Sauvetage des enfants (1942 )
pages 173-181

Editions Cheminements, octobre 2002
ISBN 2-9-14474-60-1
Les titres et les notes sont de la Rédaction du Site
Livre
La situation alla s'aggravant. Les mailles se resserrèrent. Les rafles se suivirent. Au prix de rapports, de conversations téléphoniques avec le docteur Schwarz à Lisbonne, de courriers particuliers en Suisse que je fus parfois moi-même, il fut possible de sensibiliser non seulement les oeuvres mais aussi l'opinion publique américaine. Quelques centaines de visas furent obtenues grâce à l'action conjuguée du Joint, de l'United Committee for the Care of European Children, présidée par madame Eléonore Roosevelt. Trois convois purent être formés en mai et août 1941 et en mai 1942.

Mais la situation précaire rendit opportun d'augmenter rapidement le nombre de visas disponibles. Je pus être reçu à deux reprises par l'Amiral Leahy, envoyé spécial du président Roosevelt. Il recommanda le projet à Laval et câbla à madame Roosevelt. Grâce à l'intermédiaire de Roger Nathan, du ministère des finances, ami d'Yves Lyon et du chef de cabinet du président du Conseil, nous eûmes une audience auprès de Pierre Laval. Je me rappelle que dans l'antichambre nous discutâmes du Talmud et ce climat spécial en ce lieu spécial fut très sensible. La porte du cabinet présidentiel fut ouverte, mais le président demeura invisible tandis que nous devions exposer notre affaire à l'endroit où l'on nous avait laissés. Laval nous promit les visas de sortie pour peu que nous apportions la preuve du quota, en faveur des enfants. Je partis aussitôt pour Genève, traversant la frontière clandestinement avec l'aide de notre réseau d'Annemasse. J'étais de retour le surlendemain, après avoir téléphoné longuement à Lisbonne. En fin de semaine, c'est Leahy qui eut un télégramme signé par le Joint de la mise à disposition des visas entre les mains du comité américain unifié de sauvetage des enfants d'Europe. Dès réception de la copie, je me rendis une nouvelle fois auprès de l'Amiral Leahy qui avait eu confirmation de l'octroi des cinq mille visas. Avec sa bénédiction nous fûmes reçus une nouvelle fois, toujours secondés par Roger Nathan, par Pierre Laval, avec le même cérémonial. Il prit connaissance du télégramme du Joint, consulta les notes portant sur sa conférence, la veille, avec l'ambassadeur des États-Unis sur la même question et nous demanda de revenir encore le lendemain. On nous exhiba alors, avec une satisfaction visible, la note demandant aux Allemands l'autorisation de départ pour les enfants. Nous devions prendre garde, y avait inscrit en marge le Ritter Krug von Nidda, ambassadeur en mission extraordinaire auprès de Laval, que les journalistes ne déclenchent pas, à l'occasion de l'arrivée, une campagne de dénigrement contre l'Allemagne. "II faudra obtenir une garantie. À titre d'essai 500 pourront émigrer, mais attention à Berlin !"

Fiévreusement, les oeuvres se mirent au travail. UHICEM mit les bouchées doubles, l'OSE fit procéder aux examens sanitaires, dressa les innombrables documents nécessaires à chaque enfant, le Service social d'aide aux émigrants apporta son concours. Mais la police française, les bureaux, l'intendant général de la Police Bousquet, firent traîner en longueur la délivrance des visas de sortie, inventèrent des questionnaires nouveaux, exigèrent toujours de nouvelles pièces aux dossiers. Des mois s'écoulèrent avant que les cinq cents puissent être réunis à Marseille, munis des visas collectifs du consulat général de cette ville.

On tenta une démarche ultime auprès de Laval qui voulut bien nous parler face à face. On essaya de faire saisir l'atmosphère épuisante d'espoir et de découragement des enfants, on tenta de le convaincre qu'il était en son pouvoir de sauver par une mesure d'urgence, au moins ces cinq cents enfants, qu'il bénéficierait d'un large crédit moral international et national. Il fut sensible à cet argument et c'est d'ailleurs à ce seul moment qu'il nous regarda dans les yeux. Il y eut un long moment de silence. Il sembla réfléchir intensément (si ce n'était pas une feinte). Il mit fin à notre attente tendue, nous lança un non catégorique et quitta rapidement la pièce. Et les cinq cents enfants furent à leur tour rejetés dans l'angoisse et sous la menace...

