Missions en Allemagne
extrait de la plaquette MA VIE RACONTEE A MOI-MEME (ch. 5) , publiée en 1975 et éditée par ses fils
les sous-titres sont de la Rédaction du site



Le Dr. Revel en uniforme d'officier
J'éprouve de plus en plus de difficultés à me rappeler la chronologie des faits. Je m'en excuse.
Début juin 1945, je reçus un coup de fil de Paris de notre siège de l'OSE, me demandant si j'étais d'accord d'aller dans les camps de concentration d'Allemagne. Leur siège à Genève avait obtenu du Gouvernement Fédéral Suisse de laisser entrer 400 enfants en Suisse, en provenance des camps, sous le couvert de la Croix-Rouge suisse. J'acceptai de grand codeur malgré la séparation que cela devait entraîner, malgré les sacrifices que cela imposait à ma famille et à moi. Cela s'ébruita très vite dans les milieux juifs de Lyon et j'étais submergé de demandes de recherches d'un être cher disparu, de photos, des plus humbles détails de leur signalement.

Il me fallut 48 heures pour donner toutes les directives à mon bureau, pour que, pendant mon absence, le travail puisse continuer normalement, et je suis parti pour Paris. Je devais me présenter au quartier général de l'Armée américaine. Je fus examiné, vacciné contre la peste, le choléra et la typhoïde, je fus mesuré, pesé et photographié et j'eus mon dossier.
On me donna une peau de mouton et un sac de couchage, une gamelle et un couvert, des serviettes de toilette et du savon et finalement, un laissez-passer, signé par Eisenhower. Tout cela était très sérieux et impressionnant.
Puis on m'envoya, où plutôt on me fit conduire en jeep à I'UNWRA (je crois que cela signifie United Nations Welfare Rescue Association). Là je fus mis en contact avec un officier américain et une soeur de la Croix-Rouge suisse qui devaient m'accompagner. L'officier américain était notre sauf-conduit, la déléguée de la Croix-Rouge, un gendarme. Je ne le sus que plus tard.

L'OSE nous adjoignit une assistante sociale (Fanny Loinger) et le capitaine Yves Lyon, dont je n'ai jamais su à quoi il servait, sauf un jour difficile, en Suisse, dont je parlerai en son temps.

On nous équipa d'une camionnette militaire et d'un chauffeur et nous voilà partis. Nous étions la première mission sanitaire juive à pénétrer en Allemagne. En dehors de la tâche de ramener 400 enfants juifs en Suisse, nous devions nous informer de la situation des juifs dans les camps, leur possibilité de retour dans leur pays d'origine ; sur le secours à apporter par des missions futures, sur l'état sanitaire des camps; sur le nombre des juifs et surtout d'enfants juifs dans les différents camps et préparer l'évacuation des soi-disant apatrides vers des centres d'accueil provisoires, situés plus à l'ouest, jusqu'à ce qu'une solution définitive pour leur avenir puisse être trouvée et appliquée.

"Ce n'est pas sans une émotion poignante que nous pénétrâmes sur le sol allemand quelques semaines seulement après la fin de la plus horrible des guerres faite aux enfants et aux vieillards, dans ce pays où une pseudo-mystique à prétention raciste a failli engloutir une civilisation plusieurs fois millénaire. Les spectres des villes détruites témoignaient par leurs visions dantesques d'un châtiment sans précédent dans l'histoire" Voilà l'introduction que j'avais écrite en 1945 pour ma plaquette Évocation de Buchenwald.

Nous pénétrâmes en Allemagne par Sarrebruck, et passâmes notre première nuit, à Francfort, dans un grand hôtel en face de ce qui avait été la gare. L'hôtel aussi était éventré et nos chambres, suspendues en l'air par le miracle de l'inertie, et comme pour témoigner que la mort avait rodé par là. L'hôtel n'avait plus de façade, ni de face et les chambres béaient dans le vide comme mille yeux dans des crânes de morts.

Pour traverser les villes, il fallait une boussole, comme sur la mer, les vagues étant remplacée par des amas de ruines. La rare population vivait dans les caves qui avaient résisté aux bombardements.
Sur ces magnifiques Autobahnen, pointes offensives dirigées contre le cœur des nations voisines, on voyait errer des colonnes de piétons, ici traînant une charrette surchargée d'objets les plus hétéroclites, là poussant une brouette ou une voiture d'enfant, là encore portant à même le dos un paquetage sommaire. Mines défaites, habits boueux, souliers troués : juste retour des choses.
Voici l'image que nous rencontrions du fier Herrenvolk qui avait chassé tant de pauvres humains sur la route comme des bêtes et qui maintenant errait à travers le pays, fuyant l'occupant russe qui avançait et dont ils craignaient le juste châtiment.

