Un voyage d'études (suite et fin)


Berditchev

De cette ardeur commune vers un avenir plus heureux par un retour au passé géographique et religieux, Berditchev est le foyer. C'est de cette ville qu'on dit là-bas en plaisantant, que pour ses habitants le monde se réduit volontiers en une formule de trois mots : "Europa – Berditchev – Palestina". Berditchev est en effet une grande ville juive, presque absolument juive, "la Ville Juive". Elle a 60.000 habitants, dont 55.000 environ sont juifs.

Le quartier juif de Berditchev au début du 20eme siècle
Et pour qui n'a pas perdu complètement le souvenir des traditions, c'est une impression où se mêle à la curiosité amusée un peu d'émotion, que l'arrivée dans Berditchev un samedi, à l'heure où, par les portes des synagogues qui s'entr'ouvrent aux premiers partants, s'échappe le murmure rythmé des prières finales ; les rues sont silencieuses comme celles de nos villes le dimanche, les magasins juifs percés dans le soubassement de la cathédrale orthodoxe sont clos, sur les côtés du marché qui s'étale en trapèze, vide et morne, les lourdes portes en fer des boutiques sont hermétiquement cadenassées, et, à la fin de l'après-midi, "de cinq à sept", le long d'un cours planté de maigres arbres qui suit par le milieu la chaussée principale de la ville, toutes les petites juives se promènent, un peu gauchement endimanchées.

Dans ce milieu la lettre d'introduction d'un sioniste de marque est comme un mot de ralliement qui met à votre disposition hommes et renseignements : on ouvre la lettre, on la parcourt, on y voit les mots : "Juif Français, Zadoc-Kahn... Docteur Marmorek... Docteur Lippe..." et, avec une complaisance d'autant plus grande que cette situation même est une explication et une illustration de leur théorie, ils vous font les honneurs de leur misère.

La ville est surtout un marché de commission, où vivent à l'aise quelques maisons bien agencées pour ce genre d'affaires. Mais elle est insuffisamment industrielle pour le nombre de ses habitants. Une quarantaine de tanneries, dix ou douze usines de produits chimiques ne peuvent employer toute la population ouvrière. Cinq ou six seulement sont des maisons chrétiennes : partout les ouvriers sont juifs, surtout chez les patrons chrétiens : les patrons juifs craignent un peu le caractère moins discipliné de leurs coreligionnaires. Quelques entreprises de couture, de modes, de mercerie permettent aux femmes de gagner huit ou dix roubles par mois. On me dit même que les trois-quarts du salaire passent en frais de toilette ; les samedis de Berditchev  sont pernicieux !...

Mais la misère est réelle et profonde. Sur les 55.000 juifs de Berditchev, 25.000 environ, sont dans une situation difficile, autant dire dans l'indigence. Une petite fille conduite pour la première fois à l'école ignorait ce que c'était que du sucre, elle n'en avait jamais vu ! Ils s'entassent cinq ou six dans des chambres souterraines dont les loyers coûtent environ quarante roubles par an ...

Évidemment cette population n'est pas contente de son sort, - et l'Administration n'est pas contente d'elle. Elle l'écrase sous l'accusation de socialisme, une "tarte à la crème" doublement commode pour elle, parce qu'elle y trouve le moyen de compromettre également les juifs et le socialisme, les juifs comme socialistes, les socialistes comme alliés des juifs. Pourtant il n'y a dans cette "accusation" qu'une part de vérité. A Berditchev  il y a trop de petites boutiques, et pas assez de grandes usines, c'est une ville trop perdue dans l'intérieur, trop éloignée des grands courants d'instruction et d'agitation pour qu'on puisse attribuer à la population des théories et des principes socialistes comme à d'autres agglomérations manufacturières plus cultivées et plus voisines de l'Europe.

Si des livres hébreux se dégage un souffle de justice et d'humanité, on ne peut pas dire cependant que le pauvre corroyeur qui, le samedi après-midi, dans le clair-obscur de son sous-sol, en fait chantonner les litanies à son fils, soit un disciple dangereux de Karl Marx et de Lassalle. Mais à des autorités toujours en éveil ce vague humanitarisme, ce désir du mieux, ce "mécontentisme" est un pré- texte suffisant à suspicions, à vexations, et, au besoin, à massacres.

Pas plus que leur socialisme, leur judaïsme n'est absolu, ni sous sa forme religieuse, ni sous sa forme politique. Au premier point de vue, il est piquant d'observer que, dans cette "Mecque" juive elle-même, l'influence des "situations sociales" s'exerce, ironique et dissolvante, sur les choses de la tradition. On m'avoue que les plus malheureux sont les plus pieux, que les bourgeois aisés sont volontiers négligents : j'en ai même vus, que des liens officiels attachent cependant à la communauté, et qui étonnent par la désinvolture de leur indifférence. La "petite ville"  est chose universelle, et que ne ferait-on pas ici comme ailleurs pour un sourire du gouverneur, pour un salut du Président du Tribunal? Au point de vue national-juif, les misérables qui d'un œil curieux et timide suivaient nos allées et venues ne s'inquiétaient pas de savoir si nous étions sionistes : quand on les avait bien convaincus que nous n'étions pas des inspecteurs de la salubrité envoyés pour supprimer leurs bicoques, rassurés enfin, ils posaient à nos compagnons une autre question, toujours la même : « Ce sont des délégués de l'ICA ?..." (6) Vraiment la Palestine les attire moins que l'émigration.

Mais, en dehors de toutes les différences d'idées et d'âmes, qui sont sans doute la vie même, au-dessus des questions d'existence matérielle et des rivalités sociales, un sentiment s'affirme et vibre avec une grande intensité chez le prolétaire et chez le bourgeois, c'est que la dignité intellectuelle et morale est le tout de la vie, (dans leur "sionisme" entre une grande part de reconnaissance pour les créations d'écoles qu'ils doivent à la caisse du parti), - c'est qu'ici ils ne sont rien moralement, qu'ils n'ont pas de droits, qu'on ne les traite ni ne les considère en hommes : et pour eux toutes les autres misères ne sont rien auprès de celle-là.


