ancêtres, d'un hommage plus éclatant, que par l'examen impartial et consciencieux de leur destinée et de leur vie, l'étude de leurs souffrances et de leurs combats pour le droit, la justice, la lumière et la vérité ? Et quel moyen serait plus convenable pour ramener au judaïsme nos coreligionnaires égarés par indifférence on tiédeur que le souvenir de ces souffrances et de ces combats communs ? Ce furent ces considérations qui nous engagèrent à entreprendre ce travail et je crois de mon devoir d'indiquer que nous devons remercier, en toute première ligne, notre très honoré président, M. Charles Lévy, de Colmar, grâce à qui notre société a pu se former et obtenir des résultats déjà si satisfaisants. Ma reconnaissance va à M. le grand rabbin pour sa bienveillante invitation et sa prévenance aimable ainsi qu'au respecté président de la loge Unitas, puisque par eux il m'est permis de retenir quelques instants votre précieuse attention pour l'exposé de l'histoire de Cerf Berr et de son époque.
Cerf Berr, dont le nom propre était Cerf ou Hirtz, fils de Berr, naquit l'an 1726 à Medelsheim, village de quelques 500 habitants près de Zweibrucken dans le Palatinat, qui, de 1682 à 1814, appartint à la France. Il y devait avoir une très forte communauté juive, mais en tout cas nous n'en connaissons rien encore. Nous ne savons également rien de précis sur la jeunesse de Cerf Berr. Il paraît avoir vécu jusqu'à sa trentième année à Medelsheim : c'est pourquoi il ajoute toujours à son nom Cerf Berr, dans les écrits hébreux, la dénomination de Hirtz Medelsheim. Vraisemblablement c'est en ce village qu'il épousa Julie Abraham, sa première femme ; en 1783 il se maria en secondes noces avec Anna Ratisbonne, veuve de Süssmann Brill de Furth. De ses nombreux descendants la plupart vivent en France et comptent parmi les familles les plus considérées ; mentionnons seulement les Fould, Valabrègue, Sée, Halphen. Un exposé généalogique avec notice biographique a paru en 1902, composé par un arrière petit-fils de Cerf Berr, le commandant de cavalerie Roger Levylier de Paris.
Le père de Cerf Berr était déjà sans aucun doute un personnage important et très fortuné, et par cette hypothèse nous comprenons la. confiance dont l'honorèrent, bien que jeune homme, diverses notabilités, tel le landgrave de Hesse-Darmstadt, le duc de Zweibrück, le prince de Nassau, dont il fut le conseiller et l'homme d'affaires. En ces fonctions il devint bien connu des autorités françaises.
En 1756 éclata la guerre entre la France et l'Angleterre au sujet des possessions de l'Amérique du Nord et des Indes. Tandis que la Prusse prenait parti pour l'Angleterre, la France accédant aux voeux de l'Autriche, contractait avec ce pays une alliance qui mettait fin à une rivalité vieille de plus de 250 ans. La France ouvrait alors une politique toute nouvelle en Allemagne; par son alliance avec l'Autriche et les petits états germaniques elle cherchait l'écrasement du prussien protestant ; le prix de la victoire devait être la cession de la Belgique.
L'homme qui mena à bien l'alliance franco-autrichienne fut l'ambassadeur français à Vienne, le duc de Choiseul, plus tard ministre et nous verrons qu'il était justement un ami et un protecteur de Cerf Berr. Nous pouvons donc admettre avec certitude que les relations de ces deux hommes furent causées par l'intérêt actif de Cerf Berr pour les princes allemands et que, par l'ordre de Choiseul, la fourniture de l'armée française lui fut confiée pendant la durée de la guerre.
Il transporta alors sa demeure de Medelsheim à Bischheim près de Strasbourg, et comme la place d'un des trois préposés juifs était vacante par la mort de Moïse Blin de Rosheim, Cerf Berr fut investi de ces fonctions. Il sut justifier de merveilleuse façon la confiance du gouvernement français, de sorte qu'après la guerre, en l'an 1763 l'approvisionnement du régiment de cavalerie de Strasbourg lui fut aussi confié.