Nous arrivâmes à Weimar pour la deuxième nuit de notre voyage. On me logea chez une veuve de pasteur dont la maison avait été épargnée. Elle ne fut guère gracieuse, ni enchantée de ma présence, ni même rongée de remords. Elle avait perdu son mari et ses enfants par la guerre. Elle avait des excuses d'être aigrie. J'ai dû insister pour qu'elle change les draps de mon lit. Je n'étais pas probablement le premier "occupant".
Je la questionnai sur le camp de Buchenwald, à quelques kilomètre à peine de Weimar. Elle n'avait jamais entendu parler d'atrocités nazies, tout cela était mensonge et calomnie. J'en étais écœuré, honteux pour elle et pour l'humanité. Cela ne pouvait rien laisser prévoir de bon pour l'avenir. Je crois que j'ai eu des cauchemars, cette nuit-là.

Buchenwald

Le lendemain, nous partions pour le camp de Buchenwald.
Au fur et à mesure que nous approchions de notre but, le fameux camp de Buchenwald, l'angoisse prenait possession de nous, nous étreignait le cœur.
Je vois encore maintenant cette lugubre forêt au nord de Weimar qui couvre le Lesterberg où l'Allemagne de Goethe avait, dans un siècle plus heureux, vu une rencontre entre son poète national et Eckermann.
A peine un siècle plus tard, par les faits d'une bande de gangsters, elle est encore une fois passée dans l'histoire, comme la plus honteuse tache sur la civilisation allemande. Une seule route la parcourt, construite par les malheureux esclaves des temps modernes. Que de sueur, que de sang, que de morts a-t-elle engloutis ? Sept kilomètres de sol trempé, où des êtres humains, dont le seul crime était de ne pas être du même avis ou de la même essence que leurs bourreaux, ont dû accomplir des travaux de forçats et dans quelles conditions! Arracher les arbres, les traîner sur le dos, casser des pierres, tirer le lourd rouleau compresseur sous les coups de matraque des tortionnaires, sous les crocs des chiens.
Et nous la montions, doucement, cette route vers la célèbre colline "sans oiseaux". Sans oiseaux! Ces charmantes bêtes avaient quitté cette terre trempée de sang.
A l'approche du camp, la route était isolée par un double grillage de fil de fer barbelé et l'on voyait à 100 m du K-Z (Konzentrationslager - Camp de concentration) une grande barrière barrer la route, bordée de guérites.
En travers de cette route on lisait sur une énorme pancarte l'inscription :
HALT ! - PASSAGE DEFENDU.
Les Américains en avaient accroché une autre, portant:
ICI COMMENCE LE REGNE DE LA BARBARIE !
Un peu plus loin, une autre, tout aussi grande, avec l'inscription en lettres colossales :
JEDEM DAS SEINE (A chacun son dû) - ARBEIT MACHT FREI (Le travail libère)

Tout le camp qui couvrait quelques kilomètres carrés était entouré d'une enceinte électrifiée, dont le simple contact tuait (elle avait déjà été arrachée à notre arrivée) ; il ne restait que la gare et la voie ferrée. Par là arrivaient les trains de déportés. Combien étaient-ils ? Combien en reste-t-il ? Combien de milliers y ont laissé leur vie ?

Je ne voudrais pas refaire la pénible description de ce que fut la vie, ses souffrances et la mort des déportés de Buchenwald. Ceci n'est pas mon propos. Je l'ai fait dans ma plaquette Evocation de Buchenwald. Je ne voudrais que raconter ce que j'y ai vu et fait. Vu : les ombres chétives des occupants, croupissant dans des baraquements en bois, sur des clayettes de bois à deux, trois ou cinq dans une rangée et à raison de trois rangées superposées. Le sol était en terre battue, gluant et malodorant Les ouvertures étaient constituées par de petites lucarnes qu'on pouvait bloquer de l'extérieur par un volet de bois plein. Les pauvres survivants portaient encore leur costume de bagnard qui flottait autour de leur pauvre corps décharné. Ils étaient tous chauves et livides avec de grands yeux étonnés de vivre encore.
Vu : les installations sanitaires qui étaient de simples troncs de bois au-dessus d'une fosse.
Vu : le manque d'installation de douches ou de lavabos, de simples robinets au bout d'un tuyau de fer.
Vu : des chambres remplies jusqu'au plafond de cartes d'identité dans toutes les langues, car tout était conservé soigneusement dans les archives du camp.
Vu : une pièce pleine de lunettes, de dentiers, de souliers.
Vu : le champ de rassemblement avec les installations de tortures, les crochets de boucherie plantés dans un mur, crochets auxquels on pendait les malheureuses victimes.
Vu : les usines de munitions et d'armes, lieu de travail de ces esclaves des temps sombres.
Vu,Vu,Vu : jusqu'à l'écœurement...
Fait : Examiné les malades, soigné, inventorié.