Kiev

Après Berditchev, la ville juive, il faut voir Kiev, la ville orthodoxe. Ici les juifs ne sont plus "chez eux", si l'on peut ainsi dire : quoiqu'ils soient encore géographiquement sur leur territoire, Kiev, à cause de son caractère de ville sainte, constitue une enclave où les juifs ne sont pas plus libres que hors du Territoire, c'est-à-dire qu'ils n'y peuvent vivre que s'ils sont diplômés des universités, négociants de première ghilde, ou artisans. Et comme il y a beaucoup de juifs à Kiev, précisément parce que la ville n'est qu'une enclave administrative au milieu d'une région généralement ouverte aux juifs.

Comme la bourgeoisie juive de Kiev compte beaucoup de vieux "Kiévois" depuis longtemps "assimilés",  on peut observer ici d'une façon particulièrement saisissante, les difficultés imposées par l'Administration à la coexistence de l'élément juif et de l'élément chrétien, les vexations, l'insécurité, les perpétuelles disputes qui s'agitent autour des règlements de police. Oukases de l'empereur, arrêtés des ministres et des gouverneurs, décisions des conseils de gouvernement, jugements du sénat, toutes les mesures ayant pour objet la situation des juifs sont réunies dans un code spécial, livre ridiculement compact qu'il faut avoir sans cesse à portée de la main pour se convaincre qu'en cas de conflit la police peut toujours invoquer un précédent qui lui donne raison. Aussi bien est-ce une connaissance qu'on retrouve, car ce formulaire traîne à Paris sur les bureaux de l'Ambassade et c'est là que l'attaché va chercher la mention exacte qu'il convient d'inscrire sur le passeport du "citoyen français israélite" en instance de visa...

La synagogue Brodsky à Kiev
Tel d'entre eux nous conte sa vocation contrariée, sa carrière brisée, dès le début : il était né, dit-il, dans des temps meilleurs, à l'époque où les juifs pouvaient fréquenter le gymnase sans qu'il fût question de pourcentage. Mais quand il voulut suivre les cours de l'Université, il n'y put entrer que par la porte légèrement entrebâillée de la proportionnalité, proportionnalité d'autant plus odieuse qu'elle est arbitraire et variable d'année en année au gré du ministre. Reçu avocat, il ne peut exercer, parce que juif : le juif ne peut être que stagiaire, et s'offrir ensuite l'honneur d'un titre inutile : il est avocat et ne peut pas plaider, sauf devant la justice criminelle, ce qui est le droit de n'importe quel sujet russe, les défenses au civil étant seules réservées aux avocats.

L'oukase d'interdiction est de 1889, et il a été appliqué depuis de la façon la plus rigoureuse. On n'y a fait qu'une exception : un vieux "conseiller privé", obligé de quitter la ville où il remplissait ses fonctions, pour suivre à Pétersbourg son fils qui voulait faire ses études artistiques dans la capitale, donna sa démission et obtint l'autorisation d'exercer comme avocat. On cite le cas d'un vieil avocat d'Odessa qui, devenu aveugle, profita du passage du ministre dans la ville et lui demanda pour son fils l'autorisation de prendre la suite de ses affaires, elle lui fut refusée; - et celui d'un jeune kiévois qui, reçu avocat, se vit également refuser l'autorisation d'exercer quoique son père fût un vieux kiévois de vieille famille russe, avocat lui-même, et même ancien fonctionnaire de la chancellerie du gouverneur de Kiev : le procureur de la cour d'appel en parla personnellement au ministre qui ne voulut rien entendre, toujours pour ne pas faire d'exception.

On se demande, quand on s'est entretenu avec les gens de Kiev, pourquoi, devant certaines exagérations occidentales du formalisme bureaucratique, nous parlons de chinoiseries et de byzantinisme : la Russie est plus près!
Hélas ! ses fantaisies sont moins risibles qu'odieuses.

Deux affaires sont ici dans toutes les mémoires, reviennent dans toutes les conversations. D'abord celle des artisans : 2.000 juifs, qui vivaient à Kiev depuis une dizaine d'années, ont été mis en demeure de partir dans les quinze jours : on venait de découvrir que leurs passeports, déposés à la mairie, portaient le mot ouvriers (rabotchi) au lieu d'artisans (remeslinik) : or, comme "ouvriers",  ils ne peuvent pas, mais, comme "artisans", ils peuvent vivre à Kiev. La différence n'est pas toujours facile à établir, et les gens sont à plaindre dont l'existence dépend de l'interprétation de mots si voisins par une autorité si partiale !...

Puis l'affaire des vendeuses de lait. Les vendeuses des marchés n'appartenant ni à la catégorie des négociants de première ghilde, ni à celle des diplômés, les marchés de Kiev sont interdits aux juives en général : n'ont le droit d'y vendre que les femmes d'artisans qui vendent les produits de leur travail. Or, des marchandes de lait juives furent un jour poursuivies : le lait ne pouvait passer pour un produit de leur travail ! On jugea comme on put : furent acquittées celles quii vendaient le lait de leurs propres vaches, condamnées à l'interdiction de séjour à Kiev et à la confiscation celles qui vendaient le lait des vaches d'autrui. On raconte même que le lendemain du jugement, l'avocat de ces malheureuses, rencontrant le vice-gouverneur, lui fît remarquer que la condamnation allait amener la dislocation des familles, les maris, artisans à Kiev, se trouvant obligés de rester, et leurs femmes de partir puisqu'elles n'étaient pas propriétaires des vaches ! Le vice-gouverneur ne contesta point, sourit, mais n'osa pas s'apitoyer. Le gouverneur sut même faire dire à l'avocat qu'il avait été désagréablement surpris de le voir plaider une telle cause. Et les Novosti, qui avaient défendu les femmes poursuivies, dans un article intitulé : "Pour un pot au lait", reçurent un blâme.

La police, ici, est merveilleusement en éveil. Pendant la nuit, elle organise des chasses aux juifs, pour voir si tous ceux qui sont là ont bien le droit d'y être, si les familles juives tolérées ne cachent pas chez elles quelque juif de contrebande, et parfois le matin on peut voir les agents de la police traîner leur rafle à la mairie. Naguère encore un juif des environs, qui venait à Kiev pour affaires et comptait y passer une journée entre deux bateaux, fut cueilli au débarcadère, mis en prison, puis réexpédié. L'affaire fit même quelque bruit : le journal de Kiev - le Kievlainin - qui pourtant est plutôt antisémite, rapporta l'aventure,
s'indigna, fit allusion aux "bakchich", disant que cet homme n'avait sans doute pas su en user; le rédacteur de l'article, ancien professeur à Kiev, personnage riche et influent, fut convoqué chez le gouverneur, mais répondit à la menace qu'il valait mieux ne pas commencer de poursuites contre lui : sans quoi il apporterait les preuves.