Un comité de coordination s'était consacré spécialement à la tâche de sauvetage des milliers d'enfants, menacés avec leurs familles. Les Quakers disposant de liens favorisés avec le State Department, YMCA, OSE, Unitariens, le Secours européen aux étudiants, appuyé par le Conseil oecuménique, l'Agence juive, la Fédération protestante, l'Office palestinien, l'évêque de Genève et de Fribourg, avaient entrepris des interventions au Mexique, en Australie, en Palestine, dans les pays de l'Amérique latine, aux États-Unis. Outre les cinq mille visas accordés par l'Amérique du Nord, mille pour le Canada, mille pour la Palestine purent être obtenus en un temps record.

En présence des difficultés, de l'hostilité croissante des chefs de la police, du pouvoir, de la fermeture progressive des frontières, les oeuvres du comité de Nîmes tentèrent d'obtenir, du moins, une libération collective des camps des enfants, de vieillards, des anciens combattants et de leurs cadets, volontaires pour le conflit actuel. Commencée, en fait, dès le 10 décembre 1940, l'action de libération systématique, entreprise par l'OSE, le Secours suisse aux Enfants, la Société des Amis, fut poursuivie avec méthode développée avec persévérance, adaptée progressivement aux circonstances et orientée ainsi vers la clandestinité elle fut assumée avec un courage extraordinaire par les équipes de l'OSE, des Eclaireurs Israélites de France, de la CIMADE, les circuits OSE1, OSE2, Andrée Salomon et Georges Garel, la 6eme des Eclaireurs, les voyages organisés de la CIMADE, l'action de l'Qide aux mères, de certains services de l'Qssistance publique, du Secours national (du maréchal Pétain), de la Croix rouge française, des oeuvres des Évêchés "bien pensants" comme ceux de Toulouse, de Montauban, de Marseille, de Nice. Différents groupements de résistants avaient pris position dans les départements frontaliers. Les actes héroïques de larges couches de la population rivalisant de noblesse, de bravoure, de dévouement conjugués permirent de mettre du moins partiellement en échec la croisade sauvage des SD, de la Gestapo, de détachements de la Wehrmacht contre l'enfance juive appuyée par les services "d'Ordre" de la milice, des groupes francs de l'Action Française.

De cinq mille en novembre 1940, il ne restait plus dans les camps de concentration de la zone sud, au moment du déclenchement des grandes rafles de juillet 1942, que 540 enfants de zéro à quinze ans, dont les parents n'avaient pas pu ni voulu se séparer. La partie technique, infiniment ardue, des préparatifs à l'émigration, fut assumée par HICEM (Hias-Ica Emigr. Assoc.) sous la direction experte, calme, efficace de Wladimir Schah. Dès qu'il donna le feu vert, les jeunes passagers furent réunis dans un home de l'OSE près de Marseille, embryon de centre de transit. Alors que les deux premiers convois, déjà mentionnés organisés dans le calme passèrent l'un via Casablanca, l'autre via Lisbonne, l'atmosphère changea du tout au tout, dès le mois d'avril 1942.

L'émigration devint une course désespérée contre la montre. On sentait l'atmosphère s'épaissir, les bureaux se durcir encore, une mauvaise volonté manifeste dans beaucoup d'administrations. Le dernier convoi quitta la France, en mai 1942, in extremis.

L'interruption brutale de toutes les voies de communication avec les USA survint peu de temps après le départ du bateau. Les rafles de juillet 1942, de triste mémoire, furent suivies en zone sud dès le mois d'août, des mêmes forfaits. Ainsi plus d'un millier d'hommes, de femmes, d'enfants, pour la plupart des familles en résidence assignée dans les départements du Rhône, de l'Isère, de l'Ain, furent massés au camp militaire de Vénissieux.

Arrivé de Genève où j'étais allé alerter la fédération des communautés israélites de Suisse et mon ami Saly Maier représentant pour l'Europe du Joint, je fus cueilli par mes amis à la descente du train. Nous nous rendîmes au camp. Prévenues en même temps, les oeuvres y mandaient leurs collaborateurs les plus expérimentés.