Louis XIV prit sous sa protection les Juifs d'Alsace par les lettres patentes du 25 septembre 1657, leur confirma les droits accordés par les empereurs allemands et leur concéda les mêmes privilèges qu'aux juifs de Metz qui, 100 ans auparavant, par la prise de cette ville étaient devenus français.
Lorsque le reste de l'Alsace passa plus tard sous la domination française, il y eut entre les juifs dénommés de l'ancienne domination et ceux de la nouvelle domination une telle distinction que les premiers avec l'impôt de protection de 10 florins 1/2 ou 21 livres dû au roi, n'eurent à payer qu'un droit de séjour de 17 livres par famille au seigneur du lieu. Mais les juifs de la nouvelle domination, en outre de la taxe du droit de séjour, durent acquitter un droit de réception d'une valeur de 36 livres. Seuls les vieillards au-dessus de 70 ans, les rabbins, les ministres-officiants, les instituteurs étaient exempts de ces charges, parce qu'ils changeaient fréquemment de domicile.
Malgré ces impôts, auxquels s'ajoutèrent en 1747,1es charges communales, les juifs ne faisaient point partie de la cité ou de la commune. Ils formaient, comme par devant, une caste fermée, la nation juive, ou juiverie, ainsi que les dénomment les archives. Les contributions leur donnaient droit d'établissement pour eux, leurs femmes et leurs enfants célibataires, mais, quant au reste, ils étaient entièrement considérés comme des étrangers. A chaque fois qu'un juif s'éloignait du territoire de son lieu de séjour et entrait en une autre seigneurie, il devait payer un nouvel impôt ou péage corporel appelé capitation.
Néanmoins les juifs n'étaient pas traités de même façon dans toutes les seigneuries. Ils devaient payer en maints endroits une taxe déterminée pour la vente de la viande abattue suivant le rite, pour le colportage, pour le commerce de fer, pour l'eau, pour le droit de pâture et autres. Dans le district de Strasbourg et dans la plupart des autres lieux, ils ne pouvaient acquérir d'immeubles. Voulaient-ils acheter une maison pour leur propre usage ils devaient avoir une permission spéciale. Les terres qui leur étaient échues par dette devaient être vendues dans le cours de l'année sous peine d'être mises aux enchères. Ils ne pouvaient prendre des hypothèques sur des chrétiens.
En l'année 1767 l'Alsace était parcourue par de nombreuses bandes de brigands, qui rendaient dans le pays la vie incertaine et précaire. A Winzenheim en Basse-Alsace, une troupe de quelques 40 hommes détruisit la maison d'un juif, le maltraita lui et sa femme et tirèrent sur les habitants qui les voulaient arrêter. A la même époque à Bischheim étaient venus de nombreux individus inconnus qui s'étaient informés de la demeure de Cerf Berr, vraisemblablement dans l'intention de la piller à l'occasion.
Cet événement amena Cerf Berr à solliciter, le 5 août
1767, du magistrat de Strasbourg la permission de louer pour l'hiver une maison
bourgeoise dans la ville et le droit d'y demeurer avec sa famille. Cette demande
fut nettement repoussée. Il ne lui servit en rien de se réclamer
de ses fonctions de fournisseur de la garnison de Strasbourg, de la condition
de dépositaire de fortes sommes d'argent du roi, qu'il demeurait à
l'extrémité du village où tout secours était difficile
et où il pouvait craindre pour sa vie. Même sa promesse de se soumettre
aux statuts et règlements de la ville demeura sans effet, le magistrat
se raidit en ses privilèges contre les juifs et déclara notamment
que la qualité de Cerf. Berr commue préposé des juifs d'Alsace
pourrait attirer dans la ville une foule de mendiants qui accroîtraient
les vols.