Dans un milieu si constamment troublé par les vexations policières, l'annonce des événements de Kichinev devait produire un trouble profond. Les premières nouvelles ne parvinrent qu'au bout de huit jours, par la voie privée, - lettres, télégrammes, conversations rapportées. Ce fut immédiatement la panique. Beaucoup de ceux qui en avaient les moyens se réfugièrent dans les hôtels, où ils prirent logement et pension : là, du moins, ils seraient à l'abri : les hôtels sont éclectiques, et on ne se risque pas à y massacrer des chrétiens. Quelques-uns se jetèrent à la gare, décidés à voyager, s'il le fallait, aller et retour, dans tous les sens, jour et nuit : dans le train on ne leur demandera pas de passeport. Mais la foule, qui ne peut pas se sauver par des moyens coûteux, se précipitait vers l'embarcadère du Dnieper : cinq à six mille personnes envahissaient les pontons de départ sans savoir où elles voulaient aller, et sans écouter le préfet de police qui, caracolant, cherchait à les calmer : "Vos assurances ne nous suffisent pas ! nous nous souvenons de 1881 ! Une maison juive fut pillée en face même de la mairie !" Il fallut une dizaine de jours avant que l'apaisement se fît.

Malgré ces procès et ces brutalités, cette insécurité de tous les instants, cette malveillance décourageante de l'Administration, les rapports entre "juifs" et "russes" ne sont pas habituellement mauvais. Dans d'autres villes on pourrait sans doute jouer sur les mots et soutenir que les relations ne sauraient être mauvaises où il n'y a pas de relations du tout. Ce ne serait pas ici tout à fait exact ; et puis, si elles étaient vraiment et continûment mauvaises, croit-on qu'étant connues les dispositions de l'autorité, les "accidents" ne seraient pas plus fréquents ? Par le seul fait que les juifs de Kiev, triés sur le volet administratif, constituent une sorte d'aristocratie, et ne sont pas les juifs de partout, peut-être est-on mieux disposé dans l'autre camp à leur rendre justice. On fait remarquer l'attitude du Kievlamin, qui n'est certes pas favorable aux juifs, mais, se plaçant nettement sur le terrain des règlements, prend souvent leur défense contre les vexations arbitraires de la police.

On conte l'état d'âme d'un journaliste très connu de Kiev, qui s'était montré très violent contre les juifs lors des massacres de 1881 ; il s'est beaucoup amendé depuis, il a épousé une femme riche, dont la dot comportait d'importantes propriétés foncières, et, quoique les juifs ne soient que tolérés dans ces fonctions, c'est en des fermiers juifs qu'il met sa confiance, trouvant en eux plus de capacités et moins d'exigences; dernièrement, ayant eu un différend avec un de ses fermiers, c'est un vieil avocat juif qu'il choisit comme arbitre. Le tout est de se connaître les uns les autres, au lieu de se mépriser a priori : qui sait si avec le temps ce Kiévois et quelques-uns de ses concitoyens ne prendraient pas à leur compte la définition spirituelle : "Le juif, c'est l'israélite qu'on ne connaît pas" ? Et il semble que les juifs, de leur côté, si pessimiste que soit leur état d'esprit - après vingt ans de malveillance et après Kichinev -, seraient volontiers disposés à la fusion.

On me rappelle la pénible situation des enfants juifs au point de vue de l'instruction. L'école communale orthodoxe leur est interdite, ils ne peuvent donc fréquenter que les écoles juives (qui sont du reste sous le contrôle de la direction générale de l'instruction publique), c'est-à-dire, pour la presque totalité, des écoles où l'enseignement, quant aux matières du programme et à la langue employée dans les cours, est presque exclusivement juif ; dans quelques villes seulement il y a quelques écoles juives où l'enseignement est plus général et se fait en russe. Or telle est la tendance conciliatrice, que beaucoup de jeunes gens qui n'ont pu fréquenter que les écoles juives s'attachent à apprendre les choses russes, quand même, chez eux ou chez des instituteurs privés qu'ils paient. Même quelques jeunes gens de la bourgeoisie juive ont voulu organiser des cours, sortes d'Universités populaires qui devaient se tenir le samedi soir et où ils donneraient l'enseignement russe à leurs coreligionnaires moins favorisés : mais il fallait une autorisation, la direction de l'enseignement l'a refusée. Et pourtant en 1881, un juif attaché à la chancellerie du gouvernement de Kiev, qui parcourait la région à cet effet, ne réussit que rarement et difficilement à convaincre, selon les vues du gouvernement d'alors, les groupements juifs de faire apprendre le russe aux enfants.


Homel, Minsk, Bialystok

A Homel, à Minsk, à Bialystok, il semble également que ces deux catégories de la population vivent en face l'une de l'autre sans se mesurer perpétuellement d'un regard courroucé. A Homel, la moitié de la population est juive, et vit paisiblement. La ville allonge ses rues très droites bordées de maisonnettes de bois sans étage; en face du marché une synagogue en bois et une autre en pierre, au fronton de laquelle le mot SYNAGOGUE se détache en russe  ainsi qu'en hébreu ; un juif barbu, à lunettes et en redingote, achève lentement de promener sur le mur un pinceau badigeonneur, et, comme le jour tombe au pas des portes, juifs et juives s'assiéent, voisinent, bavardent : c'est l'heure des "nouvellistes" (7).

A Minsk, ville plus moderne, pimpante et douce à vivre, la tranquillité est la même ; dans les rues élégantes où les pâtissiers à la mode affichent sur leurs panneaux à la fois primitifs et pompeux des inscriptions dont la lettre est française, sinon le style : "Accepte de diverses commandes", où les maisons meublées s'appellent "Vieux-Berlin"  et, en face, par concurrence, "Neuf-Moscou", beaucoup de magasins sont juifs. C'est surtout autour du marché à la viande, étrangement pittoresque avec ses portails de bois et ses voûtes de pierre peints en rouge sang-de-bœuf, que les boutiques juives se pressent, étroites, noires, jetant aux narines des bouffées de farine et de saumure. Au milieu des mouches qui bourdonnent, des quartiers de viande qui gluent aux tréteaux, des pauvresses édentées, des mendiants hideux à voir, des marchandages, des rires, des discussions, des cris, - cela grouille comme une cour des miracles, et, dans l'éclat blanc du soleil de midi, étourdit les yeux, jette au cerveau une semence de cauchemars pour la nuit suivante.