J'ai dû leur faire un discours ; je crois que c'est mon souvenir le plus pénible. On a réuni tout ce qui était mobile, tout ce qui pouvait se traîner dans un grand hangar et l'on m'a demandé de leur parler.
Pourquoi parler quand il faut agir ? N'est-ce pas cacher son inaptitude de régler les problèmes ?
C'est ce qui nous arrivait : notre venue avait éveillé des espoirs que nous ne pouvions pas combler.
Ces pauvres avaient souffert dans le camp, avaient été libérés, mais ! ... Mais ils étaient toujours enfermés dans un enclos, comme des moutons. Ils voulaient sortir, savoir où aller. Ils voulaient errer, chercher, chercher les traces des leurs : de leur femme, de leur mari, de leur père, de leur mère, de leurs enfants. Chercher où particulièrement ?
Il fallait leur parler - et ce n'était pas facile - dire que nous étions venus les regarder comme des bêtes curieuses, des gens d'un autre monde!... Que nous n'avions aucun moyen de les aider en ce moment... Que nous étions venus faire une "sélection", - encore "sélection" -, comme si Hitler n'en avait fait assez!... Que nous voulions des enfants, leurs enfants.... Mais ils étaient tous des enfants, même les vieux, des enfants orphelins, sans parents, sans patrie, sans avenir... Que nous organiserions des convois, que nous trouverions des pays qui veuillent les adopter, que nous soignerions leurs malades, que nous leur rendrions figure humaine et l'envie de vivre.
Nous étions pauvres en face d'eux. Ils étaient les accusateurs, nous les accusés. Les discours n'y changeaient rien.

La réalité était que nous devions constituer un convoi de 400 enfants pour la Suisse. 400 enfants, les Suisses avaient limité l'âge à 16 ans. Comment les trouver, c'était là le problème. La déléguée de la Croix-Rouge était là pour vérifier.
Nos journées étaient bien remplies. Je n'avais pas oublié la promesse que j'avais faite à nos amis lyonnais, de rechercher les traces de leurs disparus. Il était matériellement impossible de questionner tout le monde. Aussi, dû-je me résoudre à afficher les photos, noms et références, dans l'espoir que l'un ou l'autre reconnaisse quelqu'un. Mon espoir devait être déçu.
Nous dressions donc des listes de tous ceux qui nous paraissaient susceptibles de passer pour moins de 17 ans. Cela donnait lieu à des scènes pénibles quand nous devions en refuser. Partir était pour eux la promesse d'un paradis perdu. Personne ne pouvait produire un acte d'état-civil ; ils avaient été dépersonnalisés et réduits au rang de numéro matricule. Cela aggravait notre problème, mais le facilitait aussi en face de la déléguée de la Croix-Rouge : nous avions la possibilité de "marchander". Les petits avaient plus de chance que les grands, les maigres plus que les forts.

Après quelques pénibles journées de ce marchandage, nos listes étaient prêtes et nous pouvions nous occuper des détails du voyage. Le train était commandé, le ravitaillement était fourni par l'armée [américaine] , la désinfection des élus pouvait commencer.
Les autorités militaires étaient hantées par la crainte du typhus exanthématique, aussi, tout le monde devait-il se soumettre à une vaccination (nous avons d'ailleurs dû faire évacuer plusieurs suspects en cours de voyage). Le train rentrait en "gare", le soir, tard après fermeture de la porte du camp. Les partants devaient être amenés le lendemain matin à 5 heures par camion. La déléguée de la Croix- Rouge vérifiait personnellement tous les noms, qu'elle cochait au fur et à mesure des arrivées. Les portes étaient verrouillées dès que le wagon était rempli. Elle était intraitable et irréductible, Et pourtant ...

Et pourtant, quand nous avons fait le compte en cours de route, les 400 étaient devenus 800. Comment ils avaient réussi à se faufiler, à se cacher et ne pas être découverts, il faut le leur demander. Ils avaient passé par une rude école pour apprendre à survivre, envers et contre tout. Nous n'en avons pas pipé mot. La déléguée de le Croix-Rouge était confortablement installée dans un wagon de première avec l'officier américain, délégué de I'UNWRA et nous ne les avons pas dérangés. Nous avons recommencé notre séance de désinfection au moyen d'un pulvérisateur à DDT. Nous soufflions cette poudre sous la chemise des gens, un coup dans le dos, un coup dans le ventre.