Durant toute la nuit, avec leur éloquence irrésistible et leur foi inébranlable, Charles Ledermann, actuellement sénateur des Yvelines, ayant amené son beau-frère Georges Garel, l'Abbé Glasberg, Hélène Lévy, infirmière en chef de l'OSE, Denise Grunewald, mademoiselle Sylaback du SSAE (Service Social d'Aide aux Émigrants) et l'auteur de ces lignes, soutenus par un ami de longue date, Gilbert Lesage du service social du ministère du travail, soumirent avec force arguments, dossier après dossier, à la commission du criblage, défendant cas après cas, triant les malades pour les exclure du convoi de déportation. II fallait souvent dépêcher des motocyclistes au domicile des malheureuses familles pour y prendre des documents convaincants. Parfois on dut constituer un dossier sur place, à la hâte. Le premier départ était fixé à trois heures du matin. Usant d'une disposition d'exception de Vichy, que nous savions annulée de la veille, la petite équipe réussit à obtenir la libération des enfants de moins de quatorze ans. Il fallait déployer toute notre énergie, notre art de persuasion, beaucoup de douceur pour obtenir l'autorisation des parents afin de pouvoir prendre en garde les enfants. À l'aide de certaines ruses et d'artifices, on put exclure de la déportation tous les enfants et adolescents du convoi, un peu plus d'une centaine. On les habillait, les entretenait pour les distraire des scènes déchirantes éclatant au moment de leur séparation avec leurs parents. Ceux-là firent, dans l'ensemble, preuve d'un courage et d'une dignité admirables. Bouleversés, nous nous fîmes l'impression d'être des bourreaux; pourtant il n'y avait pas d'autre solution. Presque tous nous firent part de leurs dernières volontés, remirent leurs bijoux et des objets à l'intention des enfants, recommandèrent, sous les larmes, leurs trésors à notre fidèle tutelle; les noms du Joint et de l'OSE nous servirent de garants. Beaucoup d'entre eux nous firent part de leurs vœux quant à l'éducation profane, religieuse ou juive, et l'avenir de leurs enfants, en nous remettant les adresses de parents aux USA, en Grande Bretagne, en Australie, en Amérique Latine, en Palestine et en URSS. Puis ils enlacèrent leurs petits. Beaucoup les bénirent avec la formule biblique en usage millénaire chez les Juifs, sans verser une larme. Dans ces quelques versets, murmurés avec ferveur ils concentrèrent leur amour paternel. Ils leur demandèrent, fréquemment en Yiddish, langage de leur coeur, d'être dignes de leurs qualités de juifs, de ne pas oublier leur appartenance, ni leurs parents ; puis d'un geste brusque, harcelés par les gardes, ils se retournèrent pour cacher leur déchirement et leur émotion. Pas une des mères ne revint sur ses pas.

On ravitailla les enfants et on les fit se distraire pendant qu'on immolait les parents. On put convaincre les chauffeurs des cars qui enlevèrent les parents, de passer et repasser lentement devant les fenêtres du réfectoire éclairées a giorno. Personne ne saurait oublier, à jamais, ces regards avides, mouillés de larmes, ces mines hagardes tendues vers les têtes bouclées des enfants, buvant une dernière fois l'image de leurs petits. Tous tendirent le cou jusqu'à ce que les dernières lueurs des fenêtres éclairées eussent disparu, comme si la nuit noire avait happé les vivants.

Sous l'œil impassible du préfet régional et de son intendant de police on chargeait tout ce pauvre monde: exemptés, alités, grabataires, unijambistes, invalides, aveugles, comme du bétail, avec l'aide exclusive de la police française, des milices et de la gendarmerie. Pendant que le train démarrait on tentait encore, avec désespoir et une rage froide qui nous secouait tous, sous l'impulsion particulièrement obstinée de l'Abbé Glasberg, d'arracher, avec succès, quelques-unes des victimes.