A la porte d'une "table d'hôte", l'étoile sioniste nous sollicite, et nous entrons. Depuis deux jours on connaît les ordres de l'Administration : suppression des emblèmes sionistes, interdiction des réunions sionistes, des cotisations, de la propagande. Mais l'étoile ici n'a pas encore été enlevée. Et l'accueil est plutôt froid : ces étrangers effraient la servante, qui circule autour de nous avec circonspection, calculant ses mots, ses gestes, presque tremblante. Mais dès que nous "jargonnons" avec elle, et qu'elle sent en nous des amis, elle se déride : j'ai rarement vu changer, d'une façon aussi complète et aussi brusque, l'expression du visage humain.

La vie générale est relativement heureuse à Minsk, même pour les juifs. Il y a peu d'indigents ; si les industries ne sont pas très nombreuses, ni très importantes, - quelques fabriques de sabots, d'allumettes et de chaussures dans la banlieue -,  en revanche le commerce est assez prospère, beaucoup de juifs sont petits ou gros marchands. Ils vivent en bonne intelligence avec les russes, et beaucoup, qui se trouvent bien de leur sort, résistent au sionisme. Les misérables sont assidus à tous les offices de la synagogue, les autres se contentent d'y paraître aux trois grandes fêtes et, pour le reste, se laissent aller à l'indifférence, aerger wie goy, "pires que des chrétiens". D'ailleurs confiants en eux-mêmes et très disposés à se défendre en cas d'alerte. Quand on apprit à Minsk l'affaire de Kichinev, le bruit courut que les juifs allaient par manière de représailles se jeter sur les chrétiens - pogrome à rebours ! - et cette fois ce sont les chrétiens qui prirent peur. Juifs et chrétiens ne sortaient plus qu'armés. Maintenant tout est rentré dans l'ordre. (8)


Varsovie

A Varsovie, terme de notre voyage, il semble que la question se présente sous ses divers aspects à la fois, et nous permette ainsi de nous acheminer vers nos conclusions.

Il y a, à Varsovie, sur 800.000 habitants, 280.000 juifs. Quelques familles - financiers et gros industriels -, sont puissamment riches, quelques-unes sont aisées, la plus grande partie végète tristement. Beaucoup d'ouvriers juifs sont sans travail : la proportion des disponibles est trop grande par rapport à celle des employeurs, et d'ailleurs, s'ils sont souvent mal accueillis chez les patrons chrétiens, ils n'ont pas toujours chez les patrons juifs plus de chance : telles usines juives de Lods occupent des milliers d'ouvriers, - presque tous chrétiens : par snobisme certains de ces gros industriels ne veulent pas avoir l'air de s'intéresser à leurs coreligionnaires ; de plus l'arrêt du travail juif, pendant deux heures le vendredi, et pendant toute la journée le samedi, occasionne soit des diminutions de rendement, soit des difficultés d'organisation intérieure ; enfin beaucoup de patrons craignent de trouver chez l'ouvrier juif une moins grande habitude des métiers manuels et une soumission moins humble à la loi du travail.

Aussi la misère est-elle effrayante. Il n'y a que 5.000 familles qui puissent payer à la communauté la contribution annuelle obligatoire dont le minimum est de trois roubles : 8 francs ! A visiter les taudis immondes où vivent les juifs misérables de Varsovie, on est pris à la gorge par l'âcreté de l'atmosphère lourde et rare, et l'on se sent - à la lettre - les yeux remplis de larmes. Dans les immenses maisons qui forment la rue Franziskanskaia, une populace en haillons pullule.

Regardez, comme au Moldavanka d'Odessa, le tableau noir du "dvornik" : Odessa est dépassée. Voici une maison de 1.420 personnes ! Au fond de la cour, qui est elle-même occupée en partie par un marché, sur un long couloir en contrebas, à demi souterrain, s'ouvrent de petits logements pleins de gens, de meubles, d'ustensiles pêle-mêle. Dans cette chambre, qui prend jour par un soupirail, et qui n'a pas quinze mètres carrés, deux lits et un berceau. Il est cinq heures de l'après-midi, un enfant de sept ans dort sur le grand lit, un bébé s'éveille dans le berceau, riant et gesticulant, la mère est auprès de lui, la grand-mère, le grand-père aussi, qui tourne un rouet : le père reviendra du travail tout à l'heure ; ils mangent et dorment à six personnes dans ce réduit.
Plus loin : deux lits bout à bout, couverts de vêtements en désordre, en face un autre lit sans literie; deux armoires juxtaposées partagent la pièce par le milieu : c'est le logement de deux familles. La femme qui nous accueille est vendeuse de fruits, mais elle ne fait rien en ce moment, parce qu'elle n'a pas, pour acheter, le capital nécessaire : dix roubles, vingt-six francs cinquante. - Un étroit boyau conduit du couloir à la cour : il sert aussi de logement. L'air et la lumière n'y viennent que par deux portes : l'une qui le fait communiquer avec le logement voisin, l'autre, par laquelle on entre - en se pliant en deux -  quand on vient de la cour : trois marches y descendent, mais il faut brûler des allumettes en plein jour pour ne pas descendre trop vite ! Or, quatre personnes logent ici, le mari, la femme et deux enfants, et le loyer est de trois roubles, - huit francs par mois.
Sur les lits, dans le désordre des hardes, la pâte à vermicelle s'étale, préparée pour la soupe ; sur un coin de table brillent, éclatants de propreté, les chandeliers du vendredi soir, et partout, au mur, dans des cadres de bois doré, la "chromo" du tsar sourit à celle de la tsarine.