Le train roulait à petite allure et s'arrêtait souvent en plein champ. Nos voyageurs devenaient intenables. A chaque arrêt, ils enjambaient les fenêtres et sortaient cueillir des fruits en démolissant tout sur leur passage. Nous tremblions pour leur sécurité. Les voies étaient gardées, surtout près des ponts et les soldats avaient la détente rapide. C'est comme cela qu'un de nos garçons a été blessé par une balle dans le bras. Du travail en plus.
Au fond nous étions heureux pour les jeunes qui avaient pu quitter Buchenwald, même illégalement, mais avions des inquiétudes sur les suites qui ne manqueraient pas de se produire. Et nous décidâmes qu'au prochain arrêt dans une gare, nous expédierions un télégramme à l'OSE à Paris pour qu'elle puisse prendre ses dispositions, dès notre arrivée en France. Cela a donné lieu à un quiproquo rocambolesque que je vous conterai en son temps.

Ce voyage a été long et mouvementé. Le passage du Rhin nous prit deux jours. Il n'y avait qu'un pont à une voie en service et les convois militaires avaient la priorité. Il pleuvait à verse. Nous passions le temps comme nous pouvions. Je m'installais dans mon compartiment et faisais venir les garçons et les filles par petits groupes. Je les faisais parler, parler de leur vie. Je prenais des notes et ainsi naissait la plaquette Evocation de Buchenwald.

Je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit. J'ai fouillé dans mes souvenirs, ai essayé de me rappeler et me suis rendu compte que ce n'était pas la même chose : se souvenir est quelque chose de plus profond, quelque chose qui est enfoui dans le subconscient et qu'il faut en arracher bribes par bribes, morceau par morceau. Se rappeler, c'est rappeler quelque chose qui est là tout proche, un nom, une date, quelque chose de plus précis, de plus matériel.
J'ai constaté que les impressions, les sensations sont restés plus "souvenables" que les dates et les noms qu'on sait et qu'on ne sait plus. Cela me tracasse, car je voulais faire de ce récit un compte-rendu précis.
Je m'excuse de transcrire ici cette méditation mais il fallait que je me libère.

Je m'étais donc arrêté aux conversations que j'avais avec nos passagers; malheureusement, je n'ai pas retenu leurs noms. Ils étaient pour nous des Prénoms seulement. J'ai su plus tard que parmi eux se trouvait celui qui devait devenir l'écrivain Elie Wiese1. D'autres sont devenus des professeurs de faculté, mais le gros est resté dans l'anonymat.

Arrivée en France

Il y a longtemps que je n'ai plus parlé des miens, de ma famille que j'ai laissée à Lyon. J'en étais sans nouvelles. Je leur ai écrit tous les soirs, espérant qu'au moins une lettre leur arriverait de temps à autre.
J'ai su à mon retour, combien leur inquiétude était grande. Léon Meiss m'a raconté plus tard que la rumeur avait circulé à Lyon que ma jeep avait sauté sur une mine. Les bonnes âmes ont dit à Suzel : "Pauvre, on comprend votre inquiétude". Cela n'a pas contribué à soutenir son moral. Heureusement, ils recevaient une lettre de temps en temps, mais le doute était semé. Je m'étais proposé de leur téléphoner dès notre première halte en territoire français, ce que je fis, à notre grande joie à tous.

Le train de Buchenwald en gare de Thionville -
de g. à dr. : le Dr. Joseph Weill, le Dr. Revel
et le Général Basset
Mais nous n'en étions pas encore là. Je vous ai dit que nous avions expédié un télégramme à l'OSE, à Paris, leur disant de prendre leurs dispositions pour accueillir nos voyageurs clandestins. Ce télégramme avait été mal interprété par la Censure militaire française. Les voyageurs clandestins étaient devenus des S.S., des nazis qui voulaient fuir, et les dispositions à prendre étaient devenues un siège, un encerclement militaire de la gare de Thionville. On n'avait pas compté avec notre retard à passer le Rhin, et le dispositif était en place 48 heures trop tôt, et sous une pluie battante, ce qui heureusement avait quelque peu refroidi l'ardeur combattive de la troupe.
Notre accueil avait donc un caractère moins policier que prévu, le malentendu ayant été vite dissipé.

