Le 8 septembre 2020 je lis sur le site du judaïsme alsacien un article publié dans les DNA qui rapporte que des enseignants veulent faire travailler leurs élèves sur les déportés d’Alsace du camp du Struthof et ils recherchent des archives. Aussitôt, j’envoie un mail mais je précise que si je peux raconter l’histoire de mon grand-père, je n’ai aucun document. J’ai mentionné son identité et sa date de décès.
Deux jours s’écoulent et je reçois en retour de mon mail plusieurs documents, qui portent le nom de mon grand-père paternel, Moïse Derczanski : un document d‘Auschwitz, un du Stutthof, et un de Rubingen, mais c’est quoi ce balagan ? Mon grand- père n’a jamais été à Auschwitz !
Il est vrai que j’ai mentionné dans mon mail : "Peut-être est il passé par Auschwitz ?"
Je l’ai précisé à tout hasard, car quelques semaines auparavant en zappant le nom sur la toile, j’avais lu Auschwitz, accolé à son identité . Mais ai-je alors pensé : "eh un petit malin qui s’imagine tout savoir, mon grand-père n’a jamais été à Auschwitz !"
À toutes fins utiles j’avais donc mentionné dans mon mail que peut être mon grand-père avait transité par Auschwitz.
Quand cet enseignant m’a transmis huit documents le 11 septembre 2020, j’étais spectaculairement étonnée. En 2004 mon père, Alexandre Derczansky, m’avait fait une procuration pour que je recherche les documents qui attestaient de la déportation de son père à l’annexe du camp du Struthof, au camp de Natswiller, à cette date là l’archiviste du Struthof n’avait rien trouvé au nom de mon grand-père.
Ce 11 septembre 2020, tous les documents qui retracent la vie de mon grand-père en Camp me sont communiqués par cet enseignant qui veut approfondir l’histoire du Struthof.
pff ! ces idiots de Nazis ne savent même pas écrire correctement Struthof, et pire ils sont complétements abrutis puisque entre parenthèse, il est mentionné (Pologne). Ils connaissaient pas la géographie ces gens ?
Ils avaient étendu dans leur imaginaire la Pologne jusqu’aux portes de Strasbourg ? il n’y a pas de doute en haut d’une des cartes qui portent le nom de mon grand-père il est mentionné Natswiller. C’est bien ce que mon père a toujours dit, enfin toujours, les deux fois où il en a parlé. C’est vrai que dans mes recherches j’ai aussi trouvé, un article de mon père, publié dans le journal du KKL qui relate le parcours de militant sioniste, puis de résistant et enfin de mort en déportation au camp de Natswiller, de mon grand-père.
Mais dans les huit documents communiqués, il y a effectivement sans doute à première lecture un "transit à Auschwitz", ma première pensée, sachant que mon grand père aété arrêté à Rome, capitale italienne, est :
"Ils l’ont mis dans le premier train avec ses copains, il y a fait une halte de deux heures et est parti pour le Struthof"
Car ce que je sais de mon père c’est que son père, Moïse Derczanski, était un leader de la résistance juive de Strasbourg, qu’il avait pris un train avec 300 personnes pour Rome, après avoir été réfugié en Haute-Savoie à Saint-Gervais. Puis, ils avaient été arrêtés à Rome, ramenés au Struthoff et mort à Natswiller, annexe du Struthoff, où l'on parquait les résistants. Mon grand-père était mort en tant que résistant, ce qu’il avait été tout au long de la guerre et même avait ajouté mon père, il existe un certificat de décès sur lequel est mentionné "Mort pour la France".
Cette histoire il en a très peu parlé, la première fois qu’il a annoncé abruptement que son père était mort le 30 décembre 1944 et incinéré le 1er janvier c’est à ma fille Liora âgée de sept ans qu’il s’est adressé, le 1er janvier 1994.
Ce jour là on est en vacances avec mes parents, dans la maison familiale, de Châtelaillon-plage. Mes parents ont toujours refusé obstinément tout sapin, toute fête de Noël même réduite à une fête de jouets, pas de père Noël, pas de sortie. Idem pour le 31 décembre. Ayant rejoint à l’adolescence un mouvement de jeunesse juif et sioniste qui participait à des soirées juives du réveillon, j’avais dû batailler dur dur pour avoir le droit d’y participer avec le seul argument que j’entendais dans les mouvements de jeunesse par ceux qui défendaient le droit de danser le 31 décembre et qui expliquaient à ceux et celles moins enthousiastes : "même à Tel-Aviv on danse le 31 décembre sur la plage".