La grande synagogue de Varsovie
Dans cette société où se côtoient de grandes fortunes et des misères atroces, tous les états d'esprit et d'opinion sont représentés, avec une vivacité intelligente où l'on sent déjà le voisinage de l'Europe, et aussi la tradition d'un pays habitué depuis longtemps à vivre et à discuter sa vie nationale. Dans le quartier des humbles et des miséreux, dont les boutiques se touchent, trop serrées les unes contre les autres, comme une famille qui se presse autour du foyer menacé, on suit avec ardeur les journaux rédigés en hébreu, les articles des rédacteurs sionistes, on parle fiévreusement du Congrès de Bàle qui se prépare, du docteur Herzl, de Nordau, de Sokoloff. On en suit d'autres aussi, moins avoués, ceux qui se cachent, dont la police supprime l'imprimerie et expédie le rédacteur en Sibérie - quand elle les trouve - , et qui renaissent immanquablement quinze jours après, sans que personne sache comment.

Ici le socialisme est autrement instruit et conscient que dans la Russie intérieure, et peut-être à cause de cela même, se partage entre des organisations diverses : socialisme polonais où chrétiens et juifs se mêlent, et qui n'est qu'une branche du socialisme universel ; socialisme plus spécialement "juif russe", le "Bund", introduit en Pologne par des juifs du centre, et qui veut voir ses aspirations socialistes réalisées dans une nationalité juive - par quoi il se rapproche du sionisme -, mais sur le sol même et sans Palestine - par quoi il s'en écarte -, parti moins discipliné, plus turbulent, qui aime à s'agiter, fait des manifestations, provoque des conflits, avec une noble et vaillante activité, que d'aucuns trouvent inconsidérée et dangereuse : pourquoi fournir à l'administration, sans utilité matérielle ni morale pour soi-même, l'occasion de victoires faciles?

Ces socialismes n'ont pas étouffé le vieux nationalisme polonais. Les Juifs sont ici plus anciens que les Russes; contemporains des Polonais, ils ont partagé leurs vicissitudes historiques, et gardent fièrement les noms de ceux d'entre eux qui, dans les insurrections nationales, ont trouvé la gloire, et la mort. Mais, si la domination russe n'est que superficielle, si, pour faire voir qu'ils sont les maîtres, les Russes sont obligés de construire à grands frais au centre de la ville une cathédrale orthodoxe, s'il n'y a pas 4% de Russes dans la population et que jamais un Polonais ne s'allie à une Russe, si, comme conséquence, il y a parfois rapprochement de l'élément catholique polonais et de l'élément juif polonais en face de l'élément russe, on ne peut pas dire cependant que cette aversion commune crée une véritable fusion. Les relations se ressentent toujours de l'ancienne sujétion des juifs, avec une aggravation due aux théories et aux pratiques de l'antisémitisme moderne.

Les juifs s'obstinent le plus énergiquement possible dans leur effort de conciliation, ils fondent et entretiennent des asiles, des hospices, des écoles admirables, en s'efforçant, dans les moindres détails de l'organisation intérieure, de maintenir la tradition "juive-polonaise", ils ont trois écoles professionnelles, où, par principe, ils admettent des jeunes gens chrétiens, - une politesse qu'en fait les chrétiens ne leur rendent pas volontiers. Mais mal considérés quoi qu'ils fassent, ils n'osent plus mépriser, du haut de leur fierté polonaise, le "nationalisme-juif" des sionistes... (9)


Conclusion

Il ne convient pas de faire de la question des juifs russes un bloc. Même dans la servitude il n'y a pas d'égalité. Les juifs de Minsk sont relativement tranquilles et heureux, si l'on compare leur situation à celle des juifs d'Odessa ; le petit marchand de Shlobine, perdu au fond de la Russie, vit en bonne intelligence avec ses voisins chrétiens, tandis que celui de Kichinev, pourtant plus proche de l'Europe civilisée, tremble sous la menace perpétuelle des folies du Bessarabetz et qui sait si l'on ne trouverait pas un savetier de Bialystok ou un musicien de café-concert d'Odessa qui aura mené, à travers les mailles étroites des vexations et des persécutions, une vie calme de petit bourgeois français ?...

Mais, ce qui les unit, c'est que les uns et les autres, dans la paix générale du pays, se sentent toujours à la merci d'un incident et à la veille d'une catastrophe : le mot pogrome appartient à la langue courante, et quand, de ville en ville, malgré le mauvais vouloir du téléphone et du télégraphe administratifs, la nouvelle d'un Kichinev se répand à travers tout le Territoire, ils vibrent tous également d'une commune horreur : malgré le calme apparent d'aujourd'hui, demain, à Vilna comme à Odessa, à Lods aussi bien qu'à Berditchev, une querelle peut éclater, au marché, entre un moujik ivre et un juif irascible, ameuter en un clin d'œil le carrefour, le quartier, la ville, faire sortir de son palais le gouverneur, de ses casernes la police, la gendarmerie, la troupe, de leurs bouges les coureurs de route, qui ne rentreront chacun chez soi qu'après avoir rétabli la paix à la manière impériale - ubi solitudinem faciunt... - en raréfiant un peu la population juive par des coups de sabre, des piétinements de chevaux, des arrestations et des expulsions...

L'immense disproportion des fortunes, qui est une caractéristique des civilisations retardataires, se marque naturellement aussi bien dans la Russie juive que dans la Russie orthodoxe. Le banquier largement millionnaire d'Odessa qui a maison de ville sur Nikolaievsky et maison des champs à Moyenne-Fontaine, le grand usinier des faubourgs de Varsovie dont le coupé à deux chevaux glisse mollement, le dimanche à cinq heures, sous les tilleuls de l'allée Ujazdovska, peut offrir à sa servitude des joies compensatrices... Il n'en est pas moins un juif, rien qu'un juif, et ce qui l'unit aux autres juifs moins favorisés du sort, c'est qu'il ne peut pas, malgré toute sa fortune, posséder la moindre parcelle du sol, se déplacer sans que la police le suive, fonder une succursale où bon lui semble, prendre les employés qu'il veut, que son fils ne sera peut-être pas admis au lycée, ou à l'Université, ne sera certainement ni magistrat, ni officier, qu'en un mot, aux yeux de l'Administration, lui et les siens ne sont et ne seront jamais que des juifs sans droits.

S'il faut donc se garder de croire, dans la simplification effarée du lointain, que la misère et la persécution atteignent également tous les membres du judaïsme russe, du moins la part du malheur est-elle, si l'on peut dire, encore assez belle pour forcer l'universelle compassion, et nous inciter à rechercher quelles sont les véritables causes de la situation exceptionnelle faite aux juifs russes.