Nous avons débarqué les 400 garçons et filles les plus âgés qu'on a fait monter dans des cars pour les remettre à la sauvegarde de l'OSE. Auparavant, ils avaient été dignement fêtés et nourris par la municipalité de Thionville.
Ils sont allés dans des maisons d'enfants de l'OSE dans la région parisienne, à Ecouis et à Taverny, si mes souvenirs sont exacts, puis après, retrouver qui, de la famille en France, aux USA, ou immigrer en Israël, ou plutôt ce qui devait devenir l'Etat d'Israël.

Nous, nous n'étions pas encore au bout de notre course. Je me rappelle que c'était un vendredi matin. Nous roulions vers le département des Vosges sur des voies de moindre circulation. Nous passâmes par Remiremont, vers vendredi midi. Nous avions demandé à la M.P. [Military Police] de service d'alerter l'aumônier militaire juif le plus proche, pour qu'il nous organise un service religieux quelque part dans les environs, et notre convoi se remit en route. Mais le M.P. de service avait bien fait son travail : quelques kilomètres plus loin, nous fûmes arrêtés au milieu des champs, un aumônier militaire était là, tout le monde descendit du train et nous avons célébré le service shabbatique le plus émouvant de ma vie. Ce fut en effet le premier où ces jeunes gens, rescapés de la mort la plus atroce, ont pu crier leur joie et remercier D'eu de les avoir préservés. Jamais un "Shereianou Wekiemanou" n'a été plus ardemment chanté que ce jour-là. Nous en avons pleuré de joie et d'émotion.

Et le voyage continuai. Je me rappelle vaguement d'avoir été allongé sur la banquette de mon compartiment et de m'être assoupi, assommé par la fatigue qui s'était accumulée. Je vois comme dans un rêve le train ralentir à la gare de Mulhouse, des ombres passer devant ma fenêtre : c'était la Croix-Rouge qui distribuait des paquets de vivres - et je me suis rendormi. Nous devions avoir été longtemps arrêtés, car il faisait grand jour quand le train s'est de nouveau arrêté à Saint-Louis. Pendant toute la traversée de la France, nos jeunes gens avaient été d'une sagesse exemplaire, eux qui sur le territoire allemand avaient été nerveux, surexcités et auraient voulu tout saccager. Leur haine s'était transformée en gratitude, et les plaies de leurs âmes commençaient à les faire moins souffrir. Mais nos soucis n'étaient pas encore terminés : nous pensions à la limite d'âge qui avait été imposée et 80% de nos protégés l'avaient largement dépassée.

En Suisse

Le commissaire de Police de la gare de Saint-Louis était monté à bord du train. Nous lui avons confié nos inquiétudes et il nous a tranquillisés. Il nous demanda de le laisser faire. Sur le quai de la gare se tenait une colonne de la Police frontalière suisse avec, à sa tête, un colonel, qui devait être le colonel Pfister, chef de la Police des Frontières. Ils étaient en train de discuter avec notre déléguée de la Croix-Rouge suisse.

Ils firent descendre tout le monde du train, bouclèrent les portes et firent s'aligner nos jeunes gens, le long du quai. Ils passèrent notre pauvre troupe en revue, examinant chaque cas avec une Grundlichkeit (rigueur) inquiétante. Puis ils firent remonter dans le train "leur sélection", en les enfermant soigneusement. Nous fiant à la promesse faite par le Commissaire français, nous restions à l'écart. Le Commissaire prévoyant la tournure que semblait prendre cette "affaire" est allé téléphoner à ses supérieurs et est revenu dire au Colonel Pfister que son gouvernement refusait de reprendre les jeunes gens, qu'ils en avaient déjà gardé 400 en France, et si le Gouvernement Fédéral suisse refusait de laisser entrer en Suisse les jeunes gens restants, ils resteraient entre les deux frontières.
Craignant des complications diplomatiques et surtout le scandale que la Presse aurait dénoncé, ils ont cédé, la rage au cœur. Ils devaient l'assouvir sur nous.

Je me souviens de notre entrée en territoire suisse, notre passage le long du Zoo de Bâle, si familier, de notre passage à la gare de Bâle, vide, désolée, où j'espérais trouver toute la communauté juive assemblée pour nous recevoir. Rien, rien, rien ; on avait fait le vide autour de nous comme si l'on avait voulu nous cacher. Et nous glissions lentement vers un camp, encore un camp, près de Rheinfelden.