Vers sept heures du matin, le dimanche 21 août, on fit monter les enfants dans les cars, cachant les plus grands sous les bancs. On passa les postes de contrôle, grâce surtout à Gilbert Lesage, et on les amena provisoirement à la maison des EIF (Éclaireurs Israélites de France) à Lyon sous la garde de "Griffon" (Claude Gutmann, déporté finalement). Quelques heures plus tard, le préfet régional ayant pris connaissance des télégrammes annulant toutes les exceptions, réclama rageusement les enfants, tempêta, menaça, alerta Vichy. Il me fit appeler au téléphone et me signifia mon arrestation et ma livraison aux Allemands si le lendemain à seize heures les enfants n'étaient pas rendus. Charles Ledermann fut en même temps menacé par le préfet bavant, pour complot contre la sûreté de l'État, d'être arrêté et remis aux Allemands en compagnie de votre "directeur médical de cette Union internationale qui cache des activités suspectes" sous le prétexte d'aider "des enfants", et des enfants juifs, naturellement, comme par hasard.

Le délai expirerait impitoyablement le lendemain à seize heures. Passé ce délai les enfants seraient chargés dans un wagon attaché à une rame de déportés attendue de Marseille. Profitant de ce répit nous nous rendîmes, mon ami Yves Lyon, commandant de réserve, ancien de Verdun, décoré pour maintes actions d'éclat, et moi, au ministère de l'Intérieur à Vichy. Nous ne fûmes pas très bien reçus. Nos anciens amis avaient été mutés ou étaient partis. Nous eûmes, en persévérant, la chance de tomber sur le substitut Pommaret, attaché au cabinet, homme compréhensif et sensible. Il nous écouta. Son indignation monta progressivement. Elle fut à son comble quand il apprit la détermination du préfet régional Tomasini de jeter les enfants dans le wagon du train de déportation. "Nous sommes encore en France quand même", s'écria-t-il, d'une voix tremblante. Il nous accompagna auprès du directeur du cabinet et, après cette entrevue, dans plusieurs bureaux pour être certain que nul contretemps ne retardât l'ordre téléphonique libérateur enjoignant à quinze heures trente au préfet la consigne de lâcher sa proie.

1943 - J. Weill avec le Dr Lazare Gurvitch,
juriste de l'OSE
Nos amis lyonnais n'étaient pas demeurés oisifs, entre temps. Quand les cars de police arrivèrent vers seize heures en dépit du coup de téléphone de Vichy, sous bonne escorte, remplis d'infir mières pour prendre livraison de la marchandise humaine, on n y trouva pas un seul enfant en dépit d'une perquisition en règle. Ils étaient remplacés par une masse de sympathisants de toutes les couches sociales de la cité rhodanaise donnant libre cours à leur vive indignation. Un cortège de plus en plus dense suivait les cars aux Amitiés Chrétiennes sans que les policiers n'y trouvent la moindre frimousse d'enfant. Alors le préfet de région, écumant de rage, se rendit auprès du cardinal Gerlier qu'assistait le père Chaillet, fondateur de "Témoignage Chrétien". Mis au courant par l'abbé Glasberg, celui-ci avait accepté la dispersion des gosses dans des maisons catholiques et des familles d'accueil. Aux appels de sirène préfectoraux, le primat des Gaules répondit qu'il ne garantissait pas l'ordre dans la cité si le préfet devait persister dans son projet incompréhensible. Pris violemment à parti par le préfet, le Père Chaillet refusa de communiquer les adresses des caches des enfants avant d'avoir une garantie gouvernementale, et non seulement la parole du préfet.

Une assignation à résidence à Privat fut la réponse de l'administration préfectorale. J'y conduisis le père. Après avoir été reçu avec une grande joie par le couvent il se rendit, en m'invitant à le suivre chez le commissaire central de la ville. Celui-ci reçut le prélat d'un air renfrogné et le questionna d'un air hautain et bourru. Agacé, le père se leva et dit : "Colonel Chaillet, du SR région Hongrie". À ces mots le commissaire s'arracha littéralement de son bureau, salua militairement et dit : "à vos ordres, mon colonel, vous êtes chez vous ici" !

Les méthodes tragico-comiques employées, par la suite, pour régulariser la situation conformément aux conventions de Vichy et ménager l'amour propre de ce haut fonctionnaire imbu de son autorité, imprégné d'une haine anti-juive viscérale, sont inénarrables. Grâce aux concours réunis de tous ces hommes et ces femmes intervenus avec courage et décision et de la population de Lyon, les enfants furent et demeurèrent sauvés.


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