Cerf Berr se tourna vers son ami, le duc de Choiseul ministre des affaires étrangères,
qui prit en main l'affaire et par son énergique action força le
consentement du magistrat. Dans ses lettres du 24 décembre 1767 et du
22 janvier 1768 adressées au magistrat, il fait ressortir que le droit
de résidence temporaire en la ville avait été déjà
accordé bien longtemps auparavant à quelques juifs qui avaient
bien mérité de l'Etat qu'en le cas présent l'humanité
le réclamait et, qu'en dernier lieu, le magistrat avait le droit et la
puissance en tout temps d'empêcher les abus.
Ainsi vint à Strasbourg, au commencement de l'an 1768, Cerf Berr avec sa famille et ses serviteurs, pas moins de soixante personnes, après qu'il se fut engagé à vendre au boucher et non à des particuliers la viande des animaux abattus pour son usage et dont il n'avait pas besoin, à payer les droits d'octroi pour tous ses vivres, à n'établir aucun bureau d'affaires en la ville, à n'héberger aucun juif, à ne prendre aucun objet en gage et à n'élever aucune synagogue. Quand Cerf Berr éprouvait le besoin de prier, il devait aller à Bischheim.
En une lettre, qui se trouve aux archives de Strasbourg, Cerf Berr exprime
sa colère pour un si dur traitement au baron d'Antigny. Cette lettre
est si caractéristique pour l'envoyeur et si intéressante par
son contenu sur les magistrats, que je ne puis refuser de vous en faire connaître
la teneur : A Monsieur le Baron d'Antigny.
Strasbourg ce 5 juin 1771.
J'ay eu l'honneur de vous escrire il y a quelques mois de Mayence et vous ayant
fait part de toutes les difficultés et embarras que j'ay eu pour la sortie
des grains, enfin, force d'argent et peines j'en suis parvenu, ce qui est pour
ainsy dire un miracle, par la misère et cherté qui roulle en Allemagne,
en conséquence j'ay remis les grains en grenier de la ville que je m'étais
engagé à vous fournir, mais bien avant l'arrivée de ce
grain il étoit convenu qu'il ne vallait rien, car il y a plus de 4 mois
que Mr. Avarie m'avait écrit à Mayence que des chefs des magistrats
luy ont dit que les grains ne valloient rien et qu'il fallait les cribler et
netoyer; avant l'arrivée de ce grain on m'a menacé à me
Faire signifier des actes que si je n'allois pas fournir sur 8 jours que l'on
achèteroit sur mon compte.
Les grains arrivés il a bien fallu qu'ils ne vallent rien, puisqu'il
étoit taxé ainsy avant de savoir d'où il venoit ; de sorte
on a exigé de les faire cribler, passer par tout où il sera possible.
J'étois encore en Allemagne, j'ay mandé à mon commis que
je laisserai la foi au magistrat de me faire reprendre les grains ou de les
faire tripler, ce qui a été fait aussi, et j'aurais été
comptant (!) de tout, quoique je perds plus que 4000 l. sur cette fourniture,
si l'on ne m'aura pas fait reprendre hier 125 sacs, qui étoit reçu
dès le commencement et bien propres. Je les ay pris, et en consequence
je ne fournis que 842 sacs, les 125 s. et les déchus que j'ai été
sur le point, auroient fait les 1000 s. complets, quoique je pourray bien completter
ce qui manque aux 1000 sacs, je vous seray très-obligé Monsieur
de voulloir bien me pardonner a ne plus en fournir, si j'aurais su dans le tems
que je vous ay promis ces grains, que je devrois avoir à faire à
d'autres qu'à vous, Monsieur, vous m'auriés promis 2 Louis d'or
pour le sac je ne m'auray pas engagé.