Le Dr. Revel et Fanny Loinger
Le "Débarquement" commença ; les jeunes gens étaient acheminés vers une salle à manger et nous, nous étions arrêtés. Oui, arrêtés. J'entends encore le colonel Pfister crier : "Fuhren Sie diesen Mann ab" (Arrêtez cet homme). Il faut que je précise que j'avais ôté les insignes de mon grade de capitaine, le port d'un uniforme étranger étant défendu en Suisse sans autorisation spéciale. On voulait nous offrir à manger, ou c'était le cuistot qui nous faisait l'article de son art. Nous avons préféré ne rien accepter dans ces conditions ; puis on nous signifia que nous serions expulsés de Suisse.
Après un certain temps, un capitaine suisse est venu me chercher : on me demandait au téléphone de Genève.
Le capitaine me conduisit à un poste de téléphone (J'avais entretemps remis mes galons). L'OSE de Genève était au bout du fil. Ils avaient eu un appel du Ministère de l'Intérieur de Berne leur reprochant notre manœuvre à la Frontière. Je leur ai fourni toutes les explications et ils ont très bien compris nos motifs. Le plus gêné fut le Suisse qui était témoin de ma conversation.

Nous fûmes donc priés de monter sur un camion de l'armée, gardés par un planton muni d'une carabine et reconduits à la gare de Bâle. Nous demandâmes à l'officier qui nous accompagnait de nous laisser entrer au buffet de la gare pour manger. Nous n'étions plus que les Français : la Suissesse et le délégué de l'UNWRA étaient partis vers d'autres destinations. Nous nous sommes installés au buffet de la gare, et c'est là que nous avons découvert l'utilité du capitaine Yves Lyon. Par hasard, il a reconnu parmi les autres occupants du buffet un homme qui était le directeur d'une importante Banque Suisse, du Schweizer Bankverein pour ne pas la nommer. Il s'étonnait de nous trouver là, en uniforme et sévèrement gardés. Il nous pria de ne pas bouger ; il allait s'occuper de nous. Et c'était vrai. Quelques minutes après, arrivait le consul des USA qui nous emmena chez lui. Il nous a offert un drink et mit sa salle de bains à notre disposition pour faire un brin de toilette - et nous en avions besoin. Il téléphona à son ambassade à Berne et nous annonça que le gouvernement suisse nous invitait à un séjour de trois jours à Genève où se trouvait le siège central de l'OSE.

L'OSE est une Oeuvre de Secours aux Enfants qui plonge ses racines en Russie. Elle avait été créée avec des subsides du Joint américain, lui-même filiale de l'United Jewish Appeal. Son but est inscrit dans son nom. Il créait des maisons d'enfants dans tous les pays où sa présence était nécessaire. Il avait des dispensaires, et un corps de médecins et assistantes sociales qui s'occupaient, les uns de la santé des enfants, et les autres des enquêtes sociales.
La direction centrale se trouvait, depuis des dizaines d'années, à Genève.
Notre réception au Centre de l'OSE compensait l'épaule froide que nous avaient montrée les autorités helvétiques, mais même les œuvres juives ont une bureaucratie, et j'étais, à longueur de journée, obligé de faire des rapports verbaux et écrits (la bande magnétique n'existait pas encore).

J'ai pu longuement m'entretenir par téléphone avec Suzel et les enfants et leur promettre un prompt retour au foyer. Pour la première fois depuis le début de la guerre, nous avons pu faire des achats à profusion, et j'en ai profité pour les miens et moi-même. J'ai dû acheter des valises pour pouvoir tout ramener.
Je ne sais comment la Presse d'opposition a eu vent de notre présence et de nos mésaventures. Toujours est-il que j'ai eu des appels téléphoniques nocturnes dans mon hôtel, me demandant un rendez vous. Je leur ai répondu que j'étais l'hôte du gouvernement helvétique et de ce fait, tenu à la discrétion. Il n'est pas impossible que ces appels aient été télécommandés par le gouvernement pour connaître nos intentions.

Que sont devenus les enfants que nous avons laissés en Suisse? Pris en charge très rapidement, ils ont pu, dans les homes de l'OSE, refaire leur santé et se préparer à émigrer en Israël. Il y en a une qui a retrouvé mon adresse et m'a écrit régulièrement des lettres émouvantes. Elle s'est mariée à Nataniya, elle a deux filles, dont l'une s'est mariée l'an dernier ; elle me considère comme son père. Elle s'appelle Yadwiga Baum, épouse Lubochinsky, son mari tient un magasin d'électricité.
Il y en a sûrement d'autres en Israël, mais comment les retrouver ?

Et ce fut le retour à Lyon, et les joies des retrouvailles...

J'ai retrouvé Lyon grouillant de monde ; les réfugiés n'avaient, pour la plupart, pas pu retourner chez eux.
Nos dispensaires travaillaient à plein temps et nos maisons d'enfants étaient pleines. Ma belle-soeur Hélène, Aya pour les initiés, et son mari Nathi sont venus à Lyon ouvrir une maison d'enfants. Ce fut le début de leur carrière de travailleurs sociaux dans lequel ils ont si merveilleusement réussi et qu'ils continuent encore maintenant, malgré leur retraite, pour le plus grand bien des "Katamonim" à Jérusalem.