Ce à quoi ma mère répondait : "c’est pas des Juifs ça !"
Mon père était moins radical ; tout en étant opposé il ajoutait : "Si, ils sont Juifs mais américanisés et puis c’est des Israéliens, enfin pas des religieux. Mais nous on n'est pas en Israël, je ne suis pas d’accord."
Tous les ans, de mes 18 ans à mon mariage, nous avons eu cet accrochage.
J’ai emmené précipitamment Liora dans sa chambre et je suis revenue folle de colère, mon père n’avait jamais rien dit, je savais que mon grand-père était mort dans un camp, pour moi d’épuisement . C’était ma mère qui me l’avait sommairement raconté en ces mots :
- Un ami de ton grand-père, qui a été déporté avec lui, nous a raconté qu’une fois qu’ils étaient au camp, ton grand-père s’est laissé mourir, il lui avait dit : "J’en sortirai pas vivant."
J’ignorai quel camp, j’ignorai comment il était arrivé, et comment il avait été arrêté.
Mon père lui n’avait jamais rien dit.
J’ai refermé la porte de la salle à manger, et j’ai dit bouillante de colère à mon père :
"Mais qu’est-ce qui te prend de traumatiser une enfant de sept ans ? Mais pourquoi tu dis ça ? Mais ça va pas ! Enfin c’est le nouvel an, on a le droit de s’amuser !"
Mon père ne s’est pas départi de son calme : "Non" m’a t-il répondu
Alors je lui ai demandé :
-Mais comment tu le sais ?"
- Mon oncle, qui vivait à Londres, a participé à la libération de Strasbourg, c’est lui qui m’a raconté comment mon père est mort.
Puis il a ajouté : "Maintenant passons à table."
Mon père a dressé la table en me demandant de lui passer les assiettes dans le placard, ma mère finisssait de préparer le déjeuner. Puis la journée a repris son cours et nous n’en n’avons plus parlé. Jusqu’à la mise en place de la commission Drai qui prévoyait d’indemniser financièrement les Juifs, dont les parents avaient été déportés par la faute de la France, alors que ces enfants étaient encore mineurs. J’ai informé mon père qui était mineur selon la législation française de l’époque (la majorité en France était alors fixée à 21 ans, né le 26 avril 1924 mon père a vingt ans quand son père décède. )
- Non, me répond- il.
- Pourquoi ?
- Mon père a été arrêté à Rome, la capitale italienne, donc pas du territoire français.
- C’est bizarre parce que le Struthof c’est en Alsace ; Comment a-t-il été déporté de Rome ?
- Par des types de la Gestapo française qui se trouvaient eux aussi à Rome.
Et là mon père m’a déroulé l’histoire de son père du départ de Strasbourg au camp supposé du Struthof.
Mon grand-père et ma grand-mère et mon père ont fait partie d’un groupe de Juifs évacués de Strasbourg, ils ont été un temps à Châteauroux, un autre dans la ville du Blanc, c’est dans l’une de ces villes, Châteauroux me dicte ma mémoire, que mon grand-père a ordonné au responsable de ce groupe de Juifs alsaciens d’aller de ce pas demander une salle de prière aux autorités de la France vichyssoises !
Vous avez bien lu ! Mon grand-père était un militant et dirigeant sioniste, non religieux, mais on ne négocie pas son identité, lui le président du Poalei Sion pour les trois départements concordataires, vice-président de l’Organisation Sioniste Mondiale, toujours pour les trois départements concordataires et chargé de remettre la "Téouda" (certificat d’immigration) à ceux en partance pour la Palestine au nom de l’Office d’Emigration pour la Palestine - organisme qui deviendra l’Agence Juive), aurait menacé de son pied aux fesses, le président de cette communauté reconstituée, au motif qu’un des textes du gouvernement de Vichy reconnaissait le droit de pratiquer pour tous les cultes. Mon grand-père a donc, fort de ce texte, exigé qu’il soit appliqué aux Juifs .
La salle a été octroyée, et les offices de Shabath célébrés.
Comment sont-ils partis pour Saint-Gervais en Savoie ?
Mon père ne me l’a pas dit. Mais l’histoire se continue donc dans cette station de ski aujourd’hui prisée par la communauté juive et à quelques dizaines de kilomètres à peine d’une autre station célèbre, Megève.
