Au moment où notre dernier numéro sortait des rotatives, les quotidiens ont publié le verdict, attendu avec impatience, de la Cour de cassation : annulation sans renvoi. Les divers rapports sur les délibérations à la Chambre et au Sénat que nous avons lus depuis, ainsi que les jugements de la presse, donnent à voir que ce verdict s’accorde avec ce que la grande majorité du peuple, et pas seulement en France, a souhaité et attendu. Et puisque la voix du peuple, c’est la voix de Dieu, nous pouvons avoir la certitude que le rideau est enfin tombé sur ce drame qui a tenu en haleine pendant plus d’une décennie les esprits de toute l’humanité civilisée. "L’Affaire" est finie.
On a cependant souligné un nombre incalculable de fois que l’affaire Dreyfus possède également, outre sa signification personnelle, une signification universelle. Et c’est justement à cette signification universelle qu’elle doit dans une très large mesure son caractère particulier. L’affaire [Sache] était spécialement importante pour nous, les Juifs, parce que nous sommes habitués depuis des siècles à ce qu’on rende responsable l’ensemble des nôtres pour les mauvaises actions d’un seul d’entre nous. Si Dreyfus est un traître, tous les Juifs sont des traîtres, voilà ce qu’on a non seulement pensé, mais aussi dit et écrit dans toutes les variations imaginables.
Un autre élément s’ajoutait à cela pour nous, Juifs alsaciens. Dreyfus est originaire d’Alsace, son adversaire principal, le colonel Sandherr, était né Alsacien, l’un comme l’autre reste attaché par de multiples liens à notre patrie. Comment s’étonner que l’Affaire ait, dans ses diverses phases, toujours trouvé le plus grand retentissement ici, si les Juifs alsaciens que nous sommes et qui, pour une partie d’entre nous, connaissons personnellement les protagonistes, avons joué un rôle de tout premier plan dans cette affaire [Sache] ?
Certes, à l’époque où l’innocence du prisonnier de l’Île du Diable n’était pas encore clairement établie, nous pouvions librement penser et dire : nous ne sommes pas responsables des actions d’un seul d’entre nous, mais pouvions-nous empêcher qu’on nous traite de "Dreyfus" pour nous insulter ? N’étions-nous pas forcés de nous taire quand on nous disait : voyez combien nos ancêtres ont eu raison de refuser votre émancipation à l’époque de la grande Révolution, puisque l’un de vous a tenté de trahir le pays qui a été le premier à vous donner des droits, et vous en a donné le plus grand nombre ?
Il nous est arrivé de temps à autre d’entendre de tels propos et peu d’entre nous sans doute ne se sont jamais retrouvés dans la situation de devoir se défendre pour ou à cause de Dreyfus. Aussi avons-nous vécu, Juifs alsaciens, notre "Affaire" particulière. Ce qui avait commencé à se réveiller à nouveau, de manière pas spécialement visible de l’extérieur mais tout à fait reconnaissable pour l’observateur attentif, c’était le mode de pensée de "l’Ancien régime" qui considérait le Juif en tant que tel comme une créature inférieure, incapable de s’élever moralement et ne songeant qu’au marchandage et aux bénéfices.
Voilà toutefois qu’on nous pose la question : cette "Affaire"-là est-elle, elle aussi, finie ? Le verdict de la Cour de cassation aura-t-il pour conséquence que nos compatriotes se fassent une opinion plus juste à notre sujet, qu’ils se disent que les Juifs aussi sont des humains et pas des anges, qu’ils [les Juifs] ne sont, eux non plus, pas encore parvenus au degré de la perfection et qu’ils peuvent donc tout à fait se rendre coupables d’un méfait, mais que cela représenterait le comble de la malhonnêteté de rendre responsables tous les Juifs pour la mauvaise action d’un des leurs ?
Nous refusons pour le moment de répondre à cette question. Nous avons commencé dans les derniers numéros de notre revue à publier l’histoire du célèbre crime judiciaire dont a été victime Hirzel Lévy de Wettolsheim ; cette publication a hélas dû être interrompue pendant un certain temps en raison de différents changements ayant trait à la fabrication du journal.
Mais imaginons maintenant qu’à cette époque-là, il y a cent-cinquante ans, un prophète se soit levé d’entre nos aïeux et leur ait prédit tout ce qui allait se produire au cours des décennies à venir. Il leur aurait décrit leur situation politique, leur succès dans tous les domaines de l’activité humaine, dans les arts et les sciences, dans le commerce et l’industrie. Puis il aurait ajouté : mais il arrivera également qu’un des vôtres sera condamné et tourmenté d’une façon aussi injuste et cruelle que ne vient de l’être sous vos yeux Hirzel Levy, et tout comme on le fait maintenant avec vous, on reprochera alors à tous vos descendants la culpabilité supposée d’un seul. Qu’auraient pensé nos aïeux d’un tel homme ? Auraient-ils accordé la moindre foi à ses paroles ? Pas le moins du monde ! Jamais ils n’auraient cru possible que les hommes d’une ère des Lumières, du progrès et de la civilisation puissent se montrer si injustes et si cruels.
Et pourtant, cela a été possible ; et nous qui l’avons vécu et vu devons par conséquent nous dire, que nous le voulions ou non : nos descendants aussi peuvent subir les mêmes avanies, car l’esprit qui a créé "l’Affaire" voilà une dizaine d’années de cela vit toujours, le feu de la haine, de la jalousie et de l’envie à l’égard de nous Juifs couve encore et il suffira de l’alimenter pour qu’il flamboie de nouveau. Cette "Affaire" n’est pas finie.
Il n’est certes pas réjouissant, et pourtant absolument nécessaire, de bien prendre conscience de ce fait. Il nous préservera de la fierté et de l’arrogance dans le bonheur, du découragement et du désespoir dans le malheur. Soyons modestes, simples et aimables envers tout un chacun, même si nous avons connu la plus grande réussite dans la vie, car les yeux qui nous observent avec méfiance et jalousie sont innombrables. Mais soyons également courageux et intrépides dans le malheur. Il vaut mieux, disent nos sages, faire partie des persécutés que des persécuteurs. De tout temps, il a existé des hommes comme Scheurer-Kestner, Trarieux, Zola etc. qui mettaient par conviction leur vie au service de la victoire du droit et de la vérité, et il en sera aussi ainsi à l’avenir, car voici les paroles du prophète dans la haftorah d’aujourd’hui : Et je le jure, l’Éternel vit dans la vérité dans le droit et dans la justice. [Jérémie 4 :2 – une traduction apparemment très personnelle].
Voir l'analyse que Jean Daltroff a consacrée à cet article