L'OSE me confia la direction du secteur Sud qui comprenait, outre la région lyonnaise, la région de Grenoble et le Midi de la France. C'était un très gros travail. Il fallait trouver des directeurs locaux capables et dévoués. Il fallait trouver des locaux, du personnel infirmier et social. Je n'avais pas fini de voyager.

Le camp de Neustadt

Puis vint le moment où les américains regroupaient les D.P., (deplaced persons ; euphémisme pour ceux que nous appelions les anciens déportés), dans des camps de repli en zone américaine et anglaise.

Je dus repartir dans un de ces camps, près de Neustadt dans le Schleswig-Holstein, à plus de 1200 km. de Lyon. L'OSE mettait à ma disposition une grosse voiture américaine. Je partis pour Bruxelles avec Fanny Loinger comme assistante sociale, Bruxelles comme première étape de mon voyage. Je me ravitaillais en essence aux postes réservés à l'armée.
A Bruxelles, je chargeai un officier d'intendance, personnage falot, obèse, peureux, avec lequel je ne trouvai pas de contact. Il devait s'occuper des besoins matériels de l'équipe et des questions administratives.
Heureusement j'ai trouvé au camp de Neustadt du personnel sympathique, employés de l'UNWRA, qui devaient grandement me faciliter la tâche.

Permis de circuler dans la zone d'occupation anglaise
Notre deuxième nuit, nous la passâmes à Hambourg dans un hôtel réquisitionné par l'armée. Nous étions en secteur anglais et la vie était plus rigide et plus snob et aussi un tout petit peu moins favorable à nous. C'était le moment des débarquements clandestins en Palestine, sous mandat britannique, et le début de leurs difficultés avec les juifs.
La guerre contre le Japon n'était pas finie, et peu après, il y eut la bombe atomique sur Hiroshima ; mais j'anticipe. Nous étions à Hambourg. Nous avions garé la voiture sur le parking gardé de l'armée et le lendemain, nous l'avons trouvée fracturée et cambriolée. C'est ainsi que nous perdîmes notre machine à écrire.
Hambourg avait beaucoup souffert de la guerre et il ne restait que peu d'ilots habitables, debout. Le reste était un champ de mines. Il y avait énormément de troupes, la "frontière" avec la zone russe n'était qu'à une centaine de kilomètres. C'est là qu'arrivait tout le ravitaillement en armes et en nourriture pour les armées d'occupation. C'était aussi la tête de pont du pipe-line qui amenait l'essence dans le secteur allié.
Ce poste grouillait de convois et les routes étaient bondées de camions militaires.

Nous progressions péniblement à travers ce tohu-bohu. Plus on avançait vers le Schleswig-Holstein, plus le paysage changeait, plus il devenait paisible, verdoyant, nous longions des lacs, traversions des forêts, trouvions des maisons à toits de chaume ; ici, la guerre n'avait pas passé. J'ignore pourquoi, car les nazis y avaient installé des Kadettenschule, des pépinières du nazisme, des homes de vacances pour leurs troupes d'élite, les S.S., des "Rasseninstitute" et des "Haras" pour l'amélioration de la Race nazie, du Herrenvolk.
Dans ces homes étaient logées les plus belles filles, correspondant aux normes établies par les Rassenforscher, (les pseudo-scientistes de Rosenberg) et les SS venaient y passer leurs permissions pour perpétuer et améliorer la race nazie. On trouvait de ces institutions un peu partout. J'en ai visité une dans la Forêt Noire - le plus beau était juste assez bon pour eux. Et quand on les compare au sort qu'on avait fait à nos pauvres déportés, on désespère de la race humaine ; les bêtes sont meilleures.

"Notre" camp de D.P. était installé dans une ancienne Kadettenschule ; les conditions de vie y étaient acceptables. Les chambres belles, la nourriture surabondante. Les D.P. pouvaient s'absenter aux fins de regroupement familial, mais devaient en demander l'autorisation et obtenir un laissez-passer. De ce fait, la "population" était fluctuante, et cela compliquait les soins médicaux. La plupart des gens avaient la dysenterie ainsi que des troubles d'assimilation et de métabolisme. Leur coefficient de mastication était nul et il fallait les faire appareiller. Les tuberculeux étaient nombreux et ils demandaient des soins et souvent une immobilisation dans un sana. Le camp était énorme et je ne pouvais m'occuper de tous à la fois. Je travaillais jour et nuit et n'avais même pas le temps d'écrire longuement à Suzel.