Mais là, les routes de mon père et de ses parents s’écartent. Mon père s’installe lui à Lyon où il rejoint la résistance sioniste et les dirigeants de la revue Esprit. Les liens ne sont pas rompus : mon père fait des allers retours Lyon- St-Gervais. A Saint-Gervais il y avait, l’OSE, les EIF, les MJS et d’autres groupes tous réunis.
La suite du périple est que ma grand-mère ira elle à Nice, dont elle reviendra à Strasbourg et que mon grand-père et 300 personnes partiront à Rome .
- Et que s’est-il passé à Rome ?
- Eh bien, me répond mon père, ils étaient logés dans un hôtel , sans doute du Joint, et un soir, certains ont raconté à ton grand-père avoir fait connaissance avec d’autres français dans les rues de Rome. Ils se sont laissés aller à la confidence et leur ont raconté leur périple, pour finir par confier qu’ils étaient 300 juifs, bien heureux d’être arrivés à Rome, et que leurs nouveaux amis français pouvaient venir les saluer.
Les nouveaux "copains" ne se sont pas faits prier : ils sont venus les chercher, et les ont tous mis dans un train, en route pour la déportation.
Comment cette fin d’histoire, mon père la connaissait-il ? Je l’ignore. Peut-être par cet ami dont ma mère nous avait parlé, celui qui avait survécu au camp.
Mon père ne disposait d’aucun document pas même d’un acte de décès. Face à l’ouverture des droits d’une indemnisation mon père a donc invoqué d’abord que mon grand-père avait été arrêté à l’étranger puis il y avait un second problème infranchissable : son père était un résistant, il avait été arrêté selon mon père en tant que résistant et c’est pour cela qu’il avait été mis à l’annexe du Struthof, le camp de Natswiller qui était un camp de résistants. Donc un jour où je suis revenu à la charge il m’a répondu :
- J’ai droit à rien, j’ai demandé à Lazarus, après une réunion au CJM, il m’a assuré qu’entant que fils de résistant j’avais droit à rien. Mon père a été arrêté en tant que résistant. Moi je suis fils de résistant.
En effet, quand la commission Drai a été créée pour indemniser les enfants des personnes arrêtées de par la responsabilité des autorités françaises, il a été fait une différence entre ceux morts en tant que Juifs et ceux Juifs ou non juifs morts en tant que résistants. Il s’agissait de marquer la différence entre ceux qui étaient morts pour ce qu’ils étaient et ceux morts pour ce qu’ils avaient faits. Les associations de résistants ont beaucoup milité auprès des institutions françaises pour avoir le même droit à indemnisation, ce qui a aboutit fin 2003 à une égalité de droits.
J’ai donc donné la bonne nouvelle à mon père, qui m’a fait signe "non" du doigt.
- Mais pourquoi ? Tu veux rien pour toi ?
- Non, par indigence. Répond-il
Puis il ajoute :
- Si tu veux tu fais les démarches, toi.
- Tu veux que je m’en occupe ?
- Oui.
- Mais l’indemnisation je la fais virer, sur ton CCP ?
- Non, sur un livret de caisse d’épargne à ton nom.
- A mon NOM ?! Mais ca va pas !
- Si. Je te fais une procuration et tu t’occupes de tout, moi ça m’intéresse pas.
- Et j’en fais quoi de l’argent ? Tu le veux en espèces ?
- Non, t’achèteras un appartement en Israël et tu feras une chambre pour moi. Donne moi, une feuille.
- J’ai un ordinateur.
Alors mon père a tapé à l’ordinateur trois lignes de procuration pour m’autoriser à faire les démarches en son nom, fils de Moïse Derczanski, mort au camp de Natswiller. Il a signé.
Puis il m’a tendu sa carte d’identité (pour valider la procuration) pour que j’en fasse une photocopie.
J’ai pris contact avec le ministère des Anciens Combattants qui m’a précisé que toute démarche imposait un acte de décès. Ils ont cherché sur leur liste ; rien. Pas de Moïse Derczanski. J’ai appelé le conservateur du Camp du Struthof, il n’a rien trouvé sur son listing. Mais il me confirme que les résistants étaient bien à Natswiller, annexe du Struthof, Natswiller se situant, juste de l’autre côté de la frontière française, sur territoire allemand.
J’appelle un autre service du ministère des Armées ; la personne ne trouve rien et elle me conseille de contacter le Mémorial de Caen qui possède des listing plus étendus. Bien évidemment je demande à chaque fois qu’on recherche parmi les morts pour résistance et morts pour la France. Au Mémorial de Caen, réponse identique, c’est à dire négative.