Il faut d'abord remarquer la forme spéciale de cette misère. Non qu'il n'y ait pas d'autres misères à côté, chez les chrétiens, chez les russes comme on dit là-bas : ce serait une singulière illusion d'optique, parce qu'on s'intéresse plus spécialement à la misère juive, de ne pas voir la misère des autres. Si telle ville, autrefois plus heureuse, végète maintenant dans une vie médiocre, si les ateliers chôment et si les boutiquiers font faillite, il n'y a pas de raison pour que les juifs, et les juifs seuls, trouvent du travail dans ce "bourg-pourri": leur misère n'est donc parfois qu'une manifestation de la misère générale.

Elle est cependant aggravée chez eux par diverses causes. D'abord, étant agglomérés sur une seule portion du territoire russe, et, sur ce Territoire, dans les seules villes, les six millions de juifs de l'Empire font porter en quelque sorte sur un seul point le poids de leur masse compacte, constituant à eux-mêmes et aux autres une concurrence désastreuse pour tout le monde, soit qu'elle diminue le taux des salaires, soit qu'elle augmente le nombre des indigents, - et qui ne peut que concentrer davantage autour d'eux la haine : au lieu que, s'ils étaient répandus dans tout l'Empire, par le jeu naturel des lois économiques, l'équilibre ne manquerait pas de s'établir et de provoquer une amélioration dans les conditions d'existence à la fois des juifs et des Russes de l'actuel Territoire.

Ensuite ces juifs toujours incertains et menacés n'ont pas eu le moyen,
- et n'ont d'ailleurs pas le droit -, de posséder la terre, tandis que beaucoup de petites gens, même très pauvres, parmi les orthodoxes, ont du moins l'abri d'une cabane à eux et la ressource d'un coin de hameau, si petit soit-il, où ils peuvent vivre.

Enfin la conscience qu'ils ont de leur misère, leur horreur générale pour l'injustice, leur intelligence même et leurs vertus, en un mot, sont des aggravants : de toutes les bouches s'élève la même plainte amère : "Nous vivons, nous, à notre foyer, honnêtes et laborieux, nous ne sommes pas des ignorants et des brutes, nous ne perdons pas notre argent, notre temps et nos forces chez le marchand de vodka, nous nous croyons aussi dignes de vivre que les juifs libres et heureux des autres pays, nous pourrions être, comme eux, des citoyens utiles, et pourtant si le moujik qui titube dans la rue, s'affale au coin d'une borne, ivre-mort, le sergent de ville le ramasse avec respect, tandis que si nous avons besoin d'un papier à la chancellerie du gouvernement, on nous regarde comme des chiens."

Il y a des vanités qu'on reproche aux juifs : ici cette fierté ne prête pas à sourire. Peut-être supporteraient-ils mieux leur misère si on ne heurtait pas à tout instant leur amour-propre, et le meilleur témoignage de la dignité de ces hommes, c'est le découragement qu'ils éprouvent à la voir ainsi méconnue.

A tant de tristesses, d'injustices, de vexations, on est surpris de ne pas trouver de causes qui soient des raisons. La question a été trop souvent discutée pour que j'y revienne en détail. Les juifs assassins de petits chrétiens ? on sait que les accusations de meurtre rituel sont aussi vaines au point de vue de la vérité qu'efficaces, hélas ! comme prétextes de troubles et d'émeutes. Les juifs usuriers ? mais dans ce pays, les prêtres, les femmes, ni les paysans, ne peuvent souscrire d'effets ; d'ailleurs l'usure sévit avec bien plus d'intensité hors du Territoire. Les juifs marchands d'alcool, les juifs empoisonneurs ? Il faudrait se demander d'abord si, dans l'état actuel de la Russie, le marchand d'alcool soulève nécessairement des haines autour de lui; constater ensuite que du jour au lendemain, des milliers de juifs, chassés des villages, y ont laissé les débits qu'ils exploitaient, et que c'est l'Etat lui-même qui leur a succédé : la loi du Monopole a donc enlevé toute valeur à cet argument. Les juifs restent trop attachés à leurs coutumes et à leurs traditions, les juifs sont des étrangers, les juifs ne s'assimilent pas? Ici j'ai peur que ce soit un des arguments les plus chers à notre antisémitisme à nous qui s'égare dans le leur. Ce reproche peut avoir un sens lorsque, de deux états de mœurs coexistants et inégaux, c'est le moins avancé qui s'obstine à ne pas suivre l'autre : en est-il ainsi, actuellement, de la masse juive à
la masse russe ?

Or, même en l'admettant, - même en admettant aussi que le mot puisse avoir toute sa force dans un pays aussi vaste et aussi composite que la Russie, dont les éléments divers gardent leur intensité de vie propre aussi jalousement que les Polonais et les Kalmouks, les Cosaques et les
Finlandais, - j'estime que les juifs russes, entraînés par les exemples d'assimilation de leurs coreligionnaires occidentaux, allaient lentement mais volontiers à 1' "absorption". Si beaucoup d'entre eux continuent à vivre dans le respect étroit de formes religieuses qui nous paraissent, à nous, surannées, faut-il leur en faire un crime, s'indigner contre les "mezousahs"  dans le pays des icônes, et blâmer un attachement à des traditions de famille qui, du moins, comme on dit, ne font de mal à personne, quand les autres suivent leurs préjugés jusqu'à la haine, et leurs superstitions jusqu'au crime ?

Dès la première vue, les juifs de Russie apparaissent comme plus disposés à l'assimilation que leurs voisins de Galicie par exemple : la lévite, les bottes, le chapeau haut de forme, les boucles de cheveux descendant au long des tempes, - ils ne considèrent plus tout cet "uniforme" comme de rigueur -, et on ne le rencontre ici qu'exceptionnellement. Le critérium militaire n'est pas moins significatif. Les juifs dont les pères ont été soldats sous Nicolas premier, - c'est-à-dire à une époque où le service militaire n'était pas obligatoire, - sont assimilés aux marchands de première ghilde, diplômés et artisans : ils ont, sous la condition de certaines formalités un peu compliquées, le droit de vivre partout en Russie : il y en a une centaine à Kiev. Aujourd'hui les juifs fournissent à l'armée un contingent annuel de 15.000 hommes : il est vrai que le service est obligatoire, - mais les réfractaires et déserteurs juifs sont d'année en année moins nombreux. D'ailleurs ils insistent trop et avec trop d'énergie, dans toutes leurs conversations, sur ce point qu'un juif ne peut pas occuper la moindre fonction qui touche de si loin que ce soit aux administrations de l'État,  pour qu'on ne voie pas jusqu'à l'évidence que la mauvaise volonté ne vient pas d'eux.