Mais pour récompense du service que je crois avoir rendu à la
ville, lorsque je vous ay promis ces grains, et les renseignements que j'avais
pris de toutes côtées à mes frais, dont vous m'aviez chargé,
et des peines que j'ay depuis 7 mois pour avoir procuré des grains de
l'Etranger, où ils meurent de faim, pour la province où ils sont
actuellement à bon marché, on a projeté, avant mon arrivée,
de me faire des difficultés sur la maison que j'occupe, si elle m'appartient
ou non, et pour comble des graces je dois sortir de la ville pour demeurer pendant
l'été à Bischem, puisque la permission que j'avois obtenue
n'étoit que pour l'hyver. Si ce projet serait exécuté combien
de frais est-ce-que cela m'occasionnerait d'aller porter mes bureaux à
Bischem ainsy que du reste, et combien est-ce que je serai deshonoré
dans le public, qui dirait que j'ai fait tout le mal. D'après les bontés
que je scais depuis longtemps que vous voulez bien avoir pour moi et de votre
équité ordinaire, je suis persuadé que vous n'aprouverez
aucune de ces démarches, et en conséquence je vous supplie Monsieur
de me dire comment je dois me guider dans cette affaire. Si vous permettez,
Monsieur, j'enverrai un Mémoire au ministre pour obtenir une nouvelle
lettre de recommandation à la ville pour me laisser tranquil.
Voudriez vous aussi, Monsieur, avoir la bonté de donner des ordres pour
que le prix des grains que j'ay fournis m'en soit payé, car il y a plus
que 6 mois que j'ay fait l'avance pour ces grains.
Je suis avec respect, Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Cerf
Berr (הירץ מעדלסהיים)
Cette démarche auprès du ministre était, en réalité, nécessaire, et elle fut faite avec tout le succès désiré, car le 5 novembre 1771 le marquis de Monteynard écrit au prvôt de Strasbourg que le juif Cerf Berr a obtenu la permission d'habiter la ville pendant l'hiver, mais que sa présence y est nécessaire en été, que le roi ne croit pas que la différence de saison puisse en cette question être prise en considération et désire que Cerf Berr demeure toute l'année à Strasbourg. Le maréchal de Contades fit part, le 12 novembre, du contenu de cette lettre au magistrat et celui-ci dut faire bonne mine contre un si méchant tour.
Il écrit, le 20 novembre, que jamais il n'a pensé à importuner Cerf Berr, bien que celui-ci eût promis de séjourner en la ville pendant l'hiver seulement ; pourtant il espère que, malgré cette exception, aucune dérogation ne sera portée aux vieux privilège: de la ville à l'égard des juifs ; que Cerf Berr peut demeurer dans la ville aussi longtemps qu'il reste au service du roi et qu'il doit se soumettre, après comme par devant, à tous les régiments de police.
Cerf Berr, par les nombreux services qu'il avait rendus à l'Etat, par son honorabilité, fut également auprès du nouveau roi en grande faveur et il sut tirer profit de cette circonstance. Déjà au commencement de 1775 il envoyait au roi un mémoire qui nous fait connaître avec clarté sa conscience et son courage : "Depuis de nombreuses années, j'ai été chargé de la fourniture de la garnison et de la ville et la dernière guerre et la disette de 1770)1771 m'ont donné occasion de montrer, par de nombreux exemples, le zèle dont je suis animé pour le bien de ma patrie. Pourtant je ne puis jouir, bien que né en France, de tous les avantages des autres sujets du roi. A cela s'ajoute une nombreuse famille qui ne désire rien avec plus d'envie que demeurer dans le pays et de s'y rendre utile. Mon cœur est affligé quand je pense qu'un jour je laisserai les miens sans aide et sans soutien puisque je ne puis me créer un chez-moi pour les recevoir. J'ai déjà eu le bonheur d'être jugé digne de la protection royale, aussi j'espère que Sa Majesté étendra son intérêt à mes enfants et je la prie de m'accorder la permission d'acquérir des immeubles en France et de les pouvoir laisser à mes descendants".
Ces mots ne manquèrent point leur effet et Cerf Berr reçut en mars de la même année les lettres-patentes désirées qui lui donnaient les mêmes droits qu'aux autres sujets du roi. L'image que, pour cette réunion, l'administration de l'hospice Eliza a aimablement mise à notre disposition, nous montre Cerf Berr en vêtement de cour tenant en sa main cette charte précieuse, son regard s'y repose avec joie, car il en sait la grande importance.