J’abandonne : à chaque fois je dois raconter cette longue histoire qui s’achève au Struthof, puis à Natswiller, il faut donner les dates décès, de crémation.
Je finis par penser que c’est bien compliqué et que sauf à avoir un amour démesuré de l’argent, autant jeter l’éponge.
J’appelle mon père au téléphone, il n’est pas au courant de cette cérémonie. J’appelle la municipalité et de fil en aiguille je remonte à une personne qui m’explique que d’une part quelqu’un est en train d’écrire un livre sur ces Juifs de Saint Gervais, et d’autre part me donne les coordonnées de la personne qui a initié cette cérémonie qui n’est autre que le fils de celui qui était le président du Comité qui dirigeait ces réfugiés.
Numéro de téléphone récupéré, la belle-fille du président, mort en déportation, m’explique que ça fait des mois qu’ils publient des annonces pour chercher des témoignages et des survivants mais ils n’ont eu aucun retour. Mon père assure n’avoir ni lu ni entendu le moindre appel à témoins.
La personne qui écrit le livre s’appelle Gabriel Grandjacques, il publiera en 2007, La Montagne-Refuge. Les Juifs au pays du Mont-Blanc.
Le président du comité des Juifs réfugiés à Saint Gervais s’appelait Joseph Kott.
Mon père en 2006, m’a expliqué ceci : "Joseph Kott était le président qui s’occupait de la coordination locale entre les différentes associations et administrations, mon père était le secrétaire général du comité, il s’occupait des finances, c’est lui qui gérait les contacts avec le Joint et les organismes qui finançaient. Ensuite il s’occupait de répartir les dépenses."
Dans ce livre le départ vers Rome est expliqué : il fallait quitter Saint-Gervais en urgence à cause de l’arrivée des Allemands qui avaient déjà demandé au préfet la liste des Juifs. Début septembre 1943 le départ est organisé.
Dans ce livre l’arrestation à Rome est brièvement évoquée comme une rafle conjointe de la Gestapo française et des Allemands.
En fait je n’ai eu connaissance de cet ouvrage que depuis quelques mois seulement (en 2020).
Le 12 septembre 2020 je reçois un mail suite à ma proposition aux enseignants d’histoire qui recherchent des personnes pouvant raconter l’histoire des déportés au Struthof.
Plusieurs documents me sont communiqués, mon grand-père serait donc passé par Auschwitz avant le Struthoff ?
J’appelle Michel Rothé ça l’intéresse peut-être des documents concernant un juif de Strasbourg ?
Michel demande que je les lui transfère. Il me téléphone et je l’interroge sur les erreurs des documents.
- Non, m’explique-t-il, il n’ya pas d’erreur.
Mon grand-père n’a jamais été déporté ni au Struthof, ni à Natswiller.
Il m’explique qu’il existe un camp en Pologne nommé Stutthof, il n’y a pas de "R". Mon grand-père a d’abord été déporté à Auschwitz, puis transféré dans plusieurs camps entre la Pologne et l’Allemagne. Il est mort d’une pneumonie le 30 décembre, et a été incinéré le 5 janvier 1945. Mon père avait donc mentionné le 1er janvier par erreur ? En fait le 1er janvier est la date anniversaire de mon grand-père.
Certains de ces camps étaient rattachés administrativement au camp de Natswiller, mais il s’agit uniquement d’un classement administratif.
Sur les cartes de l’administration nazie il est mentionné "Jude" ce qui signifie "Juif".
Mon grand-père a donc été déporté en tant que Juif dans un camp d’extermination.
Il est préférable que mon père ne l’ai jamais appris. Que d’articles j’ai lu concernant mon père, ou que de propos ai-je entendu au sujet de son impossibilité à finaliser un ouvrage !
D’abord ils ne sont pas fondés car comme l’a justement rappelé Didier Epelbaum lors d’une commémoration au Centre Medem, à Paris, il a produit une densité de publication universitaire sous forme d’articles qui valent une publication de livre.
Cette impossibilité à finaliser une œuvre était sans aucun doute reliée à l’histoire de son père. Claude Birman l’a évoqué au Centre Medem :
"Il y avait une douleur chez Alex qui ne surmontait pas : c’étaient les conditions de la mort de son père."
Puis Claude Birman a ajouté :
- Mais il n’en parlait jamais. Il me disait : "Tu veux que je pleure tout le temps ? "