L'obstacle à l'assimilation n'est-il pas plutôt le fait de ceux qui obligent les juifs - et les juifs seulement - à inscrire sur leurs boutiques leurs noms en entier, et même, quand par hasard le nom et le prénom sont également douteux, à y mentionner expressément leur qualité de Juifs ? Partout, à Kichinev, à Berditchev, à Kiev, à Minsk, nous avons rencontré des juifs éclairés - boutiquiers, hommes d'affaires, médecins, diplômés des écoles -, qui vivent dans l'atmosphère russe, presque détachés des choses juives, parfois trop ; et les juifs polonais sont aussi "polonais" que leurs compatriotes catholiques, ce qui est encore une manière de prouver l'assimilation dont la Russie se passerait bien.

En somme pas plus qu'ailleurs l'antisémitisme en Russie ne repose sur une base rationnelle : l'observation psychologique, la considération des passions humaines peuvent servir à expliquer certains faits : la raison et la justice n'ont rien à y voir. Mais l'originalité de l'antisémitisme russe est d'être, avant tout, administratif : quand on apprend en Europe la nouvelle d'un pogrome, on croit à des haines sans trêve et sans merci, tandis qu'en réalité, presque partout, Juifs et chrétiens vivent côte à côte, plutôt indifférents qu'hostiles les uns aux autres, confondus dans la tranquille médiocrité de leurs existences plutôt qu'excités perpétuellement par des désirs de ruine et de sang. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait d'antisémitisme que par ordre ; mais cet antisémitisme russe emprunte aux restrictions administratives dont les juifs sont l'objet, une sorte d'autorité et comme un caractère officiel qui le rend particulièrement dangereux et intéressant.

Il y a en effet, à ces fureurs, une cause profonde. Aux voyageurs qui descendent du train d'Europe, à la gare-frontière d'Oungheni, la porte des salles d'attente s'entr'ouvre avec méfiance : ils ne passent qu'un à un sous l'œil d'un fonctionnaire en vareuse et casquette blanches qui tend la main pour recueillir les passeports. Vous n'avez pas votre papier ? il y manque un timbre, un parafe ? Le train attend, prêt à vous ramener vers l'Europe... Au bout d'une demi-heure, les passeports, tournés et retournés, visés et signés, reviennent du bureau spécial et le même fonctionnaire les distribue en faisant l'appel des voyageurs, qui forment le cercle autour de lui. Cependant un douanier méticuleux a fouillé jusqu'au fond de vos bagages, feuilleté votre buvard de correspondance, votre Baedeker : rien de suspect, - rien que deux journaux quelconques, qui traînent dans votre valise depuis Paris : purement et simplement, sans autre forme de procès, il les déchire.

Enfin reconnu bon pour l'entrée, vous poursuivez votre itinéraire : vous descendez à l'hôtel à Odessa, à Kiev chez un ami : à l'hôtel, le portier vert et or, chez votre ami, son concierge - personnage assermenté - se précipite sur votre passeport, l'emporte, l'envoie à la police, l'y fait reprendre le lendemain, avec nouveau visa correctement daté. Loin de votre pays, avide de nouvelles, vous demandez, en dégustant un verre de thé, le Figaro ou le Matin, le Berliner Tageblatt, le Daily Chronicle : plaqué sur une des colonnes du journal un rectangle noir, absolument opaque, vous
effraie : ce n'est rien, - c'est un article que la censure a "passé au caviar" pour en rendre la lecture impossible et sauver la Russie de sa contagion.

Vous allez enfin, ce soir, prendre le train du retour : halte-là! Ne vous embarquez pas sans une autorisation écrite de sortie que délivre, après examen de tous les visas du passeport, la police de la dernière ville où vous séjournez : on ne vous laissera passer la frontière qu'avec cet exeat : depuis votre entrée sur le territoire de l'Empire, vous étiez prisonnier!

... Et voilà pourquoi les juifs affolent l'administration russe. La Russie est fermée ; censures et passeports veillent ; hommes, idées, on n'entre pas ; la Russie a sa Grande Muraille. Est en honneur dans l'Empire tout ce qui contribue à assurer la continuation de cet état de choses : popes, fonctionnaires et policiers, hiérarchie et résignation.
Est suspect, tout ce qui pourrait la compromettre. Or les juifs - il faut bien généraliser pour eux, puisqu'on généralise contre eux -,  les juifs ne sauraient être une pierre inerte et brute dans un rempart de prohibition : au contraire, tout concourt à faire d'eux un pont entre la Russie retardataire et l'Europe libérée. Déjà par la situation géographique du Territoire où l'autorité les parque, ils sont en contact avec l'Autriche et l'Allemagne, avec l'Europe : l'isolement dans la barbarie est plus facile aux Cosaques de l'Oural. D'autre part, échappant à la tutelle des grands seigneurs fonciers, obligés de vivre dans les villes, contraints au négoce, ils tendent à former cette classe de moyenne bourgeoisie qui manque dans la société russe, et qui, aux régimes autocratiques, ne dit jamais rien qui vaille. Au point de vue moral, ils représentent un danger pire encore, puisque dans ce pays d'un seul Roy et d'une seule Foy, où l'Empereur est pape, ils sont en dehors de l'orthodoxie gouvernementale, - et qu'étant juifs, au lieu de se soumettre aux injustices de ce monde en vue d'une réparation dans un monde meilleur, ils veulent la justice dans ce monde même, et la vie avant la mort !

Enfin quand on vient d'un pays où, par le long travail des institutions démocratiques, il semble que l'intelligence elle-même se soit équitablement partagée entre toutes les catégories de la nation, on est d'autant plus surpris de constater, à égalité sociale, des différences aussi étranges que l'inertie intellectuelle du Russe pauvre, dont les yeux vaguent sans lueur el sans vie, et l'ardente curiosité de l'adolescent juif. Nous les avons vus, pendant trente-six heures de suite, dans l'entrepont du bateau qui nous conduisait de Kiev à Homel, - les moujiks misérables, d'un côté, échangeant des interjections rares et des bourrades fréquentes, - de l'autre les juifs aux tristes loques, qui causaient, discutaient, lisaient...