Lorsque, quelque temps après, ses deux filles épousèrent les frères Alexandre et Wolf Lévy, il obtint pour eux du magistrat de Strasbourg la permission de se pouvoir établir en la ville.
Les fonctions de syndic lui offrirent la meilleure occasion d'agir et, en fait, les procès verbaux des assemblées communales qu'il fit réunir, nous montrent qu'il s'était efforcé avec l'énergie la plus extrême d'influer pour la disparation des vices et des abus. Un jour même il laissa emprisonner un juif imposteur, ce qui lui attira des poursuites judiciaires pour transgression de pouvoirs. Il acheta des terrains et des manufactures, uniquement dans le but d'accoutumer les juifs au travail producteur et d'enlever à leurs adversaires tout prétexte d'aversion. Il fit, en outre, construire des écoles et imprimer les écrits des savants juifs.
Mais Cerf Berr devait bientôt apprendre que les réformes radicales dans les circonstances présentes ne pouvaient réussir ainsi que l'amélioration de la condition des juifs alsaciens, car l'homme le plus bon ne peut vivre en paix s'il déplaît à son mauvais voisin, et les juifs avaient alors en Alsace beaucoup, beaucoup trop de méchants voisins. Exclus de l'agriculture, des métiers manuels, de l'industrie, il ne leur restait que le colportage et le prêt d'argent. Plusieurs années consécutives de disette et la débâcle financière du pays avaient rendu la majeure partie des paysans alsaciens débiteurs des juifs. Les sommes étaient en vérité minimes mais elles suffisaient à rendre les créanciers plus haïs qu'ils n'avaient jusqu'alors été. Et comme la plus petite étincelle suffit à embraser de belles flammes le grenier, ici la scélératesse d'un seul homme aurait amené la destruction presque totale des juifs en Alsace.
Cette violation incessante du. droit ne pouvait, ainsi qu'il va de soi, demeurer toujours cachée. Le conseil souverain de Colmar eut des soupçons, car de toutes parts venaient des avertissements sur le juge criminel. Hell comprit qu'il serait facile aux juifs de rejeter sur lui la faute et il conçut le plan de les détruire tous sans exception. Il savait que toute la fortune des juifs résidait en billet qu'ils possédaient de leurs débiteurs chrétiens et c'est pourquoi il engagea ces derniers, en leur laissant entrevoir l'impunité, à se fabriquer des quittances où à s'en faire faire au nom de leurs créanciers.
Bientôt tout le Sundgau fut inondé de fausses quittances, et les
juifs consternés ne virent plus dans les billets, qui avaient fait leurs
richesses, que la cause de leur perte et de la conspiration de leurs ennemis.
Ils savaient fort bien de qui venait ce, coup criminel, mais ils étaient
impuissants contre l'auteur qui se riait d'eux, et attendait le moment de leur
donner le coup mortel.
Il composa un ouvrage anonyme intitulé Observation d'un Alsacien
sur l'affaire présente des juifs d'Alsace dans lequel il rassembla
toutes les accusations mensongères qui depuis les temps les plus anciens
avaient été élevées contre les juifs et blama le
roi de leur avoir accordé sa protection. Il reconnut le méfait
dans l'affaire des fausses quittances, mais il l'interpréta comme un
décret de Dieu, duquel seul dépend la punition et, signe expressif
du temps, il trouva des partisans non seulement dans le peuple mais parmi les
lettrés et les jurisconsultes. Un bouillonnement terrible anima les consciences
; presque chaque jour les juifs étaient maltraités et le bruit
courut qu'on les devait, certain sabbat, tous égorger dans leurs synagogues.
Mais le gouvernement rétablit vigoureusement les affaires. Sur l'ordre du roi, Hell fut arrêté et chassé du pays et le Conseil souverain qui, jusqu'alors, n'était rien moins qu'animé d'un bon esprit pour les juifs, se décida à agir avec la dernière sévérité contre les faussaires.
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