J'avais des difficultés avec les malades hospitalisés. J'allais les voir régulièrement mais ils étaient hospitalisés dans les cliniques de la ville, soignés par des médecins allemands avec lesquels une coopération était difficile. Ceux-ci n'avaient rien perdu de leur morgue, sortaient de la chambre des malades en claquant les portes dès que j'apparaissais. Il y avait bien un officier anglais attaché à chaque clinique, mais il ne m'était d'aucun secours. Les médecins étaient rares et on ne pouvait se passer des médecins allemands. Ils étaient probablement consciencieux, mais ne me facilitaient guère la tâche. J'y suis tout de même resté trois mois. C'était long.

Le camp n'était pas uniquement un camp juif. Il y avait un très grand nombre de chrétiens, provenant de Lituanie, de Hongrie, de Pologne etc. Ils avaient été déportés par les Allemands dans des camps de travail et ne pouvaient ou ne voulaient pas rentrer chez eux pour des raisons politiques. Ils étaient pour la plupart antisémites et les rixes étaient fréquentes.

Mais revenons à nos protégés : Nous avions installé un fichier central où chacun pouvait inscrire son identité et le nom des personnes de sa famille qu'il recherchait de même, que le nom des gens qu'il avait encore trouvés en vie à la fin de la guerre. Ce fichier pouvait être consulté par tout le monde et il a grandement facilité le regroupement familial. Les gens ont fait des centaines de kilomètres sur le moindre indice que ce fichier leur avait procuré, mais rares étaient ceux dont les espoirs n'ont pas été déçus.

J'ai fait, à différents moments, de courts séjours au camp de Bergen-Belsen, où œuvrait une autre équipe de l'OSE, avec laquelle j'ai pu discuter et étudier des problèmes communs.
J'ai logé chez une famille sympathique. En tous cas, ils ont été très prévenants et je trouvais souvent un panier de fruits ou un gâteau dans ma chambre. C'étaient deux femmes et un petit garçon de 4 ans ; mère et fille dont les maris n'étaient pas rentrés de la guerre. Elles haïssaient Hitler et ses comparses. Le petit Hans courait toujours vers moi quand il me voyait.
Un jour, j'ai parlé dans la rue à un D.P. qui portait encore sa veste de bagnard ; le gosse en me voyant s'est sauvé. Je l'ai questionné sur son attitude, il m'a dit qu'il avait peur du Verbrecher (criminel). Sa maîtresse à l'école leur avait dit que les D.P. étaient tous des Verbrecher.
J'en ai parlé au gouverneur militaire anglais. II m'a répondu qu'il ne pouvait rien y faire. Il avait ordre de ménager l'opinion publique. La collaboration était déjà en route.

Nous avions aussi vécu une histoire burlesque : défense était faite aux troupes d'occupation de se ravitailler sur la population. Probablement, Fanny Loinger en avait assez de la ratatouille ordinaire, le fait est qu'elle a acheté une belle oie à une paysanne pour nous offrir un dîner royal. Mal lui en prit : l'oie n'était pas encore au four que nous étions convoqués d'urgence chez le commandant de la place qui nous a tancés, nous a menacés d'arrêt de rigueur, en cas de récidive, et a fait confisquer le mobile du crime. La couronne de Sa gracieuse Majesté s'était enrichie d'une oie !


On approchait de Rosch Haschanah et j'avais envie de rentrer. Je n'ai malheureusement pu quitter que l'avant-veille de Kippour et suis encore juste arrivé à Paris pour jeûner, mais plus pour prendre un repas. J'ai donc jeûné dans une chambre d'hôtel, avec l'estomac quasiment vide.

J'avais emmené avec moi une déportée, qui croyait avoir un frère à Paris. Elle m'avait servi d'interprète dans mes conversations avec des Polonais. Je l'avais transformée en infirmière, lui couvrant son crâne rasé d'un voile d'infirmière et en lui mettant une blouse blanche, avec un brassard de la Croix-Rouge. Elle m'a écrit pendant des années de la rue des Abbesses à Paris, puis plus tard, de Vittel où elle avait épousé un médecin curiste, ancien déporté comme elle. Je ne l'ai jamais revue, malgré de nombreuses invitations de part et d'autre.

Sur l'intégration des "enfants de Buchenwald" en France, lire les articles :
- Revenus du néant, Judith Hemmendinger
- "Chez nous" à Versailles, Mireille Warschawski


 judaisme alsacien Personnalités
© A . S . I . J . A .