L'homme admirable qui combattait alors son dernier combat dans les affres d'un mal implacable, Bernard-Lazare, dont la pensée navrante ne nous quitta pas un instant au cours de ce voyage auquel il nous avait encouragés, et dont nous avons recueilli le nom prononcé comme un vocable d'espoir, partout où nous passions, Bernard-Lazare nous disait quinze jours avant sa mort : "Le juif est l'homme qui depuis des siècles sait lire..." Le juif russe lit, réfléchît, sa pensée dépasse les murs de son échoppe souterraine, il sait qu'il y a, ailleurs, des juifs plus heureux, et des hommes plus libres.

Géographiques et sociales, morales et intellectuelle, beaucoup de raisons, on le voit, semblent destiner le juif de Russie à jouer le rôle bienfaisant d'intermédiaire entre des civilisations inégales et de courtier du progrès. Or le progrès ne saurait se faire dans le sens de l'autocratisme russe. Donc le juif est dangereux. Donc le juif est persécuté.

A de si grands maux on voudrait entrevoir des remèdes. Le sionisme, avec la double puissance d'une logique spécieuse et d'une illusion consolatrice, -affirmer que les juifs russes sortis de Russie apparaîtront partout comme des étrangers et que jamais, nulle part, ils ne seront chez eux tant qu'ils n'auront pas leur territoire à eux, voilà pour la logique, - vouloir rassembler dans la Terre Promise et galvaniser une nation dispersée depuis vingt siècles, voilà pour l'illusion, - le Sionisme est un admirable élan d'espérance et de foi qui entraîne par instants, loin de leur misère, ces âmes lasses de la servitude.

Mais, avec ou sans sionisme, l'émigration en masse implique mille questions, complexes et délicates, d'argent, de débouchés, d'acclimatation nouvelle, de bon accueil au point d'arrivée et même d'autorisation au point de départ : car, bien que les mesures récentes soient dirigées, au dire de l'Administration, non pas contre le sionisme agence d'émigration, mais contre le sionisme organisation dans l'État, il semble pratiquement difficile que la Russie, sans considération pour les conséquences économiques de cette exode, et sans pudeur aux yeux de l'humanité, laisse se détacher d'elle, uniquement pour cause de religion, tout un morceau de population qui fournit un solide contingent de roubles au Trésor
et de soldats à l'armée.

L'application aux juifs du droit commun, serait le remède héroïque : réforme effrayante comme une révolution. Un jeune instituteur juif qui remontait avec nous le Dnieper, sioniste enthousiaste, aux yeux brillants de vivacité et de foi, à la parole vibrante et chaleureuse, nous montrait, à droite et à gauche, les rives du fleuve désertes à l'infini, et, avec une violence de ton où se confondaient le mécontentement de l'état social présent et l'énergique confiance dans la vitalité de la race : "Qu'ils nous donnent donc ces terres, disait-il, qu'ils nous ouvrent ce pays, et ils verront ce que nous en ferons !" Mais ils ne le leur donneront pas, de peur que les juifs fassent précisément de la Russie ce qu'ils ne veulent pas que la Russie soit !

Et - sans m'excuser de revenir encore à ces entretiens suprêmes où il persistait héroïquement à s'occuper du malheur des autres -, je revois le vague geste de lointain espoir dont Bernard-Lazare ponctuait ses questions : "Il n'y aura sans doute de guérison, n'est-ce pas ? que dans la guérison générale : les juifs ne seront libres que quand le pays sera libre..."

Mais, en attendant mieux du temps et de la politique, le devoir s'impose de faire connaître de plus en plus, par le livre, par la brochure, par le journal, l'état de misère matérielle et morale où l'autocratie russe se complaît à écraser six millions de sujets russes, sujets de dernière classe, sans sécurité et sans droits, troupeau vil d'humanité auquel on refuse tout ce qui fait la dignité de la vie humaine, - et cela, parce que ces hommes sont juifs dans une nation orthodoxe, intellectuellement libres dans un milieu d'asservissement intellectuel, merveilleusement aptes à la vie moderne dans un état social qui s'obstine à méconnaître l'évolution. Et il faut, pour peu qu'on ait de confiance dans la force des idées, espérer que le jour où l'opinion publique, plus "reine du monde" maintenant que jamais, connaîtra cette situation, on arrivera bien, en "sériant" et en précisant les questions, à obtenir, aujourd'hui l'annulation d'un arrêté brutal, demain l'adoucissement d'un règlement suranné, et qu'il sera permis d'entrevoir, au bout du chemin, l'égalité dans la tolérance.

Il ne convient pas que les israélites de France, si fiers qu'ils soient de leur qualité de Français, se désintéressent de la question : je sais que nous nous considérons comme très différents du juif crasseux au guttural jargon qui monte sa garde obséquieuse à la porte de nos temples, et que nous éprouvons un mépris un peu hautain pour ces spécimens de misère et de dégradation que la Russie juive envoie jusqu'à nous ; mais il faut voir ce juif là-bas, dans sa vie normale et dans le milieu russe, et se délier d'un sentiment mauvais qui repose sur une expérience insuffisante. Nous avons le devoir de penser à ces parias, parce que, juifs, nous avons été des parias comme eux, que les maux qu'ils souffrent, rappellent ceux que nos pères ont soufferts, que nous éprouvons encore nous-mêmes la ténacité des préjugés sous le poids desquels ils plient, - et parce que, Français, nous travaillerons ainsi à une de ces œuvres d'émancipation généreuse auxquelles la France sera toujours fière de donner son concours, sous peine de n'être plus la France.

Et c'est vers elle sans doute, la première émancipatrice des juifs, que s'élève l'émotion de ces cœurs misérables, lorsqu'au fond des taudis de Berditchev et des caves de Varsovie, les enfants des juifs promènent à la suite de l'étranger qui passe le glissement de leurs pieds nus et la fièvre de leurs regards curieux, - lorsque cette cohue d'êtres honnis se serre inquiète et navrée, mais vivante et pensante malgré tout, autour des frères affranchis qui viennent leur apporter, d'un lointain de liberté, un peu de compassion, d'amitié et d'espérance.

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